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par Emmanuel Chirache le 12 décembre 2006
« Certified guitar player », CGP pour les intimes, voilà le titre officiel donné par le guitariste Chet Atkins [1] à Tommy Emmanuel, soit l’équivalent chez les maniaques de la guitare d’un adoubement par Queen Mum pour les popeux. Un drôle de titre d’ailleurs, dans la mesure où il faudrait être aveugle, sourd et muet comme Tommy (celui des Who, pas le nôtre) pour ne pas reconnaître immédiatement l’immense virtuosité de cet affable quinquagénaire australien. C’est bien simple, pour qui aime tâter du manche (rien de sexuel), une préparation psychologique s’impose avant d’assister à un concert de Tommy Emmanuel, alors faites comme les losers et portez haut cette pensée du baron de Coubertin : « l’essentiel, c’est de participer... ». Car, à côté de Tommy, pas de doute, nous sommes tous des manchots, des toquards, et des clampins. Comme l’a si bien exprimé pendant l’entracte un jeune boutonneux : « quand tu le vois, après t’as plus envie de toucher ta gratte ! »
Ces quelques mots, donc, pour vous présenter le personnage que je suis allé voir au New Morning en novembre dernier. Dans la file d’attente assez fournie, je croise tout d’abord Patrice Rozier, un ami de trente ans de Tommy qui l’a rencontré en Australie et l’a initié à Marcel Dadi. « Tommy revient d’Angleterre, me confie-t-il avec sa gentillesse habituelle, il est allé fêter l’anniversaire d’une de ses filles à Londres. Il en profite, parce qu’il ne les voit pas beaucoup. » Et pour cause. Tommy Emmanuel, c’est plus de 300 concerts par an en Australie, en Europe, aux États-Unis et même en Asie ! Une sorte de Never Ending Tour à la Dylan... Dans la salle, pas question de traîner : les places assises sont rares et il y a toujours une pétasse pour réserver cinq chaises au deuxième rang en attendant ses potes. Peu à peu, le New Morning se remplit à ras bord, comme une marmite de pop-corn prête à exploser. Sur la scène, quelques guitares et un pied de micro attendent le virtuose.
L’entrée en matière invite à la contemplation avec deux ballades. Tout en arpèges sophistiqués aiguisés par le capodastre, Antonella’s Birthday fait la part belle aux harmoniques, une technique qu’affectionne particulièrement le guitariste et qu’il maîtrise avec une dextérité extraordinaire. Chaque note résonne avec un éclat cristallin et confère au morceau ce petit air de merveilleux qu’on retrouve aussi chez la harpe. Une douce rêverie qui ne durera pas : il est temps de réveiller la pétasse du deuxième rang. C’est le rôle dévolu au mythique Classical Gas. Ecrit en 1967 par Mason Williams, guitariste et auteur pour des shows télévisés humoristiques populaires comme les Smothers Brothers et le Saturday Night Live, la chanson devient un méga hit dès sa sortie avant de connaître une nouvelle vie faite d’innombrables reprises. Celle de Tommy Emmanuel appartient sans conteste aux toutes meilleures. Là où passe Classical Gas revue et corrigée par Tommy, l’herbe ne repousse pas. Avec ce morceau, le musicien étale la palette de ses talents, du picking savant aux moulinets agressifs et virevoltants. Technique, mélodique, rapide et parfait dans son exécution, il enchaîne les riffs et les ruptures de rythme à une cadence infernale, frotte ses cordes pour en tirer des sons inconnus, tape sur sa guitare dans une séance percussions, et secoue le manche pour faire résonner son instrument... C’est bien trouvé, c’est bien Tommy.
Mais ce n’est pas tout. Parfois, le bonhomme chante. D’une voix chaleureuse et taillée pour le groove, il interprète Heartbreak Hotel et transforme du Presley en gros blues qui tâche. La main ferme, il balance des bonnes claques sur ses cordes Martin toutes neuves qui font trembler sol et plafond. Elles finiront le concert en lambeaux ; « we ruined them », avouera le musicien. Une autre chose remarquable avec Tommy Emmanuel, c’est sa pluridisciplinarité. Si vous êtes le chanteur d’un groupe et que votre guitariste, votre batteur et votre bassiste se sont cassés les deux bras dans un accident de voiture en rentrant d’un concert à Pontault-Combault, alors ne vous faites pas chier à mettre trente-six petites annonces, engagez Tommy ! L’homme sait tout faire. « Let me introduce you my band ! » plaisante-t-il au début de Nine Pound Hammer, un morceau signé Merle Travis : « on bass... » doum doum doum, son pouce entame un riff de basse, puis : « on drums », voilà que sa main droite frotte sur la guitare pour recréer un parfait son de cymbale jazz. Pendant ce temps, la basse continue. « On rhythm guitar » : tout en tapant sur les cordes pour une batterie plus agressive, il enchaîne quelques arpèges sans oublier la basse, et enfin « on lead guitar », ce salopard ponctue le tout d’une descente de manche dont il a le secret. Évidemment, il chante par-dessus la musique, cela va de soi.
Quand il joue, le gaillard dégage une impressionnante sensation de facilité. Toujours souriant, il jette des regards à la cantonade et scrute interloqué le videur qui écume la salle à la recherche d’appareils photos. Pour un peu, on le verrait bien gratter chez lui en lisant l’Australia Daily ou en écrivant sa déclaration d’impôts avec les dents. Tous les styles lui conviennent, du boogie avec le bien nommé Guitar Boogie, jusqu’au rag avec le tout aussi bien nommé Guitar Rag, en passant par les ballades distinguées, son péché mignon, comme le délicat Blue Moon. Sorte de morceau country sous amphé, l’excellentissime Tall Fiddler enterre en matière de vitesse tout ce qu’ont pu commettre les groupes de speed-metal et autres guitar-heroes à la Joe Satriani, Steve Vai et consorts. Enfin, Tommy Emmanuel lorgne aussi vers la pop. Leitmotiv de ses concerts, son medley Beatles reprend à sa sauce et sans paroles Day Tripper, Lady Madonna et When I’m Sixty-Four. Encore une fois, si vous fermez les yeux, vous vous demanderez si un bassiste n’a pas ramené sa fraise. Rouvrez-les : hé non, il est tout seul.
Mais le temps presse et il nous faut parler de Initiation, instrumental dédié aux aborigènes. Seul morceau à utiliser un rack d’effets (il est d’ailleurs à noter que Tommy Emmanuel joue 99% du temps avec l’accordage classique, modifié quelques fois par l’applique d’un capo), Initiation tend vers la transcription musicale d’un rite tribal. En quasi transe, le guitariste utilise tous les parties de son instrument pour produire des sons décuplés par l’écho et modifiés par le rack. A l’arrivée, l’auditeur perçoit des bruits de forêts, d’animaux sauvages, de vent, et se laisse envoûter par un jeu de guitare hypnotique. Un moment incroyable et symbolique : un concert de Tommy Emmanuel s’avère au final une initiation à la musique et surtout à la guitare, qui entre les mains de cet Australien se métamorphose corps et âme en objet musical total. Maintenant, il ne nous reste plus qu’à attendre, car Tommy est comme la comète de Halley : il passe, flamboyant et éphémère, mais nous sommes sûrs qu’il va revenir.
[1] Grand maître du picking, autodidacte de la guitare, figure tutélaire de la country et du Nashville sound, Chet Atkins s’est un jour auto-déclaré « Certified Guitar Player ». On n’est jamais mieux servi que par soi-même. Il a ensuite accordé ce titre à d’autres grosses brutes, qui sont Tommy Emmanuel, Jerry Reed et John Knowles.
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