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par Thibault le 31 août 2010
paru en février 1973, remixé en 1997 (Columbia)
La reformation des Stooges courant 2002 restera dans les mémoires comme l’une des plus grandes catastrophes recensées à ce jour dans le petit monde du rock, une compromission sans nom, un naufrage intégral. En plus d’un album immonde qui porte affreusement mal son nom, The Weirdness (2007), que l’on pourrait citer en exemple pour expliquer tout ce qu’il ne faut jamais faire en matière d’écriture et d’enregistrement, il faut composer avec un abrutissement général devant ce come back qui a mené à des tournées guignolesques à en vomir - qui, en plus, ne sont pas prêtes de s’arrêter.
Et avec la très récente réédition de Raw Power, l’œuvre des Stooges a reçu une nouvelle giclé toute gluante dans la poire, maculée des déjections et fluides génitaux de la moitié de la planète ; l’indie boy en slim-wayfarer, la lectrice d’Elle, le rockeur old school qui t’explique que "le mp3 c’est la mort de la musique, kid", le blogueur influent, tous über-tripent sur la chose, parce que c’est trop destroy quand même.
Tous racontent, l’œil humide et la truffe pointée vers le ciel, que "ouais, c’est le proto punk quoi, trop de tension sexuelle quoi... et pis c’est décadent, droit dans le mur, ouais, sans compromis, destroy quoi... et pis y’a des guitares trop sauvages, le son est trop trop bourrin, et y’a l’héroïne, le danger, trop trop ouf les Stooges, des geudins dans leur tête !!"
Les plus zélotes de tous ces couillons fans récitent leur leçon sur papier glacé ou sur le net, racontent dans les moindres détails les péripéties de la paire Asheton au pays de la lose, dressent totem sur totem à la zigounette d’Iggy (qui est, selon un crétin des Inrocks - pléonasme, i know - un artiste gladiateur flaubertien à la grâce nijinskienne, lawl), et, parfois, rarement, en bas de page, dans un égarement qui sort de nulle part, esquissent, l’espace d’une ligne ou deux, des considérations musicales (quelle horreur !!!).
Car la principale victime de cette déferlante est pourtant, en principe, la première intéressée, je parle de la musique. C’est incroyable, il se pourrait bel et bien que si Raw Power est un très bon album, ce n’est pas parce que les Stooges sont des junkies de caniveau, mais plutôt parce qu’ils sont des musiciens. Non contents de considérer le background comme ce qu’il est, c’est à dire comme quelque chose de très secondaire, les plus iconoclastes peuvent même pousser le vice jusqu’à se délecter UNIQUEMENT de la musique des Stooges, gouter pleinement à leurs morceaux, se les approprier tout en repoussant au loin les histoires de "dope-fuck-in-the-streets-sex-sex-sex-dope-drug-destroy".
Et on peut même affirmer que les Stooges sont cons, moches, sans aucune classe, que leurs pérégrinations dans Detroit ou ailleurs sont ennuyeuses et inintéressantes... Sans dec’, un peu de bon sens, faut vraiment être débile pour se camer avec la première saloperie trouvée dans les chiottes puis s’ouvrir le bide sur scène avec un tesson de bouteille ! A un tel niveau de guignolerie, difficile de faire la différence entre ça et les frasques de Marilyn Manson... Comment être fascinés par de tels types ? Ils amusent la galerie, tout au plus.
Certes, les Stooges ont voulu transmettre une partie de leurs vies à travers leur musique, et celle ci se veut ton sur ton, retranscrivant cette prétendue flamme. Mais on peut tirer un grand plaisir de l’écoute de Raw Power sans rien connaitre des Stooges, on peut faire abstraction de toutes ces conneries pour apprécier de bonnes chansons. Et si Raw Power cherche à transmettre la vie des Stooges, ce n’est pas en apprenant par cœur celle ci qu’on comprend comment Raw Power fonctionne, et ce qui fait de lui un très bon album #instant_marcel_proust. Partir de l’œuvre, y revenir, ne parler que d’elle, et un peu de musique aussi, parce que c’est ça l’idée à la base. Car si les Stooges étaient des chimpanzés décérébrés en ville, il faut surtout retenir qu’ils étaient des musiciens ambitieux, des travailleurs acharnés et disciplinés qui ont su se canaliser en studio pour offrir deux excellents albums très différents, Fun House (1970) et Raw Power.
Après cet interminable préambule néanmoins nécessaire afin de clarifier les choses, entrons dans le vif du sujet. Et on commence avec Raw Power avant de faire Fun House, ça m’arrange.
En premier lieu, tirons au clair toutes les histoires de mix et de remix au sujet de Raw Power. Pour les quelques lecteurs qui ne seraient pas au courant de l’affaire, le disque a été mixé par David Bowie lors de son enregistrement. Un travail jugé mauvais et éloigné du projet initial selon Iggy Pop (mais celui ci n’ayant pas été capable de faire mieux de son côté, c’est donc l’ouvrage de Bowie qui est passé à la postérité), pour qui Raw Power doit être un disque rush inédit, monolithique.
Il s’agit de donner un grand coup de pompe dans la fourmilière en ces heures envahies par des productions avachies post Abbey Road et des projets fumeux à dormir debout (Berlin de Lou Reed, ce genre de choses). L’idée est d’envoyer un disque sec, rude, intense, un coup de rein nécessaire qui fait sens et bouscule, une sorte d’équivalent garage du très flippant Larks’ Tongues in Aspic (1973) de King Crimson.
Tout l’enjeu du projet est donc la dynamique ; réaliser quelque chose de bref, rapide, serré, mais suffisamment puissant et ample pour appuyer là où ça fait mal et marquer les esprits. Pote de la troupe, David Bowie est enthousiasmé et tient absolument à être producteur. Il est appuyé par la maison de disque qui voit ici un excellent moyen d’assurer la promotion du groupe, contre l’avis même des Stooges qui refusent carrément sa présence en studio ! Et pour cause, l’expérience de Bowie derrière une console se résume à avoir réglé le volume des amplis pendant que Lou Reed toussotait "viiiiiciiiiooooous" sur son album Transformer (1972).
Finalement, minés par des querelles internes et par une régularité dans la bêtise tout à fait exceptionnelle (genre inviter des escrimeurs en studio parce que c’est rigolo), incapables de gérer correctement l’entreprise eux mêmes, les Stooges jettent l’éponge, confient les bandes à Bowie et le laissent se démerder, filant au bar du coin se murger la gueule. Le Ziggy sagouine alors le travail comme un malappris : "j’ai juste monté les voix au maximum" avoue-t-il, un peu penaud.
Autant dire que toutes les ambitions des Stooges sont balayées du plat de la main. Les chansons restent tout à fait audibles, mais la cohérence du tout prend un sacré coup dans l’aile. Las, le groupe envoie bouler toute la planète, retourne se murger la gueule et splitte piteusement quelques mois plus tard. Avec le temps le disque influence de plus en plus de groupes mais reste inachevé. Il faut attendre 1997 pour qu’Iggy Pop se réveille et se dise "ah tiens, à la base ça devait sonner comme ça... et si on réparait les dégâts ?" (faut le comprendre, entre temps il était très occupé à... euh non, en fait il glandait rien depuis plus de vingt ans). Le travail est repris directement sur les bandes et si certains fans regrettent ce nouveau son trop chromé à leur gout, enfin le disque sonne tel qu’il devait sonner.
Désormais Raw Power fait bloc de la première à la dernière seconde. La dynamique tant recherchée est sans failles, il ne s’agit pas simplement d’une collection de chansons hargneuses, mais d’un ensemble cohérent et orienté. Dense et profond, le mix propose clairement un premier plan et un arrière plan, ce qui donne assied la puissance du disque et lui donne une véritable tenue, d’autant plus avec le nouveau placement des basses, très augmentées... Néanmoins le mix reste très haut, met la voix aux avants postes et est très compact puisque les trois-quatre pistes originelles sont conservées telles quelles. Les trouvailles de 73 prennent alors une toute autre dimension, du dosage de la saturation ultra minutieux (sur I Need Somebody les guitares rythmiques sonnent très contenues, comme avec une sourdine, ce qui les rend d’autant plus imposantes) aux nombreux overdubs entremêlés par le biais d’une stéréo discrète et utilisée à bon escient (pas moins de trois parties différentes sur Gimme Danger).
Une orientation en parfaite adéquation avec le jeu du guitariste James Williamson, nouveau venu qui prie le père Ron Asheton de bien vouloir lui laisser la six cordes et de s’occuper de la basse en silence. Un véritable gâchis artistique que l’histoire de ce type... Il débarque d’on ne sait où en 1973, déballe un bagage qui force le respect, tricote ensuite vaguement quelques riffs et arrête tout en 1982 pour se reconvertir dans l’électronique chez Sony dans la Silicon Valley ! (personnellement je trouve que c’est un fabuleux pied de nez à tous ceux qui se tripotent sur l’idole destroy trop décadente junkie...) Williamson est un guitariste original et inventif qui, plutôt que de chercher le gimmick à la Smoke on the Water et d’organiser toute la chanson autour de cette trouvaille, va à la fois tisser des parties qui restent très catchy, avec des accords et des enchainements très simples mais qui enveloppent l’espace et l’auditeur avec la basse d’Asheton, qui joue au speed Butler de poche [1], dont le groove est beaucoup moins linéaire et bien plus inventif que celui d’Alexander sur Fun House, qui ne quitte les rives sécurisantes de l’ostinato que sur la chanson titre.
Et ce n’est pas tout. Non content de propulser la guitare garage rock deux crans plus loin, Williamson reprend à son compte les leçons de dynamique de Chuck Berry, déjà potassées par des personnes comme les Beatles. Tout le génie de Chuck Berry tient dans ces lignes de guitares chantantes ; ni riff, ni solo, les introductions de Johnny Be Good et tant d’autres sont de petites mélodies éclairs qui jaillissent de nulle part, un peu comme des thèmes inattendus. Toujours dans les bons coups, Harrison et Lennon, qui ne tarissent pas d’éloge sur Chuck Berry ("si vous devez rebaptiser le rock’n’roll, appelez le Chuck Berry" dixit John), s’emparent du principe et l’utilisent pour des licks épurés et chargés en émotion, comme ceux de Something. La plus grande réussite de Jimi Hendrix, All Along the Watchtower, fonctionne de la même manière.
Williamson tord le principe, le déforme et l’étend à toute la chanson, avec des parties de lead guitare très impulsives, qui ne font pas vraiment office de solos et qui ne sont ni des riffs pour autant. Parfois brouillonnes, ses parties jaillissent transcendées par le mixage ad hoc et par le son ultra brulant, à la fois puissant, incisif, compressé juste ce qu’il faut pour rendre les notes distinctes sans qu’elles s’éparpillent n’importe où. De fait, il dialogue incessamment avec le chant d’Iggy, qui s’est adapté à son nouveau guitariste. Sa manière d’écrire et de chanter est beaucoup plus volontaire, plus expansive, sa voix couvre davantage de registres. Bref, il n’y plus grand chose à voir avec Fun House, où l’Iguane ne fait que poser sa voix entre les interstices que lui laissent ses petits copains. De fait, si le sieur Osterberg est le frontman des Stooges, il n’a jamais été leur leader et s’est toujours mis au diapason des musiciens autour desquels il gravite.
"Mais alors, pourquoi son nom et sa photo sur la pochette ?" se demandent mes deux seuls fans (mon frère et ma copine) qui lisent mes interminables papelards jusqu’au bout les lecteurs attentifs. Parce que les Stooges étaient des cas sociaux, virés à coup de tatanes dans le derrière d’Elektra au bout de deux disques, incapables de se prendre en main, et qu’il fallait bien vendre le machin faute de se faire encore une fois éjecter par le label. Dans ces conditions difficile de mettre en avant le travail du parfait anonyme Williamson alors que le haut de l’affiche est écrasé par les superstars Gilmour, Page ou Blackmore... On se rabat donc sur le guignol de service moins insignifiant que les trois autres, vu qu’il ne reste plus que lui...
Dernier point essentiel : le sequencing n’a absolument rien à envier aux fameux "albums concepts" à la Dark Side of the Moon. Il met en relief une dynamique à tiroir, reflet de l’excellente adéquation entre le travail du trio Asheton - Williamson - Iggy et la nouvelle production de 1997 : chaque chanson va crescendo, suit une direction intégrée dans un disque lui même organisé avec des crescendos, des moments de détente, des reprises et une direction. Plutôt que de chercher à tout envoyer d’un coup en prise directe comme le feront les tacherons qui tenteront de les imiter, les Stooges gèrent la pression sur la durée, vous tiennent en haleine et suivent un cap très précis. C’est ce qui fait de Raw Power un classique. Il s’agit d’un de ces disques absolument limpide à l’écoute, straight to the point (huit titres, moins de trente cinq minutes au compteur) et très simple, tout en étant travaillé, pensé, orienté et qui se savoure toujours avec le même plaisir après cinquante passages sur la platine. Quelque chose comme le maitre étalon du disque de rock brut et élémentaire.
A suivre la semaine prochaine, Fun House.
[1] Geezer Butler, immense bassiste de Black Sabbath
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