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par Yuri-G le 7 juin 2011
Il a suffi d’entendre une onde de theremin. Woowowowoow. Au fond de notre tunnel aux allures de couloir, le signal est parvenu. Au son de ce drôle d’instrument, deux choses étaient immédiatement possibles : l’arrivée des martiens (pour peu qu’on soit dans un film de science-fiction des années 50), ou celle du trio le plus diaboliquement pré-White Stripes. Nous nous sommes donc pressés pour rejoindre la scène du débarquement. Mais avant tout il faut revenir quelques heures plus tôt. Je supputais alors en bonne et due forme sur le titre qui allait ouvrir les festivités. C’est là, je pense, une question de première importance. Ce titre se doit, dans tous les cas, de cristalliser l’entière fébrilité qui a précédé son amorce. Et s’il est emblématique, il laissera un souvenir à la fois souterrain et implacable. Les concerts les plus marquants sont ceux qui ont frappé dès leur premier instant le sceau d’une légère éternité (To Bring You My Love, 2004, Fourvière). Enfin, tandis que je tâtonnais sur ces pistes, je me suis rappelé l’introduction d’Orange. Je n’avais pas écouté The Jon Spencer Blues Explosion depuis plusieurs années. Le groupe appartenait en quelque sorte à une époque musicale non pas révolue, mais qu’on a peu à peu laissé filer. Et l’imminence de leur découverte sur scène n’a fait que renforcer cette volonté de ne pas réécouter une seule note. Ma mémoire exhuma pourtant le début de Orange, son élocution lascive Ooooorange, ses crissements de guitare, sa détonation de batterie, et je me fixai ainsi sur cet hypothétique premier titre idéal. Quelques heures plus tard, quand le theremin se fut évanoui et que le trio se lança, ce ne fut évidemment pas avec Orange. Ce fut un titre que je ne reconnus absolument pas, qui ne m’a à l’heure actuelle laissé aucun souvenir précis. Et le concert fonça dans une direction imprévue, carnavalesque.
Judah Bauer, Russell Simmins et Jon Spencer se sont fichés à l’avant-scène, sur une même ligne, la batterie au centre. Tout s’est fait de front. Les trois ont débuté leur carrière au moment où Nirvana explosait, et vingt ans plus tard, les voir presque inchangés, sans avachissement coupable, occupant l’espace côte à côte, est déjà réjouissant. S’ils tournent en 2011, c’est peut-être pour la série de rééditions organisée par Shout ! Factory, peut-être pour le plaisir de se retrouver après un hiatus à-demi avoué, peut-être pour amorcer un retour discographique ? Finalement, on n’en sait rien. Et c’est dans cette incertitude que nous nous faisons dynamités. Cela pourrait juste être du rock’n’roll, évident, percutant, invincible. Mais dans le même temps c’est d’une radicalité inattendue, finalement très sardonique. Les premières minutes, nous croyons assister à une sorte de medley frénétique. Les morceaux se succèdent les uns aux autres, sans respiration. On est pris par surprise. Impression de se faire catapulter toutes les deux minutes. Au bout d’un quart d’heure, le premier mouvement (si l’on veut) se clôt. Le groupe observe une pause, Spencer s’adresse à la foule et ils repartent et toujours dans le même cyclone. Qu’attendions-nous vraiment ? Nous espérions des titres emblématiques et une énergie brûlante. Jon Spencer nous les sert, mais il le fait en nous toisant avec un sourire de défi. A travers une sorte de chaos rigoureux, il entraîne la joie d’entendre un morceau fétiche en live dans une direction sinueuse, presque affolée. Car ce bordel est totalement maîtrisé. Le groupe joue sur la corde. Il improvise sans déraper, agresse sans verser dans la débauche. Le son, clair, éraflé et puissant, s’étend comme un dôme compact sur la salle. Tout est dans l’art de la cassure. Le Blues Explosion la pratique avec une précision et une férocité machiavéliques. Et il joue parfois au bord du vide, pour brusquement repartir d’un sursaut. Tenir la setlist du concert relève vraiment du fantasme. On reconnaît Bellbottoms, Fuck Shit Up, Chowder et d’autres sûrement. Mais on les oublie vite, car nous sommes devenus des yoyos plongés dans la stupeur.
Et puis quoi, Jon Spencer, le tigre… Tel un mouvement de balancier détraqué, il comble l’indolence classe de Judah Bauer et l’ardeur concentrée de Russell Simmins d’une surcharge d’énergie et de magnétisme. Un peu cabot, il nous sort sa panoplie de quarante-cinq YEAH ! YEAH ! et autres vingt-trois LADIES AND GENTLEMEN, THIS IS BLUES EXPLOSION ! Mais on n’en attendait pas moins. Il nous fallait ces quarante-cinq YEAH. Et le front dégoulinant, le micro coincé au fond de la gorge, les cambrures spontanées, et parfois la décharge de guitare basse à en plisser son jean en cuir. Cette bête de scène semble ne pas s’émouvoir de la couche de glace qui s’étend sur une grande partie du public. En dehors des premiers rangs, les épaules restent dans l’ensemble méchamment rectilignes, et les têtes dodelinent à peine. Peut-être est-ce justement cette stupeur de se voir pris en otage par la radicalité du mécanisme, là on pouvait s’attendre à de la bonhomie sauvage. Mais ce n’est que supputations. Malgré tout, les dernières minutes (avant un rappel sommaire gâché par des incertitudes techniques) arrachent in extremis un sursaut à tous. Le trio s’installe pour de bon dans un grand cataclysme qu’il avait jusqu’à présent seulement côtoyé. Les guitares charrient des riffs diaboliques et Simmins pousse progressivement le tempo jusqu’à la syncope. Stop net, incertitude de quelques secondes, et reprise encore plus intense. Pour ensuite freiner à nouveau. Quand Jon Spencer Blues Explosion s’éclipse pour de bon, c’est dans la stupéfaction que nous gagnons la sortie. Quelques jours s’écouleront, et on ne se souviendra plus du tout du déroulement du concert (si jamais ça été possible). Le fétichisme du premier titre a été mis à mal, la satisfaction immédiate de la nostalgie également. Mais il reste les YEAH ! YEAH ! et la sensation tenace d’avoir éprouvé quelque chose d’imprévu et de brutal.
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