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mercredi 15 avril 2015
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par Aurélien Noyer le 6 octobre 2010
Paru le 5 avril 2005 (Ipecac Recordings)
Je sais que le parallèle est une vieille tarte à la crème de critique en mal d’inspiration, mais qu’y puis-je ? Il faut parfois savoir ravaler son besoin d’originalité pour se rendre à l’évidence : il est difficile de ne pas évoquer Frank Zappa lorsqu’on parle de Mike Patton, ne serait-ce que par leur discographie pléthorique et leur aptitude à enchaîner des projets rentables avec des oeuvres expérimentales à la limite de l’inécoutable. Et si Patton n’a jamais revendiqué de Continuité Conceptuelle ou de Project/Object (les noms par lesquels Zappa désignait le Tout cohérent que représentait l’ensemble de son oeuvre), on retrouve chez lui certaines obsessions récurrentes et, en particulier, une fixation pour le Grotesque que l’on retrouve également chez Zappa-et-on-arrête-là-la-comparaison-entre-les-deux. Ouf !!!
Le Grotesque, c’est ce moment bien particulier où le clown arrête d’être drôle, le moment où son gros nez rouge et ses grands chaussures ne sont plus des accessoires mais deviennent des parties réelles de son corps déformé, le moment où le rire du spectateur devient un rictus de dégoût. Et si je prends l’exemple du clown, ce n’est pas seulement pour être raccord avec l’évocation de la pochette du premier album de Mr Bungle, ça serait trop facile. C’est avant tout parce qu’il ne saurait y avoir de Grotesque sans un rapport fondamental au corps humain. Le Grotesque naît lorsque le corps, complètement désacralisé, est montré comme un tas de viande vivante dont les seules manifestations sont ses fonctions triviales : le saignement, le vomissement, la miction [1], la digestion, la défécation, l’éjaculation.
Or presque chacune de ses fonctions trouve un écho dans l’oeuvre de Mike Patton. Le nom de son label ? Ipecac, une plante vomitive. L’origine du nom Mr Bungle ? Le personnage principal d’une vidéo éducative sur l’hygiène. Le thème de Delìrium Còrdia ? Une opération chirurgicale sans anesthésie. Les paroles de Squeeze Me Macaroni ? Un ambiguïté permanente entre un gavage de pâtes façon Seven et une partie de jambes en l’air bien crado. On pourrait continuer longtemps - le but n’est pas d’être exhaustif - jusqu’à évoquer les excès de son jeu de scène, lorsque, durant les tournées 90s avec Faith No More, il s’était versé une bouteille d’urine sur la tête ou avait invité le public à lui cracher dans la bouche. Car s’il n’est pas interdit de mettre cela sur le compte d’une folie passagère ou même d’un esprit de provocation un peu cracra, il est intéressant de remarquer que ces démonstrations scéniques s’inscrivent à rebours des gimmicks de nombreux rockers et punks (Iggy Pop, Sid Vicious, Stiv Bators des Dead Boys ou Richey Edwards des Manic Street Preachers) qui vont se taillader à coups de tesson de bouteille sur scène, et ce, avec une symbolique évidente : comme dans les scarifications rituelles et surtout dans la représentation des stigmates de la tradition chrétienne, il s’agit de sacraliser le corps, de lui donner une nature christique. Quand Rickey Edwards s’écrit “4 REAL” (pour de vrai) au couteau sur l’avant-bras, il ne dit rien d’autre que “je présente des stigmates réelles et palpables, donc j’apparais comme un Christ authentique”. Patton va au contraire chercher à avilir et à dégrader le corps, à le ramener à la fange dont il est issu... et en ce sens, sa citation dans les paroles de Ricochet de la punchline du comique Bill Hicks, “it’s always funny until someone gets hurt. Then it’s just hilarious” est essentielle dans la compréhension de son oeuvre. Non seulement elle met à bas les prétentions de certains - imaginez qu’au moment où Sid Vicious s’est gravé “gimme a fix” sur le torse, le public se soit mis à rire de lui - mais en plus, elle montre parfaitement à quel point, dans l’oeuvre de Patton, la violence est un élément essentiel à l’apparition et à l’expression du Grotesque.
Patton étant un musicien, son rapport au Grotesque ne se limite pas au domaine conceptuel. Il l’a régulièrement transposé en musique, cherchant des moyens de donner corps à la musique, que ce soit via ses expérimentations vocales (Adult Themes for Voice, un album constitué presque exclusivement de bruits de voix grotesques... difficile de faire plus “incarné”) à son intérêt permanent pour les musiques de films ou d’accompagnement. Il y a la compilation des morceaux les plus expérimentaux de Morricone publiée sous le label Ipecac, il y a les reprises de BO célèbres de The Director’s Cut, il y a les fausses BO pour une improbable BD italienne (Fantomas Amenaza Al Mundo) et pour un film sur la chirurgie sans anesthésie (Delìrium Còrdia)... avec pour problématique constante la façon dont la musique va se mélanger avec l’image et, partant de là, vient la question de savoir comment la musique peut, à elle seule, “recréer” une image, comment elle peut passer de l’état d’art purement auditif et intangible à celui d’art synesthésique impliquant d’autres sens.
En clair, que voyez-vous et que ressentez-vous en écoutant les albums de Fantômas ? Dans quelle mesure la distorsion brutale des musiques de films de The Director’s Cut altère votre perception et votre souvenir des films dont elles sont tirées ? La partie la plus expérimentale de l’oeuvre de Patton ne parle que de cela : la musique peut-elle littéralement s’incarner dans le corps et le cerveau de l’auditeur ? Si vous considérez que certains albums de Patton sont physiquement éprouvants à écouter, c’est que, quelque part, ce sagouin a atteint son but et que la réponse est oui.
Aussi, pour illustrer plus précisément le propos, on pourrait ainsi décortiquer des albums comme Maldoror ou Adult Themes For Voice mais je préfère m’éviter d’avoir à écouter ses purges. Donc nous parlerons donc plutôt d’un album un peu moins fidèle à la devise du label Ipecac [2], Suspended Animation... Rôôôôh, allez, ne faites pas cette tête, je rigolais... Il y a deux bonnes raisons d’étudier cet album. La première est que, de tous les albums de Patton, c’est celui qui expose le mieux l’importance de la violence dans son concept de Grotesque. La deuxième est qu’en plus, il est parfaitement écoutable.
Le concept de base de Suspended Animation est limpide : vous prenez du metal violent et des bruitages de cartoons, vous mélangez, ça donne du metal-cartoon pendant 43 min. C’est en apparence aussi con que cela. Et si certains esprits chafouins déploreront l’absence de mélodies (ou, c’est la même chose, une multiplicité de mélodies qui ne durent presque jamais plus d’une petite dizaine de secondes), qu’ils argutieront sur le fait que Patton auraient très bien pu se contenter d’un EP de quinze minutes, on pourra leur faire remarquer que l’absence de mélodie et la longueur de l’oeuvre participent à la démonstration. En obligeant l’auditeur à écouter des enchaînements mélodiques et rythmiques incessants mélangés à des “boing”, des “zoooom”, des “brahoum”, en ne lui permettant de s’accrocher aux branches d’un riff que quelques secondes avant de repartir sur une salve sonore improbable, Patton élabore une tambouille avec des proportions très strictes : 50% metal, 50% cartoon. Les deux composantes sont au même niveau, en parfait équilibre. Rajoutez des mélodies un peu plus évidentes et vous obtiendrez du metal avec des bruits de cartoons, pas du metal-cartoon.
Dès lors, au moment même où le cartoon se retrouve au même niveau que le metal, le rapport conceptuel entre les deux s’inverse. Ce n’est plus le cartoon qui apporte son univers déjanté au metal violent, mais l’inverse : la violence concrète du metal pénètre dans l’univers du cartoon où la violence est omniprésente mais sans conséquence.
La différence est de taille. Musicalement elle s’exprime par le fait que Suspended Animation n’est pas un album de metal agrémenté de bruitages cartoon, mais bel et bien la bande-son d’un cartoon à laquelle on aurait intégré des bribes de metal. Et visuellement, elle est encore plus radicale. Car, sans y prendre garde, on pourrait croire que Suspended Animation tend à représenter une version un peu plus gore de la slapstick comedy [3] ou, en d’autres termes, voir en Suspended Animation la parfaite bande-son pour cette géniale parodie des Three Stooges [4] par South Park où les trois Bouffons sont remplacés par Ted Bundy, Jeffrey Dahmer et John Wayne Gacy, trois des pires tueurs en série américains, mais ça serait prendre le concept à l’envers.
Pour comprendre Suspended Animation, il faut se poser la question : combien de fois avez-vous ri en voyant Coyote se faire démolir les dents, se faire exploser, se faire flinguer, se faire écraser, etc... ? Bien sûr, ce qui permet de rire, c’est de savoir qu’il n’a pas vraiment mal, qu’il sera en parfaite santé quelques secondes plus tard. Et bien, dans Suspended Animation, il souffre réellement. La violence de la disto de Buzz Osborne et Trevor Dunn et les martèlements de double pédale de Dave Lombardo donnent littéralement corps au cartoon. Coyote n’est plus un personnage d’encre et de cellulose, il est fait de chair et de sang... et le cartoon apparaît dans toute sa cruauté comme le spectacle grotesque d’un corps torturé encore et encore dans l’unique but de faire rire l’auditoire. Mais n’oubliez pas... c’était drôle jusqu’à ce que quelqu’un souffre. Maintenant, c’est vraiment hilarant.
[1] Le fait d’uriner
[2] Making People Sick Since 1999
[3] Ancêtre cinématographique du cartoon à la Tex Avery, basé sur une violence ultra-chorégraphiée où les protagonistes s’échangeaient baffes dans la gueule, doigts dans les yeux et coups de pieds aux fesses.
[4] Trio des années 30 maître de la slapstick comedy
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