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mercredi 15 avril 2015
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par Antoine Verley le 4 octobre 2011
Paru le 26 novembre 1971 (Atlantic Records)
Hé si, ils l’ont fait. Fragile de Yes en incontournable, ça vous pose un site, avouez !
Il faut le faire, tout de même, faire l’éloge un des plus tristement célèbres représentants du rock progressif… Le genre, parangon de grossière exubérance, sur lequel tout un chacun crache gaiement à tort ou à raison, qu’il y ait goûté ou non. Le « prog », comme l’appellent ses détracteurs (et les autres, si quelqu’un est en mesure de me prouver leur existence) traîne effectivement une réputation tellement sale que ses plus illustres représentants (Soft Machine, King Crimson, Porcupine Tree, Tool…) refusent purement et simplement d’y être assimilés même si leur musique suinte par toutes les pores de leurs partoches les plus pervers symptômes de cette non-école honnie... Tout cela, notamment, à cause de deux groupes : les ambulances Yes et ELP (Emerson Lake And Palmer). Ou plutôt grâce à eux, puisque l’histoire du rock ne saurait que trop leur être reconnaissante de nourrir le pendant « méchants » de son folklore manichéen pour le créneau seventies : les Strokes bottèrent le cul des néo-métalleux en baggy, Nirvana balaya les « dinosaures fatigués des années 80 », et le mouvement punk de 1977 (les purs) nous libéra du carcan de l’oppression fa(na)sciste du rock progressif et assimilés, du diktat du solo et de la tyrannie de la maîtrise instrumentale. On oublie néanmoins une chose : paradoxalement, le punk est, entre tous, celui des mouvements du rock qui s’enferme le plus dans les « carcans » qu’impliquent une technicité rudimentaire et une limitation des morceaux aux canoniques deux / trois minutes, là où l’indigeste richesse instrumentale du prog permet davantage de liberté et d’innovation, pour le meilleur et pour le pire...
L’amnésie sélective des fameux historiens du rock fait des ravages si grands qu’elle en effacera même le souvenir des liens que l’indéboulonnable Jimi Hendrix entretenait, à l’ère des Nice, avec son pote Keith Emerson et son clavier transpercé de couteaux à cran d’arrêt (le côté « destroy » du genre, passé sous silence, naturellement). Bien rarement on lira que le nom que son groupe devait initialement porter était, n’eût été d’une certaine flaque de dégueulis, HELP (Hendrix, Emerson, Lake and Palmer). On ne parle pas ici de Yes, mais tout ça pour dire que n’est « prog » que ce à quoi Rock & Folk désire attribuer le label, déplaçant les élus dans des cases plus amènes (psychédélisme pour Pink Floyd, space rock pour Hawkwind, jazz-rock pour l’école de Canterbury, Krautrock pour la vague de Kosmische Musik allemande, etc), pour éluder le douloureux souvenir des éternellement cités côte à côte Yes et ELP.
On pourrait à juste titre se demander pourquoi les deux sont si inséparables. Après tout, si ELP n’était rien de plus qu’une hideuse boursouflure aux pochettes atroces et aux synthés sirupeux, distillant des compositions alambiquées d’une laideur infinie et d’exhibitionnistes reprises de compositeurs classiques et contemporains, Yes n’est autre que… Euh… Une hideuse boursouflure aux pochettes atroces et aux synthés sirupeux, distillant des compositions alambiquées d’une laideur infinie et d’exhibitionnistes reprises de compositeurs classiques et contemporains. CERTES. Vous m’aidez vraiment pas, là.
La question qui se pose donc serait plutôt : qu’est-ce qui peut bien mener des musiciens à s’abaisser de la sorte ? C’est vrai, quoi. Outre récolter les lazzis du public rock et le mépris de l’auditoire savant, qu’est-ce qu’un groupe pourrait avoir à gagner à se lancer dans des hybridations musicales à ce point contre nature ? Parce qu’ils aiment ça, tout simplement. Les gars de Yes ne sont pas, comme on l’entend souvent, des musiciens classiques refoulés dont la musique montre de la plus triste des manières l’échec de l’expérience, mais sont bien consciemment des prog-rockeurs en puissance. La laideur de leur musique n’est pas un « accident », un effet secondaire indésirable de ces expérimentations bâtardes et de ces vaines démonstrations techniques, mais elle est bel et bien l’effet escompté par ses créateurs. Ça pourrait sembler incroyable, mais ils aiment l’ensemble que forment la steel guitar de papy de Steve Howe, les flots pompiers de notes de Wakeman, la basse funky de Chris Squire et le son vieillissant de plus en plus avec chaque jour qui passe de Bill Bruford et ses fûts. C’est déjà quelque chose, mais alors posez le chant de Jon Anderson sur ce capharnaüm instrumental démonstratif et incohérent, là, ça devient du délire pur et simple !
Si le Yes Album de 1971 porte déjà les germes de ce que le groupe deviendra dans le futur, c’est bien Fragile qui, la même année, assurera à Yes un immense succès commercial et restera gravé dans les mémoires comme l’archétype de l’album de rock progressif. Il est le premier album du groupe avec Rick Wakeman aux claviers, qui apposera sa patte unique au son du groupe et sera remarqué par Black Sabbath, qui l’embaucheront deux ans plus tard pour Sabbath Bloody Sabbath. Fragile marque également le début de la collaboration du groupe avec Roger Dean, dont les pochettes de disques demeureront dans l’histoire du rock parmi les plus affreuses.
Virtuoses, forcément virtuoses, les musiciens de Yes aiment à étaler cette virtuosité dans des morceaux solo : Steve Howe a sa piste acoustique rien qu’à lui sur Mood For A Day (qui n’est pas sans rappeler le passage avec les petits lutins dans Stonehenge de Spinal Tap), Cans And Brahms voit Rick Wakeman exprimer à loisir son amour pour le compositeur (pas sûr qu’il aurait apprécié ceci dit) et Chris Squire se fend d’un solo liquoreux sur son The Fish (Schindleria Praematurus) (Sic, sic, sic). L’intérêt de ces morceaux est le suivant : symptomatiques de l’envie de chaque musicien de s’épanouir aux dépens des autres, ils montrent la racine du son Yes (du « problème », diront certains), de ces compositions éparpillées où, au lieu de faire corps, le groupe forme un champ sonore aéré dont l’intro principale de Roundabout est un excellent exemple. Elle déstabilise par son anatomie déconstruite et ses pistes dissociées, là où King Crimson (que je cite puisqu’il est communément admis qu’il symbolise l’anti-Yes au sein du même mouvement) parvenait à faire front en formant un ensemble musical compact et resserré. Ses morceaux longs sont donc fatalement d’une froideur clinique ; les transitions sont bâclées, tout comme les moments de tension, pour finalement illustrer à merveille la vraie définition du rock progressif : il n’est pas ici question de « progrès » esthético-historique au sens hégélien, mais plutôt de structure « progressive » du morceau, c’est-à-dire irrégulière, libre des standards couplet-refrain.
Ainsi, quand le groupe se lance dans un morceau pop d’un format plus basique, mené par la voix d’alto désincarnée de Jon Anderson (Long Distance Runaround), il ne sonne finalement pas comme tel, mais plutôt comme un mélange entre musique de supermarché et sarabande New Age, flinguant les conventions du spectacle pop avec un acharnement que l’on ne connaissait… Qu’aux Residents. Car, à l’attention de qui en douterait encore, le prog rock est du rock une des déclinaisons les plus subversives : elle attente fiévreusement au bon goût, est une mandale dans la tronche des conventions et du conformisme !
Et le rock progressif, on l’oublie souvent, sait assurément faire preuve d’humour... Seulement, si Robert Fripp savait arracher des rires à son auditoire en balançant d’hilarantes versions bluesy de In The Court Of The Crimson King, l’humour que Yes délaye à longueur d’album est à l’image de sa musique : d’un autre monde. Les bruits incohérents de Five Per Cent For Nothing, le canon de We Have Heaven, le jeu de question / réponse instrumental qui ouvre Heart Of The Sunrise, à tous ces bruitages potaches utilisant le langage musical d’une manière rarement vue ailleurs ne manque plus qu’un panneau « Riez ».
En véritable Ed Wood du rock, le groupe bouleverse les structures au détriment du bon goût mais avec une foi incroyable et un enthousiasme de tous les instants, pour créer un univers qui lui est propre, mettant en scène son obsession pour le grandiose et la verticalité (Osez appeler vos morceaux South Side Of The Sky ou Heart Of The Sunrise !), au travers d’une technique musicale remarquable. Et qu’importe à ces proggies si les gammes jazz et blues, les cordes synthétiques néo-classiques, l’instrumentation rock et le synthé d’hôpital (enfin ça, pas dit que ça s’accorde avec quoi que ce soit) forment un mélange saumâtre : malgré tout, Yes aura réussi à créer un univers musical personnel, tout atroce qu’il puisse sembler. Que l’on l’aime ou pas, il serait malhonnête de tenter d’occulter sa présence dans l’histoire du rock comme les gardiens du bon goût que nous ne sommes naturellement pas. Il sera parvenu, malgré la complexité de sa musique, à gagner un public important, et la postérité du groupe, qu’on voudrait bien lui nier, est pourtant bien réelle : il y a, bien entendu, le revival prog des années 80, de sinistre mémoire (IQ, Pendragon, Marillion), mais aussi, par exemple, un groupe de metal comme Dream Theater, qui tient même davantage de Yes que de Black Sabbath ou de Metallica... Seulement DT, j’ai beau essayer, j’y arrive pas.
Et pourtant, Dieu sait que j’écoute Yes !
Vos commentaires
# Le 5 octobre 2011 à 00:27, par Duffman En réponse à : Fragile
# Le 5 octobre 2011 à 03:09, par Thibault En réponse à : Fragile
# Le 5 octobre 2011 à 10:37, par Kodak En réponse à : Fragile
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