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le 28 mars 2006
paru le 6 mars 2006 (Capitol Records)
Cet article reprend très largement des éléments de l’article On Islands, du même auteur, consacré aux deux concerts parisiens de David Gilmour
Soixantaine, je t’aime et je te hais. Voilà un peu l’état d’esprit qui court tout au long des dernières prestations, studio et live, de notre nouveau sexagénaire. La soixantaine, une décennie qui commence un 6 mars, jour de la sortie de l’album.
Dave Gilmour se fait ainsi un cadeau à lui-même, se force à regarder ses 60 ans dans les yeux, et à leur crier tout ce qu’il ressent à leur égard.
Tristesse et joie. Tristesse, car la soixantaine, c’est comme une île, une décennie placée entre l’immense océan de la vie déjà vécue, et la petite mer de la vie qu’il reste à vivre.
Joie parce que pour Dave, la soixantaine c’est aussi la paix et l’amour... un havre, une île paradisiaque, dont il veut profiter jusqu’à la dernière seconde. À l’image de la vie elle-même, qu’on peut voir comme une île d’instants éphémères dans un océan de froide éternité.
Les secondes sont devenues précieuses pour Dave, plus précieuses qu’elles n’ont jamais été. Il n’a plus beaucoup de temps, et celui qu’il lui reste, il veut le consacrer à sa femme et ses douze enfants (me souviens jamais du chiffre exact). Mes amis à l’optimisme inébranlable, j’ai bien peur qu’une nouvelle tournée de Pink Floyd ne soit pas au programme de cette décennie... un an ou deux de tournée, c’est trop cher payé. Les promoteurs américains qui lui ont proposé des millions pour tourner avec Pink Floyd suite au succès du Live 8 se sont trompés de devise : ce n’est pas de Money dont Dave est pauvre, mais de Time.
Dans son nouvel album Dave parle de cette île, ce temps de réalité éphémère qui contre toute raison peine à s’affirmer hors de l’océan où tout prend fin. Derrière cette île, le bonheur enfui, les êtres perdus, l’hécatombe qu’a connue Dave au cours des dernières années, qui l’ont peut-être conduit à se sentir naufragé. Devant, peut-être d’autres souffrances à venir, et une seule certitude, celle de la mort. Dans cet entre-deux, Dave veut vivre, veut vivre aussi fort qu’il le peut, et crie sa peur de voir son île engloutie finalement par les eaux. Les anciens avaient nommé cet état d’esprit Carpe Diem. À 60 ans, Dave le crie à s’en faire éclater les cordes. Toutes les cordes.
Castellorizon, le morceau qui introduit l’album, est dans la plus pure tradition des ouvertures d’albums floydiennes. Une corne de brume, des bruitages, une ambiance, un sommaire des sons qui parsèmeront l’album. Pompeux, oui, ça l’est un peu... À l’image de l’origine de ce morceau ? La wikipedia m’a appris que Kastellórizo est une île grecque où Dave a passé une nuit. Elle m’apprend aussi que le nom officiel de cette île, Meyísti, signifie « la plus grande » alors qu’elle est en réalité la plus petite des îles du Dodécanèse. Dave veut-il ainsi nous donner, ou même se donner à lui-même, une leçon de modestie ? Aussi loin que tu puisses te porter, aussi haut que tu croies être allé, n’oublie jamais ce que tu es réellement, n’oublie jamais à quel point tu es fragile... C’est peut-être ça que signifie la métaphore de l’île qui se croit plus grande qu’elle n’est. D’ailleurs la grandiloquence des bruitages est rapidement démentie par la guitare aérienne qui lui succède. La modestie rattrape enfin le morceau : la pompe des effets sonores laisse la place à la pure émotion de la guitare. Dave joue, l’album commence vraiment.
Et il joue bien le bougre. 60 ans, c’est aussi la décennie pour le guitariste où l’expérience est à son apogée, et où la fatigue n’a pas encore engourdi ses doigts. Bref, il joue mieux que jamais.
Et il chante, aussi. À peine Castellorizon terminée, le morceau éponyme de On An Island commence. Dave nous montre qu’il chante aussi bien qu’il joue. Sa voix est redevenue celle d’un jeune homme, bien plus proche du timbre des premiers albums que de ceux des années 1980 et 1990. Chanson sublime, servie par les superbes chœurs de David Crosby et Graham Nash... et par la guitare d’un invité surprise : Rado Klose, qui à l’époque où il se nommait Bob Klose, était lui aussi un Pink Floyd. Une époque si lointaine que Dave lui-même ne faisait pas encore partie du groupe. Dave et Bob étaient néanmoins amis d’enfance, et ce rendez-vous raté de plus de quarante ans est donc enfin honoré. Chanson aux textes coécrits avec son épouse Polly Samson, comme presque tous les textes de l’album, un binôme à la scène comme à la ville commencé en 1994 avec l’album The Division Bell. Chanson à la fois joyeuse et triste, comme le dira Dave sur scène. Une chanson qui plus que jamais dit à la soixantaine : je t’aime et je te hais. Car la soixantaine a rapproché Dave à la fois de la mort et du bonheur. Ses deux égéries, la faucheuse et Polly, n’ont jamais été aussi proches... Laquelle est la plus proche ? Ca dépend : comme le dit Dave, il est a mi-chemin des étoiles. Mais comme le verre est à moitié vide ou à moitié plein, être à mi-chemin des étoiles est à double tranchant. Ainsi tout l’album se verra ponctué de moments de peur de la mort, et d’autres de bonheur de vivre, de quête d’îles d’éternité. Ces derniers remportant finalement la mise.
Mais pas dans le morceau suivant. The Blue est clairement la peur de ce qui risque à tout moment d’engloutir son île. Les occidentaux la voient noire, les orientaux blanche, Dave la voit bleue. Pourquoi pas ? ça la rend moins effrayante. Toute vie est issue de la mer, il semble donc logique que toute vie y finisse. Le solo qui clôt le morceau est sublime, et nouveau dans l’œuvre floydienne. Jamais on n’avait entendu une guitare s’évader comme ça, c’est à dire s’évader sans jamais aller trop loin... alors qu’à chacune de ses envolées, on est persuadé qu’elle va dérailler. Mais Dave tient ses sons bien en laisse, il ne leur laisse que la liberté qu’il décide de leur laisser... à l’image de la mort ? Un autre obsédé de la peur de la mort, le collègue de toujours Rick Wright, accompagne Dave au chant. Rado est là lui aussi. On n’a donc pas moins de trois ex-Pink Floyd qui se mettent d’accord sur ce thème...
Puis l’album s’énerve un peu, passe de la résignation à la révolte. Take A Breath explose. Car il ne faut pas seulement attendre la mort passivement : lui résister, aimer la vie quoi qu’il arrive, apprendre à survivre... le geste de survie le plus adapté étant l’amour de ses proches. Le gimmick vocal est très efficace (après une seule écoute, je soulais déjà ma moitié avec les « Take a breath, take a deep breath now ! » à tout bout de champ). En live, le morceau prendra indéniablement une ampleur décuplée. Le dernier solo est précédé d’étranges bruitages qui rappellent un peu la partie équivalente de Jugband Blues. La chanson finit sur une ultime explosion de « Take a breath ! » d’un kitsch assumé.
Puis on se re-calme. Le Red Sky At Night se lève. Depuis la sortie de l’album, c’est devenu presque un cliché de dire que Dave joue du saxo comme il joue de la guitare. Mais si c’est un cliché, c’est peut-être parce que c’est vrai... Aucune démonstration dans son jeu, aucune esprit m’as-tu vu, juste de la beauté, qui prend son temps pour s’installer... oui, Dave est vraiment lui-même avec son saxo : maîtrise et modestie. L’ambiance lancinante est soudain agitée par une ambiance bluesy. La musique de This Heaven est aussi simple que ses paroles. Le seul paradis dont Dave a besoin, c’est ses enfants. Une musique qu’on pourrait entendre dans un piano-bar, sans prétention, juste le plaisir de jouer, de revenir aux racines d’une certaine musique... une musique d’une évidence qui rappelle celle de Dominoes, ou de Biding My time.
Arrive un nouvel instrumental, qui vient en contraste total avec cette rafraîchissante évidence de This Heaven. Then I Close My Eyes... une étrange envolée vers des territoires qui n’avaient plus été explorés, ni même approchés, depuis des décennies... ambiance qui rappelle un peu la période Atom Heart Mother. Il faut croire que quand Dave ferme les yeux, et oublie tout le mal que lui et ses comparses du Floyd ont dit (ou cru de bon ton de devoir dire ?) de cette période expérimentale, c’est à ces premières amours là qu’il revient. Le thème lancinant répété tout au long du morceau rappelle ainsi la respiration mécanique de Mind Your Throats Please, et la slide de Dave a des réminiscences de Alan’s Psychedelic Breakfast. Un autre compète de toujours, Robert Wyatt, vient apporter d’étranges contributions. Il faut dire que ce morceau lorgnant vers le prog lui va comme un gant...
Mais c’était juste une île d’expérimentation, entre deux lacs de beauté simple... ainsi la guitare de Smile vient revigorer les rétifs aux sons de Then I Close My Eyes. Dans cette chanson, la seule qu’on redécouvre au lieu de découvrir (il l’avait chantée en 2001-2002) Dave chante son plaisir de rentrer vers son seul vrai foyer, sa source de réconfort, le sourire de son épouse. C’est d’ailleurs elle qui assure les chœurs, de sa voix très fragile magnifiée par l’écho. C’est que Dave prend soin de la voix de sa moitié...
La chanson s’envole comme la fumée d’un feu de camp. On reste au calme avec la très belle A Pocketful Of Stones. Dave nous chante ici sa propre histoire semble-t-il, celle d’un homme qui constate le non sens de la vie, et qui se contente de vivre aussi fort qu’il peut jusqu’à la fin, se débarrassant peu à peu des pierres qu’il garde dans sa poche, qu’il ne pourra pas emmener avec lui... mais qui font quand même des ronds dans l’eau. Il se prépare donc sereinement à profiter de la vie, et à accepter, celle-ci terminée, de n’être plus qu’une onde, un souvenir dans l’eau de ceux qui restent. La musique est d’une limpidité théâtrale, avec des passages instrumentaux qu’on utiliserait bien pour la B.O. d’un film.
Puis vient la chanson peut-être la plus simple de l’album, tellement simple qu’on pourrait la croire caricaturale. J’allume un feu de camp, un pic-vert rit, nous valsons au clair de lune... mais elle est tout à fait sérieuse. Where We start is where we end : le quotidien si agréablement répétitif, voilà l’île dans laquelle se sont réfugiés Dave et Polly. Les joies simples et bucoliques d’une balade en amoureux. Une ballade sur une balade, on n’avait pas fait aussi simple depuis Grantchester Meadows... Un superbe cadeau d’anniversaire de Dave à Polly, la seule de l’album dont Dave a écrit seul le texte... Polly doit être une femme heureuse.
Et on peut faire ce constat : pour la première fois dans l’œuvre floydienne, un album entier est consacré à l’amour et au bonheur. Il aura fallu attendre 60 ans pour en arriver là...
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