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Fun House

Fun House

The Stooges

par Thibault le 6 septembre 2010

paru en juillet 1970 (Elektra)

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Cette article fait suite à celui sur Raw Power.

A la différence de Raw Power, enregistrement avec du relief mais qui saute à la tronche et joue sur l’explosivité, Fun House est nettement plus introspectif, il demande davantage à l’auditeur de pénétrer dans ses morceaux plus linéaires. Il est surtout question d’homogénéité, d’équilibre entre les instruments, d’immersion. Et ce qui est intéressant, c’est que Fun House et Raw Power utilisent les mêmes outils pour des résultats très opposés, néanmoins réunis dans l’idée de sonner live. Dans les deux cas, une dynamique de guitares overdubbées, basse, batterie et chant organisés autour d’une stéréo très discrète et naturelle, véritable pivot d’articulation.

En effet les Stooges sont l’un des premiers groupes de rock basique qui a parfaitement saisi les possibilités d’utilisation de la stéréo en tant qu’outil dans la composition même. L’an passé la réédition de l’œuvre des Beatles a été l’occasion de nombreuses considérations sur la différence entre mono et stéréo, et expliquant notamment pourquoi le mono permet une meilleure dynamique et est quasiment obligatoire pour les groupes qui veulent sonner le plus live possible. C’est le cas lorsque les groupes composaient leurs morceaux en prévision du format mono, ça n’a pas de sens de faire passer des titres comme Paperback Writer en stéréo. Et l’utilisation souvent abusive et tâtonnante de cette technologie par des groupes comme Deep Purple ou les jam bands hippies a conforté l’idée que la stéréo est source d’égarement et que le rock’n’roll originel, droit et direct, dérivé du live, ne peut se faire qu’en mono.

La grande originalité des Stooges est d’avoir réussi à transmettre une énergie encore plus débordante et concentrée par l’artifice de la stéréo. Par un tour de passe-passe assez brillant pour l’époque, Fun House donne l’illusion d’être face aux musiciens suant en direct sur ses instruments, alors que le groupe ne pouvait absolument pas sonner de telle manière en concert ni même en répétition : Ron Asheton, alors guitariste, ne peut tout simplement pas se dédoubler et jouer deux parties en même temps, ce qu’il fait sur plus de la moitié de l’enregistrement !

Prenons Loose : sur la gauche domine un riff en pluie grésillante ininterrompue qui gomme presque les accords, contrebalancé sur la droite par quelques licks clairs au bottleneck. L’équilibre entre fusion et lisibilité des deux parties est assurée par la stéréo, un équilibre qui fait la dynamique même du titre puisqu’il permet d’exploiter au mieux la lancinance des idées et phrases du groupe. C’est toujours la stéréo qui permet de doser cette répétition et d’éviter la redondance avec des interventions toujours très sobres pour relancer la chanson, comme le basculement de la lead guitar dans l’autre oreille lors du solo. D’où ce paradoxe, les Stooges sonnent beaucoup plus en mouvement, implacables, comme captés sur l’instant, alors qu’ils n’ont jamais sonné de cette manière sur scène pour des tas de raisons (matériel défectueux, ingénieurs et musiciens défoncés, bordel dans la fosse ingérable, balance et retours en mousse)...

Ces trouvailles ne se limitent pas aux guitares puisque sur Down in the Street c’est un riff très raide et mécanique qui s’oppose à des coups de caisse claire swings, jouant avec le temps. La batterie est également passée à la stéréo avec des bris de cymbales qui peuvent s’évaporer en fond et tourner autour des autres instruments. Seule les deux trois cellules de basse utilisées par titre, gonflées comme des chambres à air, sont rigoureusement en mono à chaque fois, soutenant l’ensemble. La marmite bouillonne et les montées en puissance toujours fermement contenues n’en sont que plus saisissantes.

L’utilisation d’un 4-pistes (comme quoi on peut chiader un enregistrement sur du matériel primaire) permet au groupe de conserver un son très brut et très serré. De plus, si les parties sont envisagées avec la stéréo, elles n’en restent pas moins très simples, grattées jusqu’à l’os. Très inspiré par Bo Diddley et son touché cassant et répétitif, Asheton se promène surtout sur quelques accords et gammes blues, rien de plus. En revanche le son de sa guitare est assez curieux : distordu, déformé par la wah-wah, il tient longuement le sustain et occupe l’espace tout en étant maigre et filiforme.

A n’en pas douter, la recherche DU grain sonore, chaud, suintant et néanmoins anguleux a été un travail acharné (on pense à cette caisse claire à l’impact bref, sans aucune reverb, comme un tambour à peau sans la profondeur abyssale). Contrairement à Raw Power où tout est jeté vers l’avant, où la batterie s’efface souvent au fur et à mesure que le morceau monte en puissance (elle est totalement inaudible sur la fin de Search and Destroy, les guitares sont encore plus impressionnantes parce qu’elles avancent de plus en plus et surtout parce que d’autres instruments reculent et libèrent de la place et évitent une trop grande saturation), Fun House est plus lascif et tend vers l’osmose plutôt que vers la déflagration.


Cet exercice de pression soutenue trouve ses limites sur Dirt, aboutissement de la face A où les riffs se dissolvent de plus en plus pour devenir des nappes flottantes... La face B, elle, est un basculement vers des hybrides jazz-rock traduit par le titre 1970, qui part d’un blues bringuebalant à la Bo Diddley, encore une fois, pour finir en chorus free-jazz de bonne tenue pour un groupe de rock. De fait, si les Stooges n’ont aucune connaissance savante de la musique, ils ont acquis à force d’écoutes répétées de Coltrane et Sun Ra une compréhension intuitive des principes du jazz et ont réussi à mixer des musiques aux axiomes alors opposés (improvisation et richesse harmonique vs songwriting et simplicité), en usant notamment des quelques ponts entre les deux genres, comme la proximité du thème et du riff.

Illustration avec le morceau titre, progression sur un accord où la guitare et le saxophone se disputent le chorus sur une gamme blues très simple. Contrairement à la plupart des groupes de rock qui ont voulu la jouer intello en s’aventurant sur des gammes qui font sérieux, les Stooges ont eu la présence d’esprit de rester en terrain connu, d’où la sobriété de leur jazz-rock très brut et terrien. Très peu de formations qui ont tenté cette mixture ont obtenu quelque chose de digeste, c’est donc un petit exploit qu’ont réussi les Stooges, surtout quand on se souvient de leur ultra poussif premier album et de cette horreur absolue qu’est We Will Fall. Les progrès sont considérables car en moins d’un an c’est un exercice très casse gueule que les Stooges ont réussit à maitriser : la recherche de la transe.

Contrairement à de nombreux groupes qui exigent de vous l’hypnose immédiate et instantanée pour justifier des morceaux plats comme la Wallonie (on pense à ces enfarinés de Suicide), les Stooges ont compris que celle ci est l’aboutissement d’un long processus de mise en condition. On la fait grandir grâce à des jeux de répétition mais aussi par des points / contrepoints (cf. tout le blabla sur la stéréo) et grâce à une immersion progressive dans le disque : une face A aux morceaux de plus en plus épurés et posés puis une face B qui emmène l’auditeur encore plus loin dans de nouvelles contrées tout en réinjectant de la vitesse. Bon, ça ne justifie pas pour autant l’inécoutable L.A. Blues placé en fin de disque, improvisation enregistrée sous acide aussi vomitive que les tentatives expérimentales des scènes dans le cimetière d’Easy Rider. Qu’on se le dise, la drogue fait faire n’importe quoi. Néanmoins, et c’est assez paradoxal car le groupe ne voulait pas sonner comme les hippies, Fun House propose une des expériences "psychédéliques" les mieux dosées de la fin des 60’s.

Cette ambition de faire une œuvre en marge du zeitgeist (peace and love, progressif, etc) conjuguée à la qualité de la production font que l’album a très bien passé le test du temps, une qualité rare à une époque où les enregistrements de rock se voulant musclé se déroulaient dans de très mauvaises conditions. Faites la comparaison entre Fun House et les couinements anorexiques plastifiés de Back in the USA ou l’ennuyeux live Kick Out The Jams rafistolé n’importe comment en post-recording, tous deux réalisés par le MC5 ; le verdict est sans appel.

Il est temps de conclure ce long dossier sur les Stooges, qui s’est voulu rigoureux, chiant et minutieux, histoire de dire que le secret de la musique du groupe ne réside pas dans une quelconque force surnaturelle, ni dans la dope ou dans la bite d’Iggy mais bel et bien dans un travail acharné et répété. Les Stooges étaient des besogneux durs à la tâche, le coffret des Complete Fun House Sessions le confirme. Pas d’illumination mystique, pas de fulgurance créatrice sous substance, pas d’éclairs de génie... Non, chaque morceau est joué et travaillé des heures durant jusqu’à la bonne prise. Une fois les instruments réglés, on enchaine les séances. Selon les propres mots d’Asheton "we went out to play, play and play. The perfect scenario". Jouer et être le plus à l’aise possible avec ses morceaux, les fondamentaux de la musique. Les Clash de London Calling (1979) feront exactement la même chose. Rien d’autre.



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