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par Béatrice le 7 juin 2011
paru le 4 mai 2010 (Ipecac Recordngs)
Les beaux jours revenant, il est temps de se mettre à la recherche d’excuses pour siroter un Martini en regardant le monde couler (ou mieux, les vagues rouler) depuis sa terrasse. Or il se trouve qu’il y a un an de cela, M’sieur Patton, fort apprécié en ces lieux, a publié la bande-son idéale pour ce type d’oisiveté studieuse (ou pour, faute de mieux, s’imaginer oisivement studieux). Ne perdant jamais une occasion de s’épandre en louanges (pas toujours) mesurés sur le gominé de service, Inside a affecté une partie de ses effectifs à l’analyse de l’ouvrage a priori parmi les plus déconcertants et incongrus du monsieur (ce qui, compte tenu de son CV, n’est pas peu dire). Cette partie des effectifs s’est malheureusement un peu trop prise au jeu, et s’est immergée avec un peu trop d’empressement dans l’œuvre, au point de se laisser rapidement gagner par la douce nonchalance ensoleillée qui en suinte... Ceci expliquant la livraison du papier environ un an après la parution du disque, délai pourtant raisonnable (non ?). En contrepartie, ce temps d’immersion et de maturation de la critique vaut garantie que les onze pièces qui composent cette ode aux grandes heures de la pop italienne ont été écoutées, fredonnées (euh... massacrées), scrutées et étudiées à peu près 357 fois chacune, ou peut-être un peu plus, et que les lignes qui vont suivre ne résultent pas d’un débordement d’enthousiasme face à la nouveauté mais bel et bien d’une écoute approfondie, attentive et, effectivement, d’un débordement d’enthousiasme chronique. Sur ces prolégomènes, attelons-nous enfin à la tâche trop longtemps reportée, et parlons de ce Monde de Chien.
A première vue, Mondo Cane détonne dans la discographie pourtant fort détonante de Mr. Tomahawk Mike Peeping Fantômas Bungle Patton, coutumier des enfilades d’onomatopées, des symphonies de bruits pas communs et des collaborations avec des musiciens encore plus étranges que lui. A première vue seulement, mais nous y reviendrons. Le projet est simple : Mike Patton qui se paye les services de l’arrangeur Daniele Luppi (connu pour avoir sévi plusieurs fois aux côtés de Danger Mouse, notamment sur le tout juste sorti Rome qui sera peut-être critiqué en ces pages d’ici un an) et d’un orchestre italien pour ressusciter une poignée de pépites de la pop italienne des années 50-60. Pop italienne des années 50-60 : à nous autres qui n’en écoutons guère, cela évoque des sérénades emphatiques croulant sous les violons, un soupçon de machisme sirupeux et pas mal d’eau de rose frelatée. Bref, des trucs sacrément kitsch. Et même si nous savons ici, parce que nous sommes des gens cultivés, que la classe infinie de Roy Orbison (par exemple) doit beaucoup à ces envolées vocales et orchestrales et que leur réinvestissement par des rockeurs ayant digéré l’héritage des amourettes chantées de la jeunesse du rock’n’roll et de la pop n’est pas absurde, force est de reconnaître que nous avions accueilli la nouvelle avec un haussement de sourcil sceptique. Certes, on avait vu quelques images de Mike Patton poussant la chansonnette devant un orchestre - costard blanc et gomina, le parfait look du gentleman mafioso. Mais même en admettant que cela lui seyait particulièrement bien, on prenait la chose pour une curiosité, une énième excentricité du sieur Patton : Mike Patton + minauderies kitsch = ?!wtf !?
Or, il s’avère que la pop orchestrale kitsch en Italien va au moins aussi bien à Mike Patton que le costume clair et la gomina ; l’un comme l’autre est on ne peut plus difficile à porter, pourtant dans les deux cas il s’en sort avec une classe absolue (il faut dire que c’est une peccadille pour un mec qui arrive à rester classe en chantant Girls of Porn). Remis en contexte, le truc est beaucoup moins absurde qu’il n’y paraissait.
Quelqu’un qui avait bien compris Mike Patton devait s’en douter, à en croire la genèse accidentelle du projet [1] - qui aurait tout pour faire une bonne légende si le sieur Patton ne les tenait pas en sainte horreur : pendant la balance d’un concert dans un coin paumé du Midwest ("peut-être Boise, Idaho pour ce que je m’en souviens"), un type s’approche et tend un CD au chanteur de Mr Bungle. "- Tiens, je t’ai apporté ce CD, je pense que c’est pile ton genre." "-Ah, en effet, ça a l’air sympa, merci beaucoup, mais d’où ça sort ?" "-T’embête pas avec ça, je voulais juste que tu l’aies". C’était un album de Daniele Luppi qui a effectivement beaucoup plu à Patton, même s’il lui a fallu un peu de temps (et l’aide de Brian Danger Mouse Burton) pour avoir une adresse e-mail fonctionnelle, donc une réponse, donc donner le coup d’envoi à une collaboration beaucoup moins improbable et inopinée qu’on ne l’aurait cru, qui a commencé il y a bien plus d’un an par une série de performances live avec orchestre et fleur à la boutonnière intégrés.
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Après tout, Mike Patton est un admirateur déclaré d’Ennio Morricone (dont il reprend une chanson) ; il a été marié à une Italienne, a vécu en Italie et a eu la décence d’apprendre la langue. Il est même déjà responsable d’un album avec un titre en italien (Pranzo Oltranzista). Rien de si étonnant alors à ce qu’un musicien qui a dû mal à s’empêcher de s’emparer de tout ce qui l’entoure pour le processer et l’arranger musicalement soit tenté de se confronter à la matière musicale italienne. Il l’a déjà fait avec le trip-hop et le mainstream racoleur (Peeping Tom), les rythmes amérindiens (Tomahawk), les borborygmes, onomatopées et contorsions des cordes vocales (Adult Themes for Voices), les thèmes cinématographiques (Director’s Cut) et les bruitages de cartoon (Suspended Animation), les instruments non conventionnels (comme l’Intonarumori)... pourquoi pas la pop italienne ?
On retrouve dans Mondo Cane cette démarche qui amène Mike Patton à se frotter à différents codes, contraintes, techniques et formats qui, parce qu’ils supposent une autre manière de faire de la musique, lui permettent de repousser (ou de déplacer) les contours de son propre domaine. Chanter dans une autre langue est tout autant une expérimentation que s’essayer à l’enchaînement d’onomatopées ou à la modulations de cris et exige tout autant d’apprentissage qu’un nouvel instrument. Mike Patton a dû apprendre la musique de l’italien, qui, comme il l’a expliqué, est extrêmement différente de celle de l’anglais américain : là où l’américain est percutant, direct et plutôt agressif, l’italien doit couler en douceur, comme un souffle, et ne peut donc pas être (bien) chanté comme de l’américain [2].
Il a également appris à crooner pour de vrai, à placer ses vocalises au premier plan (ce qu’il n’avait, peut-être étonnamment pour un tel chanteur, jamais véritablement fait) et à apprivoiser l’accompagnement d’un orchestre, expérience qu’il a lui même qualifiée "d’art occulte", "mystérieux et intimidant". Ayant surmonté cette timidité suffisamment pour emmener ses bluettes italiennes en tournée jusqu’à Moscou, le voilà désormais paré d’un nouvel outil musical qu’il se sera empressé, on s’en doute, de rajouter à sa panoplie [3].
Résultat de l’hommage-tentative-apprentissage-expérience-collaboration, il s’en sort très bien (de la part d’un tel perfectionniste maladif le contraire serait surprenant). Effectivement, il est plus vrai que nature dans son rôle de crooner italien surfant sur des envolées orchestrales - même lorsqu’il se frotte au dialecte napolitain sur Scalinatella. C’est sirupeux et cruel juste ce qu’il faut, avec la mesure de kitsch nécessaire pour rendre coulante ces histoires d’amoureux déçus, trahis, languissants ou accablés de culpabilité. Impeccablement fidèle à la langue comme aux originaux, il prouve une bonne fois pour toute qu’il n’a jamais été un déconstructiviste acharné du second degré, mais qu’au contraire il respecte pleinement tous les ingrédients qu’il incorpore dans sa pléthore de projets. Refaire, réinterpréter, décortiquer et comprendre la démarche des artisans originaux pour réutiliser leur matériau à sa manière, oui ; détruire ces micro-monuments musicaux pour en désacraliser le squelette et la sincérité, hors de question.
Le tout reste, bien sûr, du Mike Patton pur jus (si, si), tout italianisé, martinisé voire limoncellisé qu’il fût. Certainement plus facile d’abord que pas mal de ses autres (souvent vraiment étranges) œuvres, Mondo Cane et son immédiateté lyrique permettent même mieux que d’autres de saisir le cœur de la démarche de Patton : ne pas casser mais recomposer, ne pas miner ni déconstruire mais subvertir subtilement les clichés jusqu’à les rendre suffisamment intrigants pour qu’ils retrouvent leur capacité à interpeller.
Malgré ses efforts de maîtrise de la douceur du parler italien, sa voix conserve une once d’agressivité inquiétante qui donne à ces reprises une profondeur menaçante et un côté tranchant, percutant et frontal. Beaucoup moins doux et sirupeux que les interprètes originaux, Mike Patton chante ses bluettes avec une voracité qui se meut tantôt en un susurrement qui n’annonce rien de bon... On ne sait pas bien si sa rage difficilement contenue va l’amener à dévorer l’amante mal avisée qui l’a éconduite sur 20 km al Giorno (personne n’a jamais parlé de chemise fraîchement amidonnée et de bouquets de fleurs des champs avec une férocité aussi savoureuse) ou à verser une dose de cyanure dans son verre après l’avoir distraite en deux phrases enjôleuses (Ti Offro da Bere)... mais on se rappelle, au détour d’un refrain ou d’un ricanement sournois, que la parure du gentleman mafioso à qui on ne la fait pas va incroyablement bien au chanteur. Dans ces moments, comme dans ceux où font irruption des cris hystériques (Urlo Negro), des rires de maître de cérémonie meurtrier (Che Notte !) ou des rebondissements instrumentaux aussi incongrus que jouissifs, on reconnaît sans hésitation la tête pensante de Fantômas reconvertie aux douleurs amoureuses. N’oublions pas Bill Hicks : "It’s always funny until someone gets hurt. Then it’s just hilarious." [4].
[1] racontée ici en s’inspirant librement de ce qu’en dit le principal intéressé dans une excellente interview dans The Vine, d’où sont d’ailleurs extraites toutes les citations reprises ici. Merci donc à Andrew McMillen et ses questions avisées.
[2] "I took it as sort of a personal benchmark to not have an American accent. It’s the ugliest ; it really is basically like pissing all over what’s great about the Italian language. We’re very hard, very fast, very staccato ; theirs is long and flowing ; it sounds like a curtain in the wind. So it’s a hard thing to adapt to, but the way I learned was by ear. I heard it as music."
[3] Encore dans The Vine, dont le journaliste a décidément réussi avec brio à le faire parler : "Now I’ve done it, so I feel really good about it, and hopefully an experience like this will lead me somewhere else. Now, I’m hopefully confident enough to use the orchestra as another tool in future endeavours."
[4] Comme aucun article insidien digne de ce nom traitant le cas Patton ne manque de le signaler le temps d’un clin d’oeil tendrement sadique...
Vos commentaires
# Le 20 octobre 2011 à 23:14, par 9w4r En réponse à : Mondo Cane
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