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Larks' Tongues In Aspic

Larks’ Tongues In Aspic

King Crimson

par Aurélien Noyer le 9 juin 2009

Paru le 23 mars 1973 (Atlantic Records)

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C’est un fait bien connu que l’amateur de rock aime tout classifier, découper, analyser, autopsier, référencer, regrouper, comparer et étiqueter. Et depuis des années, les critiques ne se lassent pas de jouer les parfaits petits Aristote dans une volonté acharnée d’arriver à une organisation rationnelle de ce monstre informe qu’est le rock. Par bonheur, certaines parties n’offrent que peu de résistance, à l’instar de la fameuse année 1967 où le psychédélisme triomphant présentait un angle d’attaque assez évident... tout le contraire en somme de l’année 1973 : nul mouvement dominant, quelques albums marquants mais aucun qui pourrait tenir lieu d’épitomé de l’époque. En fait, si on devait résumer 1973, le terme qui s’imposerait serait "la fin d’une ère".

Les géants des sixties (Bob Dylan, Neil Young, Rolling Stones) s’enfoncent dans une amertume de lendemain de fête, David Bowie est sur le point de tuer Ziggy Stardust [1] mais il est encore pris au piège d’un glam-rock qui commence sérieusement à s’essouffler et seuls subsistent ceux qui croient encore tromper le destin en étoffant toujours plus leurs productions : Lou Reed rêve de l’union parfaite de la littérature et du rock, Pink Floyd cherche le raffinement sonore et la perfection formelle d’une musique libérée du format pop, Yes, ELP, Genesis et les autres poids lourds du prog tendent vers une sophistication musicale inédite. Mais l’entropie est une salope sans cœur et tous les efforts de ces artistes au demeurant bien intentionnés se soldent par des métastases boursouflés caractéristiques des organismes en fin de vie. Lou Reed et Bob Ezrin accouchent de Berlin, mélange chantilly-hémoglobine particulièrement indigeste, Pink Floyd enregistre avec The Dark Side Of The Moon leur fameux album-pour-tester-les-chaines-Hi-Fi et Yes dresse un inventaire quasi-exhaustif des pires aspects du prog avec Tales From Topographic Oceans.

C’est pourtant en de telles périodes de vaches maigres que naissent souvent les œuvres les plus innovantes et les plus inventives et c’est donc au cours de l’annus horribilis 1973 que parut l’incongruité Larks’ Tongues In Aspic, un authentique ornithorynque musical, défiant toute velléité de classification, surgissant de là où on ne l’attendait pas, conçu par un Dr. Crimsonstien trop heureux de lancer sa créature à l’assaut des codes d’une musique qu’il avait lui-même mis au monde et qui l’avait depuis oublié.

Telle était donc l’inconfortable position du Roi Pourpre, démiurge et statue du Commandeur du prog. Après un puissant premier album séminal, le groupe s’était laissé prendre au piège de ses propres nappes de mellotron, laissant l’hybride stérile "musique classique/rock" aux petits Dom Juan de Yes ou ELP qui séduisaient les foules grâce à leurs réinterprétations racoleuses de Brahms ou Moussorgski. Et faute de proposer une alternative à un concept usé jusqu’à la corde, le groupe s’était laissé distancer, relégué au rang d’ancêtre au charme désuet, jusqu’à l’éclatement pur et simple.

Mais, comme un fruit trop mûr porte en lui les graines de sa propre renaissance, King Crimson abritait un musicien de génie qui avait compris que King Crimson se devait de rester fidèle à son essence profonde, celle qui avait présidé à la création de In The Court Of The Crimson King : la recherche incessante de nouvelles formes musicales, loin des clichés auxquels le prog était paradoxalement réduit. Aussi Robert Fripp (puisqu’il s’agissait de lui) entreprit de réunir un line-up qui permettrait au nom King Crimson de regagner le respect qui lui était dû. Ce faisant, il inaugurait également un mode de fonctionnement quasi-unique et qui allait devenir la source créatrice de King Crimson pour les années à venir : alors qu’il aurait pu prendre le contrôle total de King Crimson et, à l’instar d’un control freak comme Zappa, engager des musiciens précis pour exécuter fidèlement ses ordres, il refusa le rôle de leader qui lui incombait de fait et mit un point d’honneur à travailler en totale collaboration avec le reste du groupe.

Le résultat fut pour le moins à la hauteur de ses espérances et fut baptisé Larks’ Tongues In Aspic. Néanmoins, pour être une renaissance, Larks’ Tongues In Aspic ne signifia pas un coup de torchon sur les origines de King Crimson : dès les débuts du groupe, celui-ci s’était caractérisé par des influences jazz et classique suffisamment maîtrisées pour éviter le mauvais goût caractéristique des errements du prog et de par sa nature d’outsider, King Crimson pouvait se permettre de repartir de zéro, à partir des mêmes axiomes pour développer une approche neuve, inédite, en accord avec ses ambitions.

Première étape : le son. Oubliez les guitares à saturation grasse et reverb emphatique, oubliez les Mellotron, Moog et autres orgues Hammond. Le mot d’ordre de Larks’ Tongues In Aspic est de tailler dans la graisse pour ne garder que du muscle et si on tolère quelques notes de Mellotron, c’est bien la guitare de Robert Fripp et le violon de David Cross qui mènent la danse, appuyés sur la frappe sèche du batteur Bill Bufford et sur les percussions alambiqués de Jamie Muir. King Crimson s’érigeait ainsi en Spartacus progressif, prouvant par le contre-exemple qu’un groupe de prog n’est pas inéluctablement enchaîné aux énormes caissons électroniques trimballés par Keith Emerson. Avec une production basée sur un son résolument organique, loin des atmosphères cotonneuses, le groupe s’offrait un large éventail de nuances permettant de passer de l’agressivité pure de certaines parties de Larks’ Tongues In Aspic, Part I et de Easy Money à la délicatesse de Book Of Saturday et Exiles. Le titre de l’album (littéralement "langues d’alouettes en gelée") est d’ailleurs sensé représenté cette dualité telle que la voyait le percussionniste Jamie Muir : quelque chose de fragile et délicat (les langues d’alouettes) enserré dans quelque chose d’acide et de corrosif (la gelée).


Deuxième étape : les influences. Si Larks’ Tongues In Aspic ne remet pas en cause l’intérêt qu’ont toujours porté les progeux au jazz ou au classique, il développe toutefois une approche perturbative montrant ainsi à quel point le petit jeu des influences est un exercice instable. Si on met de côté l’influence du folk anglais présente essentiellement sur Book Of Saturday et Exiles, l’album présente au degré 0 des velléités jazz et classique, également présentes chez nombre de ses congénères. Mais dès le degré suivant, des différences apparaissent : alors que beaucoup de musiciens semblaient attirés comme des mouches par le jazz fusion lumineux des "enfants de Miles" (Herbie Hancock, John McLaughlin, Joe Zawinul, etc...), le groupe s’est tourné vers l’album le plus sombre, le plus agressif, le plus déstructuré du trompettiste, son grand album malade, On The Corner.

Sorti en 1972, On The Corner voit Miles Davis poursuivre les expérimentations électriques commencés avec In A Silent Way et Bitches Brew tout en intégrant à sa musique le funk urbain et martial inspiré du mouvement Black Power et les séries aléatoires du compositeur Karlheinz Stockhausen. Le résultat sera tellement terrifiant et dépressif que même Lester Bangs, jusque là idolâtre inconditionnel de Miles, débinera l’album.

Concernant les influences classiques, le groupe fait également preuve d’originalité : délaissant l’approche inepte consistant à recycler des thèmes musicaux ultra-connus, King Crimson s’inspire des méthodes de composition de Béla Bartók. Ce compositeur hongrois fut un des premiers à collectionner, à analyser et à s’inspirer de la musique traditionnelle hongroise. En outre, il s’imposa comme un des fondateurs de l’ethnomusicologie en découvrant que les plus anciennes mélodies magyares n’étaient pas, comme on le pensait alors, inspirées par la musique gitane mais basées sur des gammes pentatoniques similaires à celles d’Asie Centrale ou de Sibérie.

Composé sous l’égide de ce double patronage, Larks’ Tongues In Aspic diverge alors à tous les degrés de la musique produite par ses contemporains et a fortiori des canons du prog-rock du début des années 70.

Troisième étape : la structure. L’album est construit comme un monstre bicéphale assumant progressivement sa cohérence : d’un côté, Robert Fripp et le bassiste John Wetton assument l’héritage de On The Corner en troquant leurs médiator pour des silex acérés, transformant ainsi chaque riff et chaque solo en pluie d’étincelles froides projetée sur un bloc de granit ; de l’autre, le violon de David Cross et les percussions de Jamie Muir s’arrogent les influences troubles de la musique de Bartók, louvoyant entre mélodies tziganes et tonalités d’Asie Centrale. Ne reste plus à Bill Bruford la lourde tâche de donner un peu de cohérence à l’ensemble. La grande réussite de l’album (qui doit beaucoup à la batterie de Bruford) est donc de parvenir progressivement à réunir deux influences aussi diamétralement opposées. Larks’ Tongues In Aspic, Part I recense dans un premier temps les forces en présence et voit ainsi chaque camp exposer alternativement ses arguments. Passé l’interlude Book Of Saturday/Exiles, les choses sérieuses peuvent commencer : alors que Easy Money sert de démonstration de force à la paire Fripp-Wetton, The Talking Drum est entièrement "drivé" par le violon fou de Cross, lancé dans une course sans merci avec la guitare de Robert Fripp, rejouant la scène centrale de La Fureur de Vivre jusqu’au crash final. Et il faudra attendre Larks’ Tongues In Aspic, Part II, improbable Théorie du Tout musicale, pour assister enfin à l’union de forces musicales a priori incompatibles.

Faute de trouver le succès auprès des kids plus prompts à s’extasier devant la branlette de manche à la Steve Howe, Larks’ Tongue In Aspic a tout de même permis à King Crimson de regagner sa crédibilité artistique mais surtout inaugurait ce qui allait devenir la véritable identité du groupe et que Robert Fripp décrirait plus tard en ces termes : "une certaine façon de faire les choses". En effet, à partir de Lark’s Tongue In Aspic, King Crimson n’est plus un groupe au sens classique du terme, avec un certain line-up évoluant au fil du temps, mais il devient un concept permettant à Fripp de réunir des musiciens prêts à expérimenter toujours et encore sous la bannière du Roi Pourpre. Dès lors, King Crimson connaîtra une carrière pleine de hiatus suivis de réapparition fulgurantes au gré des intuitions et des rencontres de Fripp, désigné de fait Grand Chambellan de la Tradition Crimsonienne. Ainsi délivré des contingences d’un groupe classique (pas de problème de gestion de carrière, pas de rapports de forces ou de conflits d’intérêt internes), KC s’imposera durant les décennies suivantes comme la figure de proue d’un prog sans concession, n’existant que pour l’expérimentation, poursuivant toujours plus loin dans la lignée de Larks’ Tongues In Aspic dont on trouvera des suites avec Larks’ Tongues In Aspic, Part III sorti en 1984 sur l’album Three Of A Perfect Pair et Larks’ Tongues In Aspic, Part IV sur l’album sorti en 2000, The ConstruKction of Light.

Bien que cantonné dans une certaine confidentialité et un succès d’estime, l’influence du groupe (et notamment de Larks’ Tongues In Aspic) ne cessera alors de grandir, notamment auprès des musiciens les plus audacieux et les plus inventifs et on pourra s’amuser à retrouver dans le shred dadaïste de Buckethead des échos du solo de guitare déstructurée de Larks’ Tongues In Aspic, Part I. Chez Fantômas, certaines ambiances morbides rappelleront sans doute l’usage des bruitages dans ce même morceau. Quant à des groupes comme Porcupine Tree ou Tool, ils ne cacheront jamais la dette éternelle qu’ils ont envers King Crimson, seul et unique Roi légitime du Prog.



[1Il le fera en juin 1973 sur la scène de l’Hammersmith Odeon.

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Tracklisting :
 
1. Larks’ Tongues In Aspic, Part I (13’36")
2. Book Of Saturday (2’49")
3. Exiles (7’40")
4. Easy Money (7’54")
5. The Talking Drum (7’26")
6. Larks’ Tongues In Aspic, Part II (7’12")
 
Durée totale : 46’37"