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par Emmanuel Chirache le 27 mars 2007
paru en 1999 (Repertoire)
Peut-être plus encore que les Rolling Stones, les Yardbirds étaient les maîtres du rhythm’n’blues au temps du British Blues Boom. Aujourd’hui, leur catalogue ressemble aux Puces de Saint-Ouen, mêlant EP, singles, LP, live, compilations, bootlegs dans un joyeux désordre, et leur notoriété se réduit au génie de leurs trois guitaristes successifs, Eric Clapton, Jeff Beck et Jimmy Page. Un raccourci injuste, si l’on en juge par l’importance des Yardbirds à l’époque, que ce soit par leur influence sur le rock garage, psychédélique ou même le hard-rock, mais aussi par leurs inventions, qui ont révolutionné la guitare électrique à coups de fuzz, feedback et sustain. Résultat, le groupe joue un mélange de rock et de rhythm’n’blues explosif, une musique très rythmée aux origines viriles et noires jouée par des gringalets blancs et timides. Des gringalets qui enterraient tous les autres groupes et en remontraient même à leurs idoles blues.
Éclatante démonstration de cette maîtrise, les BBC Sessions enregistrées entre 1965 et 1968 (soit après le départ de Clapton) ont fait l’objet de nombreux bootlegs plus ou moins complets et réussis avant d’être rééditées définitivement par Repertoire en 1999 avec un son parfait et une setlist quasi exhaustive. S’il est vrai que certains morceaux sonnent presque comme en studio (notamment les deux tubes éternels écrits par Gouldman For Your Love et Heart Full Of Soul), voire moins bien pour The Train Kept A-Rollin’ (qui comporte à l’origine des overdubs de la voix de Keith Relf), cette compilation reste pour l’essentiel un joyau à chérir.
D’abord parce qu’elle résume en vingt-six chansons géniales trois ans de la vie d’un groupe qui passe du blues au hard-rock psychédélique, restituant avec une qualité d’enregistrement stupéfiante le groove unique d’une légende du rock. Mais aussi parce qu’elle constitue un témoignage historique passionnant, grâce aux interviews des Yardbirds, où l’on peut entendre un Jimmy Page parler avec une voix d’adolescent pré-pubère à la sexualité encore indécise, et grâce à la voix si caractéristique du speaker de la BBC. En bon puriste, j’avoue détester habituellement quand un animateur radio ruine une chanson en causant par-dessus pour débiter des âneries. Ici, le ton chaleureux, daté et humoristique de l’épatant Brian Matthew s’intègre idéalement à la musique et lui donne même un relief supplémentaire. Exemple avec ce I’m A Man d’anthologie, où le speaker joue avec le rythme et les pauses de la guitare en annonçant dans le tempo : « Here they are... (tada tada) The Yardbirds... (tada tada) Singing a song... (tada tada) I’m A Man ! » Le bonheur est dans le pré... sentateur. Sans oublier la causticité toute british qui inonde les interviews. Lorsque Matthew demande aux membres du groupe leurs nouvelles résolutions pour 1966, le batteur Jim McCarty répond : « Oh, I wanna learn to play the bongos as well as you », après quoi le speaker de la BBC lance avec esprit une réplique qui annonce la prochaine chanson : « You must be joking, you know very well that You’re A Better Man Than I ».
Du point de vue des chansons, les vingt premières correspondent à la période Beck, tandis que les sept dernières, dont une seconde version du classique Shapes Of Things (la BBC aimait multiplier les adaptations du même morceau), appartiennent à l’ère Jimmy Page. Après quelques apéritifs, I’m Not Talking s’avère la première véritable tuerie du disque. En moins de deux minutes, elle prouve que les Yardbirds pouvaient aussi se transcender sur scène en accélérant le rythme tout en conservant une précision métronomique. Pas le temps de souffler, voilà que suit un I Wish You Would bien plus acéré que son homologue studio, sur lequel Keith Relf chante et joue de l’harmonica comme jamais. Il faut d’ailleurs dire un mot sur ce chanteur décédé en 1976, dont la modestie et l’humilité sont trop rares dans le rock pour ne pas être mentionnées avec admiration. Connus pour leurs guitare-heroes, les Yardbirds ne seraient rien sans Keith Relf qui, sans posséder la voix la plus géniale du monde, a su donner au groupe une signature, comme on s’en aperçoit à l’écoute de l’extraordinaire Heart Full Of Soul.
Quoi qu’il en soit, impossible évidemment de rater Jeff Beck, qui resplendit à chaque note et sur chaque solo. Que ce soit avec un rock signé Chuck Berry (Too Much Monkey Business), un standard blues d’Elmore James (Dust My Broom) ou les pépites du groupe comme le percutant Evil Hearted You, le brillant Over, Under, Sideways, Down, et You’re A Better Man Than I, un fantastique inédit de Manfred Mann, Beck montre l’étendue de sa technique. Nerveux, rapide et énergique, son jeu de guitare invente alors l’avenir du rock. A partir de 1966, le petit Jimmy Page le remplace, et lui aussi se débrouille pas mal avec une Telecaster entre les mains. Page apparaît peut-être même déjà comme bassiste sur Smokestack Lightning, une reprise de Howlin’ Wolf sur laquelle il joue le riff de How Many More Times [1] à la basse ! Sur l’album, cette période vaut surtout pour une cover très réussie de Dylan, Most Likely You Go Your Way, une autre excellente de Rollin’ And Tumblin’ de Muddy Waters, rebaptisée Drinking Muddy Water, et enfin le fabuleux Think About It, qui annonce avec brio le style heavy de Led Zeppelin.
En définitive, les Yardbirds apparaissent comme l’expression la plus candide de la face joyeuse du rock, celle qui a prévalu dans les années 1950, celle qui s’inspire du R&B pour mettre le rythme, voire la danse, au centre de la musique, celle qui raconte même les histoires tristes avec joie de vivre (à l’exception du bien nommé Still I’m Sad aux chants grégoriens qui rappellent The Lion Sleeps Tonight). Dans les années 1960, le rock n’a pas encore connu sa phase dépressive, il est tout énergie, jouissance, sensualité, défoulement. Avec les BBC Sessions sur la platine, qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ?
[1] Chanson du premier opus de Led Zeppelin.
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