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mercredi 15 avril 2015
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par Psychedd le 26 mars 2005
paru en juillet 1974 (RCA / BMG)
Avec Berlin, on ne sait pas quelle option choisir. Album à connaître, ou album à éviter pour le salut de son âme ?
A connaître bien sûr (pourquoi s’embêterait-on à écrire une critique sinon ?), Lou Reed est un monstre sacré, sa production discographique, bien que disparate, contient bon nombre de pépites.
Lou Reed, sorte de super-cavalier de l’Apocalypse qui cumule les fonctions : Conquête, Guerre, Famine, Mort.
Conquête : le Transformer, déboule dans toute sa splendeur et on se fait prendre dans ses filets. Il nous emmène dans son monde, plein de noirceur, de rancœur, de tristesse. On se laisse toujours faire, le bonhomme est trop talentueux pour que l’on refuse.
Guerre : celle qu’il mène contre la vie, contre les autres, contre lui-même. Lou Reed, dérange, effraie, rebute. Lou Reed est un être abominable de l’avis de beaucoup de monde...
Famine : famine de sentiments, on se demande si cet homme s’est un jour émerveillé des beautés de dame nature, a-t-il seulement déjà connu le bonheur ?
Mort : tout tourne autour de ça chez Lou Reed. Toujours sur le fil du rasoir... Et vas-y que je me gave de drogues, et vas-y que je me gave d’alcool, et vas-y que je me fous de tout. « Faut bien crever un jour », semble-t-il nous dire. Alors, quitte à ce que ça se passe, autant qu’on vive dangereusement, on ne risque rien de plus.
Certains artistes jouent sur le même tableau, mais ce ne sont que des poses. Lou Reed, lui, il est comme ça. Point barre.
L’auditeur n’a qu’à se laisser porter, il suit Lou Reed, il vit Lou Reed, il est Lou Reed. Grand cliché que de dire que quand on écoute Heroin du Velvet, c’est comme si on se faisait sa piquouze en direct, et après, roulez jeunesse, profitez sans les inconvénients.
Avec Berlin, c’est pareil. Il faut écouter cet album au casque, entendre chaque respiration (et encore est-ce qu’il respire cet homme là ?), chaque intonation, la langue qui claque, la voix qui s’éteint, qui vacille, qui tremblote. Il ne faut pas résister, ne pas se débattre ou le choc est trop dur à supporter.
Oui, il faut avoir le cœur bien accroché et un optimisme à l’épreuve des balles, ou c’est l’envie de suicide assurée. Sûr que ça change du glam-rock de Transformer, son grand succès commercial de l’année précédente. Mais là, Lou Reed sombre dans la dépression. En plus, il s’est engueulé avec David Bowie qui l’avait pourtant sauvé du naufrage. Qu’à cela ne tienne, il s’entoure d’excellents musiciens qui n’ont pas peur des situations extrêmes. Entre autre, Steve Winwood (Traffic, Blind Faith...) à l’orgue ou encore Jack Bruce (Cream) à la basse.
Berlin, chronique d’un drame humain. Témoignage d’une vie que beaucoup ont vécu, mais dont on ne veut pas entendre parler. Toujours cette odeur de caniveau, de moisi et de vomi. Sorte d’autobiographie, album exutoire ou Reed se met à nu et raconte un peu de son histoire à lui. Un programme réjouissant quoi.
Un album qui devait être double à l’origine, ambition bien louable de la part d’un Lou Reed gorgé de speed. Mais voilà, accoucher d’un tel monstre et sans césarienne, ça fait mal, très mal. Bob Ezrin, l’homme de tous les défis, est appelé aux manettes.
Voilà un monsieur qui doit être habitué aux missions de sauvetage, puisqu’il reproduira la même chose avec le Floyd. Rétrospectivement le producteur dira que oui, il s’est arraché les cheveux avec The Wall, mais que ça restait du domaine de la promenade de santé comparé à Berlin.
C’est qu’il en faut du courage pour bosser avec un bonhomme comme Lou Reed, qui n’en fait qu’à sa tête et qui arrive souvent tellement déchiré en studio, qu’il n’en ressort que de la bouillie sonore.
Alors Bob décide de rentrer dans le jeu. Lui aussi, il se gave de produits illicites, orgie chimique et explosion neuronale, d’où il arrive à extirper de la débâcle 10 morceaux, on se demande encore comment.
10 morceaux d’une cohérence incroyable. Il ne faut pas oublier de dire que Berlin est un concept-album, heureusement que l’ensemble est cohérent !
L’histoire est celle de Jim et Caroline.
A noter que la seconde chanson de l’album, Lady Day, est un hommage caché à Billie Holliday, chanteuse au destin dramatique (ben tiens !), talent noyé dans l’alcool, titubant d’un bar à l’autre, jusqu’à en perdre sa voix...
Pour en revenir à l’histoire de nos deux tourtereaux berlinois, autant dire que ça commence (presque) bien, mais ça ne dure que 2 chansons. Très vite, c’est la descente aux enfers.
La musique est oppressante dès le début, menace sourde et inquiétante. Lou Reed annonce la couleur : Préparez-vous à souffrir.
Critique sociale sur Men Of Good Fortune, parce que, forcément, Jim et Caroline sont pauvres et ils vivent dans les quartiers sordides.
Puis il y a How Do You Think It Feels, synapses explosées, déchargeant violemment des signaux électriques dans les nerfs. Lou Reed est hors de contrôle, hors de toute dimension humaine, il nous refait le coup de Heroin. Il est plein, il a la voix angoissée, il scande, bégaye presque, des paroles pleines d’angoisse. Angoisse du manque à venir, angoisse de ne jamais s’en sortir, de ne jamais obtenir la Rédemption, le repos. Il se scinde en deux devant nous, il est Lou, le narrateur et Jim, l’acteur. Borderline, comme on le connaît, oscillant entre la folie et la raison. Il se fait violent, personne ne pourra jamais comprendre ce qu’il ressent, ce qu’il est. Il nous prend à parti et nous colle contre le mur :
« How do you think it feels/
When you’ve been up for five days/
Hunting around always/
’Cause you’re afraid of sleeping [...] »
Puis il devient Caroline. C’est elle qui raconte comment l’homme qu’elle aime est drogué par ses « amis », comment il se transforme en monstre, comment la violence, psychologique et physique, s’insinue. La déchéance au bout de la ligne de coke...
Dans Caroline Says II, repiquage en plus lent et plus glauque du Stephanie Says du Velvet Underground, tout se met en place, à demi-mot Elle se relève, une fois de plus, maquille, camoufle son visage. Elle est battue, elle a baissé les bras. Elle est un corps vidé d’âme, elle se vend, elle est Alaska et Lou Reed le dit : « It’s so cold in Alaska ».
Puis on lui retire ses enfants dans The Kids.
Episode cruel et éprouvant, pour beaucoup de monde.
Et pour Ezrin, le pire moment de sa carrière.
Il avait besoin de cris et de pleurs d’enfants... Il prend les siens, les met dans le studio et leur raconte des horreurs : « Votre mère ne reviendra jamais, elle vous a abandonné, elle va mourir... ». La tension est à son comble, on atteint les sommets de la torture mentale, impossible de rester insensible à ces cris déchirants. On aimerait hurler en même temps que ces pauvres gosses, mais on est déjà affaibli, on laisse défiler les morceaux. On attend la fin sans pouvoir agir, on a vaguement la nausée...
Puis d’un coup, tout se calme. La mort comme seule alternative, comme seule délivrance, Caroline s’ouvre les veines sur The Bed... Un lit à tiroirs qui s’ouvrent pour laisser apparaître des souvenirs d’un passé révolu, mais où le bonheur semblait si facile. Jim reste là, à se remémorer ces instants et la sentence tombe :
« I never would have started if I’d known/
That it’s end this way/
But funny thing, I’m not at all sad/
That it stopped this way »
La vie a eu raison de lui, mais d’une autre manière. Il est vidé de tout sentiment, plus rien ne compte. Aucun salut possible dans ce naufrage annoncé et inévitable.
L’album s’achève sur Sad Song, une chanson effectivement bien triste, qui monte en puissance au fur et à mesure, aidé par une nappe de violons qu’Ezrin réutilisera dans le Comfortably Numb des Floyd.
Lou Reed prend sa plus belle voix de croque-mort. Il est mort, comme Caroline, mais il survit, sans regrets, comme Jim. Dualité et cruauté comme chemin de vie, comme la vie elle-même...
Et quand tout s’arrête, on ressent soudain un bien-être immense, comme si nos instincts les plus vils avaient été absorbés et réduits en miettes. On se sent libéré d’un poids énorme après avoir été mis K.O, après avoir exploré les recoins les plus obscurs et les plus sales de notre esprit.
Berlin reste un album mal aimé car il met mal à l’aise, mais jamais Lou Reed n’a été aussi proche de la perfection. Pour ceux qui se demandent encore pourquoi on qualifie le songwriter de Rimbaud moderne, ils n’ont qu’à écouter ce chef d’œuvre pour se laisser convaincre...
...Et se prendre une grande claque. Vous aurez été prévenus...
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