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par Aurélien Noyer le 13 novembre 2007
paru en 1976 (Ralph Records)
Imaginez un peu... Vous parcourez les rayonnages de votre disquaire préféré, fouillant au hasard dans les bacs. Et là, vous tombez sur une pochette magnifique : un superbe portrait de Michel Drucker en officier SS !!! Choquant, hilarant, pertinent... Les réactions peuvent être multiples, mais sachez que si la pochette que je décris est imaginaire, un équivalent a bel et bien existé en 1976 et contenait l’album The Third Reich’n’Roll par les Residents.
Groupe (voire groupuscule) assez confidentiel, le visage toujours dissimulé sous des masques en forme d’énormes globes oculaires (et oui... Daft Punk n’a vraiment rien inventé), les Residents sont sans doute les plus authentiques situationnistes du rock. Quand on intitule son premier album Meet The Residents et que la pochette consiste en une version gribouillée de la pochette mythique de Meet The Beatles, les choses sont claires. Le star-system, tout l’univers pompeux de ces rock-stars adulées n’est pour eux qu’une vaste blague, une gigantesque illusion, un "spectacle" au sens où l’entendait Guy Debord, c’est-à-dire à la fois la marchandise que l’on nous vend et les moyens par lesquels on nous la vend.
Mais n’allez pas croire que le but des Residents était de dénoncer quoi que ce soit, ce serait les prendre plus au sérieux qu’ils ne le font eux-mêmes. Ce qui intéresse les Residents, c’est de tester les limites de ce spectacle, d’en pousser la logique au maximum et de voir ce que ça donne. Quand on décide d’arborer des masques en formes d’oeil, c’est bien qu’on se met dans une position d’observateur, non de commentateur. Et c’est de cette façon qu’on se retrouve avec un album comme The Third Reich’n’Roll. Le titre est explicite, tout comme les titres des deux pistes contenues sur chacunes des faces du disque : Swastikas on Parade et Hitler Was A Vegetarian. La musique, quant à elle, était on ne peut plus conceptuelle. En effet, plutôt que d’essayer de composer des chansons originales, les Residents ont décidé de faire comme tout le monde, à savoir imiter les artistes à succès de l’époque. Sauf qu’en incorrigibles jusqu’au-boutistes, les Residents ont une fois de plus développé l’idée à son paroxysme. Ainsi, ils ont enregistré des overdubs par-dessus des hits des années 60 (Papa’s Got a Brand New Bag, Sunshine of Your Love, Hey Jude, Heroes and Villains ou Sympathy for the Devil), overdubs à base de feedback ou de bruits étranges complétés par de vagues instruments que les Residents ne maîtrisaient pas vraiment (ce n’était pas le but, d’ailleurs). Et une fois les overdubs enregistrés, il n’y a plus qu’à retirer les chansons originales. Je vous laisse imaginer le résultat, on reconnaît à peine les titres d’origine et ce qu’il reste sur le disque relève largement plus de l’expérimental (très) bizarre que du hit pop...
Donc avec un album comme ça, il faut une pochette à la hauteur. Et quoi de mieux qu’une image détournée de ce bon vieux Dick Clark. Pour les non-initiés, c’est peut-être le moment d’expliquer qui est donc ce "bon vieux Dick Clark". Et bien, disons que parmi les légendes de la télévision américaines, Ed Sullivan est très connu en Europe car c’est lui qui avait invité les Beatles, les Doors, les Rolling Stones (mais également Soeur Sourire et d’autres invraisemblables ringardises, rappelons-le). Et on oublie donc Dick Clark, qui a présenté l’émission American Backstand de 1952 à 1989. La raison d’un tel oubli ? C’est que American Backstand a toujours eu une image plus ringarde que le Ed Sullivan Show, surtout jusqu’au milieu des années 60. Là où le Ed Sullivan Show visait un public familial, American Bandstand visait les jeunes adolescents. Les filles du public étaient donc toutes en jupe, pas de jeunes hommes avec les cheveux longs, et surtout c’est American Backstand qui a popularisé la version de Let’s Do The Twist par Chubby Checker et donc collaboré au succès de cette danse au début des années 60. Malgré une modernisation de son image, American Backstand a toujours gardé cette image d’émission un peu ringarde, totalement impliquée dans le système de l’industrie phonographique (en gros, Dick Clark était un peu là pour vendre "du temps de tympan humain disponible aux majors"). Comme je l’évoquais en début d’article, c’était un peu l’équivalent de notre Michel Drucker.
Et donc maintenant, pourquoi l’uniforme nazi ? Provocation ? Sans doute... Simple provocation ? Pas sûr... Car comme le disait Barney Hoskyns dans son excellent Waiting For The Sun - Une histoire de la musique à Los Angeles, la Californie des années 60 (c’est-à-dire l’époque de quasiment toutes les chansons "reprises" dans l’album et également l’âge d’or de Dick Clark) ressemblait étrangement à un rêve aryen d’Hitler : des surfeurs blonds et musclés mis en valeur sur les plages et des Noirs invisibles relégués dans des ghettos. Donc en reliant cette vision au fait que Los Angeles était un fief des majors du disque, la pochette prend un tout nouveau sens.
Bien sûr, les Residents ne l’ont peut-être jamais pensé de cette façon, mais le côté "collabo" de Dick Clark dans le business ne fait aucun doute (à ce sujet, lire l’hilarant article de Lester Bangs, "Baiser le système de l’intérieur avec Dick Clark", narrant sa rencontre avec l’intéressé, ) et cet uniforme n’a pas été choisi par hasard. D’autant que la fascination du monde du rock pour le régime nazi est un fait établi, que ce soit par les uniformes SS de Keith Moon ou Jimmy Page ou par la collection de Ron Asheton. De plus, à la même époque, de l’autre côté de l’Atlantique, les punks anglais arborent des croix gammées en guise de provocations. Quant à la carotte que tient le vieux Dick et aux Hitler déguisés et dansant un peu partout sur la pochette, ils servent un peu à rappeler le ridicule de la chose, it’s only rock’n’roll. Et surtout ils évoquent parfaitement le titre des deux pistes de l’album.
Évidemment, l’album des Residents ne se vendra quasiment pas, mais leur discographie aura fourni au monde du rock une pochette géniale de plus. Quant à Dick Clark lui-même, il paraît qu’il a bien ri en voyant la pochette et qu’il en garde même un exemplaire encadré dans son bureau...
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