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par Thibault le 11 mars 2008
Paru en juillet 1966 (Columbia/Epic)
On ne remerciera jamais assez Graham Gouldman d’avoir offert sa composition For Your Love aux Yardbirds. Sans cela Eric Clapton n’aurait pas mis les voiles et le groupe serait probablement resté bloqué au stade « reprises malicieuses mais trop polies de blues et de soul ». Non pas que Clapton était un mauvais guitariste, loin de là, mais « Slowhand » n’était pas un visionnaire, ni un créateur. Son parcours en témoigne, il accrochera à la dernière minute le train du psychédélisme avec Disraeli Gears de Cream, tout en ayant osé publier en 1966 Fresh Cream, constitué presque entièrement de reprises de vieux blues, en 1966 ! A la même époque sortaient parallèlement Aftermath, Revolver, Pet Sounds, Fifth Dimension des Byrds et A Quick One des Who ! Cherchez l’erreur… Et la suite va dans ce sens, quand Hendrix et Pete Townshend (qui aura le nez aussi creux qu’imposant en se lançant dans les opéras rock) sortiront Electric Ladyland puis Who’s Next, le sieur Clapton toujours à la traîne sortira quant à lui Wheels Of Fire et se risquera dans l’aventure Derek And The Dominos. De très bons albums certes mais incroyablement en retard sur leur époque. Donc on ne bénira jamais suffisamment le jour où il prit la décision de quitter les Yardbirds, son départ permettant au groupe de recruter Jeff Beck et d’entamer une nouvelle période, ô combien plus novatrice, nous allons le voir un peu plus tard.
Mais question, pourquoi faire la lumière sur Roger The Engineer (ou Over Under Sideways Down pour la version US, deux noms pour un seul album, voire trois si l’on considère que le titre anglais était à l’origine The Yardbirds) plutôt que sur Having A Rave Up qui reste comme le disque ultime des Yarbirds ? Sur ce dernier, on retrouve par exemple les géniaux et intemporels You’re A Better Man Than I, Evil Hearted You, Heart Full Of Soul (dont les chœurs avec ses « oh oh oooh ooh oooooh ooh » sont sûrement les plus jouissifs de l’histoire) ou encore ce blues épique, tonitruant, qu’est l’homérique Smokestack Lighting. Oui pourquoi ne pas chroniquer ce disque parfait, cette superbe collection de pépites toutes plus impeccables les unes que les autres ? Réponse, parce que même si musicalement Roger The Engineer est en dessous de Having A Rave Up, il reste néanmoins le premier album studio du groupe, et le seul qui soit entièrement composé d’originaux. Oui, aussi étrange que cela paraisse, depuis leur formation en 1963 les Yarbirds n’ont toujours pas réalisé de véritable album studio. Ils ont déjà accouché de trois disques, un live avec Clapton intitulé Five Live Yardbirds et deux compilations, For Your Love qui regroupe des singles enregistrés en studios (certains figurants déjà sur le premier live), puis le fameux Having A Rave Up qui compile les singles de l’époque et des morceaux du Five Live Yardbirds [1]. Mais pas d’album studio. Par conséquent, aucun de ces documents (tous indispensables sur les étagères de tout amateur de rock qui se respecte soit dit en passant, les flemmards pouvant se rabattre sur les excellentes BBC Sessions) ne présente les Yardbirds dans un travail de studio, où leur création suit un fil directeur, où tout leur génie peut s’exprimer pleinement sans avoir à penser aux résultats du dernier single, au passage radio ou au prochain concert. Au printemps 66 le groupe s’accorde donc une (courte) pause et en profite pour rejoindre les studios Advision de Londres avec des idées plein la tête et de l’inventivité à revendre.
En 1966, le groupe est composé du blondinet Keith Relf et ses vestes en daim au chant et à l’harmonica, des guitaristes Chris Dreja (rythmiste) et Jeff Beck (soliste), du bassiste Paul Samwell-Smith (qui se charge également de la production avec Simon Napier-Bell) et de Jim McCarthy à la batterie. Paul et Chris tiennent la baraque en studio, Keith ayant tendance à la jouer solitaire (il pense déjà à une éventuelle carrière solo, il publiera d’ailleurs quelques singles solos parallèlement, même si joués avec le groupe) et Beck piquant régulièrement des colères qui l’opposent au reste du groupe. Comme beaucoup de batteurs de son époque Jim acquiesce en silence et est d’accord avec tout le monde mais se range toujours du côté de la majorité. Mais heureusement le groupe se recentre autour de la musique, qui parvient à faire oublier les différents caractériels. Et de fait le disque est à la fois très varié et très cohérent, le groupe se réapproprie nombre d’influences à travers chacun de ses membres tout en étant incroyablement novateur. Ne serait-ce que parce que le disque contient essentiellement des compositions personnelles, un grand pas en avant pour un groupe dont le répertoire était composé en très grande partie de reprises (Howlin’ Wolf, Muddy Waters, Chuck Berry, etc.). A la « quatre cordes » Paul ne se contente plus de sonner comme n’importe quel bassiste blues de son temps, il va piocher du côté du boogie et du rockabilly et en ressort notamment les lignes de basse proprement renversantes de Lost Woman ou Over Under Sideways Down (un pompage de Rock Around The Clock de l’aveu même du bassiste, quand on a de bonnes influences autant les honorer comme dirait l’autre). Au chant, Keith explore de nouvelles harmonies, pour le meilleur et pour le nettement moins bon… Parmi les grandes réussites Ever Since The World Begin, un véritable chef d’œuvre d’audace qui démarre sur un truc peu probable. La voix de Keith plus acide que jamais est accompagnée par un piano et des chœurs presque solennels avant de partir sur un R&B dansant et léger comme l’ultime pied de nez d’un groupe qui échappe à toute étiquette. En fait, le chanteur développe un style enraciné dans le blues avec ce tempo si caractéristique mais aussi très personnel grâce aux compositions du groupe ; n’interprétant plus de reprises, le chanteur peut laisser place à toute sa créativité et jouer « son » blues. Illustration avec les morceaux Over Under Sideways Down, What Do You Want ou He’s Always There, tout en détachement et en nonchalance. Dans les épisodes moins mémorables, on trouve les lignes de chant « pop grégorienne » de Turn Into Earth ou la comptine assez niaise de Farewell qui sonnent aujourd’hui datées. A l’époque, le résultat semblait sans doute cool et novateur mais avec le recul, ces chansons ont un peu mal vieilli. Il y reste le charme du kitsch (avis aux amateurs !), même si ce n’est assurément pas dans ce registre que Keith Relf brillait le plus.
Mais évidemment la grosse claque du disque, c’est Jeff Beck. Le guitariste fait des merveilles et rattrape toujours les dérapages grégoricos-chelous-pop du chanteur grâce à des interventions fulgurantes, précises et imparables. Tel un escrimeur surdoué Beck sabre toutes les compositions des Yardbirds (à l’exception de l’insipide Farewell composé par Relf, McCarthy et Samwell-Smith) de grandes zébrures de feed-back, de solos montés sur ressorts, de riffs démoniaques. C’est simple, le guitariste jaillit tel un diable hors de sa boîte dès que l’occasion se présente. Chris Dreja le dira par la suite, Beck trouvait en permanence de nouvelles idées pour le groupe et les autres membres le poussaient sans cesse à les mettre en œuvre. Le trio Dreja/Relf/Samwell-Smith posait la dynamite et Beck était le détonateur. Sur Lost Woman, He’s Always There, Rack My Mind (« adaptation » du Baby, Scratch My Back de Slim Harpo), Hot House Of Omagarashid (dont les chœurs ont sûrement inspiré Tata Yoyo d’Annie Cordie, no comment…) ou sa composition personnelle The Nazz Are Blue, il finit à chaque fois en véritable tueur, décochant des riffs sauvages et des solos directement adressés à Keith Relf, du genre « bon ta gueule le blondinet, tu nous saoules un peu, laisse plutôt parler les grandes personnes ». Sommet d’interprétation, l’instrumental Jeff’s Boogie où le guitariste lâche la cavalerie et joue au chat et à la souris dans un fauteuil, installé par une section rythmique irréprochable, reliant entre elles mille trouvailles guitaristiques, cascade de notes maîtrisées, gimmicks narquois et nerveux.
Peu de temps après la sortie de l’album, Jimmy Page remplace Paul Samwell-Smith qui quitte le groupe pour devenir producteur. Page rétrograde rapidement Chris Dreja à la basse et pendant quelques temps les deux guitaristes cohabitent et signent même quelques bons singles (avec un certain John Paul Jones de visite en studio pour tenir la basse) dont un Happenings Ten Years Ago qui vaut surtout pour des parties de guitare particulièrement dévastatrices qui font regretter le départ forcé de Beck après une tournée au Texas. Le guitariste s’en ira former le Jeff Beck Group pendant que Jimmy Page prend possession des Yardbirds et s’oriente définitivement vers le hard-rock. Roger The Engineer reste le témoignage d’une époque où le groupe refusait de choisir entre pop prête à squatter le top des ventes, racines blues, psychédélisme et expérimentations sonores, le tout faisant de cet album un document unique et passionnant dans lequel on se replongera toujours avec un plaisir renouvelé.
[1] Et encore là c’est le plus simple, car au cas où vous ne l’auriez pas remarqué la discographie de la « volaille » est un bordel infâme dans lequel on patauge joyeusement.
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