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par Céline Bé le 4 janvier 2011
Unter der gleichen Sonne est sortie en 1979 sur l’album de Mario Hené Unter der gleichen Sonne (Metronome Musik).
Sous un coucher de soleil rougeoyant, une vache. La vache est au milieu d’un pré et vous regarde. Le coucher de soleil n’est pas en réalité au-dessus de la vache. La vache est sur une photo, le coucher de soleil sur une autre. Les deux clichés sont collés l’un à l’autre par un fondu. Incrustée en surimpression sur le tout, la photo d’un homme. Ses cheveux longs et bouclés tombent en cascade sur son pull turquoise tricoté main. Au dos, ce pull comporte une inscription multicolore du mot « nature ». Elle est nettement visible, puisque l’homme se tient presque de dos, le visage simplement tourné vers nous au prix d’une torsion de la nuque probablement désagréable. Mario Hené nous regarde droit dans les yeux et ne sourit pas. Son nom s’étale dans le coin supérieur droit du collage, en caractères bleu dégradé, avec petites volutes et soulignement. Directement en dessous, en caractères d’imprimerie jaune pâle, figure le nom de l’album : Unter der gleichen Sonne.
La pochette de "Sous le même soleil" est très laide. Et pourtant, elle renferme une vraie pépite, l’éclatante chanson-titre Unter der gleichen Sonne.
Mario Hené est Berlinois, mais il est à peine moins inconnu en Allemagne qu’en France. Celui qui s’est lancé dans la musique parce qu’il avait besoin d’un travail qui lui laisse le temps de s’occuper de sa copine héroïnomane a connu son heure de gloire à la fin des années 1970, mais les années 1980 ont bien vite rendus ringards les Liedermacher, ces singer-songwriter allemands dont les mélodies, l’engagement et l’humour ont accompagné le soulèvement de la jeunesse contre le tabou de la participation des aînés au national-socialisme.
En 1979, Unter der gleichen Sonne, le deuxième album de Hené, est un grand succès. Deux ans après Lieber allein als gemeinsam einsam, Hené augmente cette fois son écriture toujours scrupuleuse de quelques passages de guitare électrique, tandis que sa voix se fait un peu moins fredonnante, un peu plus vibrante. Mais ce qui fait la différence, c’est surtout qu’il se détourne de l’introspection pour s’ouvrir au monde : « j’ai surmonté l’auto-apitoiement » résume-t-il. Résultat : un album qui se préoccupe de la relation à l’être aimé, du temps qui passe, de l’enfance, de l’engagement et de la liberté, de l’essence de l’apparence et de la condition humaine…souvent sous forme de gentilles ballades, parfois sous la forme de fabuleuses ballades (Kinder der Nacht, Wilde Pferde mit Sattel und Zaum). Et chacune des faces du 33 tours s’achève sur une comptine (aussi fabuleuse) qui énonce le renoncement au questionnement sur soi : Ich bin und weiss nicht wer… (i.e. Je suis et je ne sais pas qui) et Wenn ich wüsste… (i.e. Si je savais).
Unter der gleichen Sonne est la reine des fabuleuses de Mario Hené. Quatre mesures de guitare électrique et harmonica entrelacés et lancinants nous plongent dans l’ambiance. Plus question de chantonner la vie et l’amour, Mario ne rigole plus. Il met en scène successivement quatre tableaux saisissants, qu’il nous dévoile touche par touche en jouant plus sur la description spatiale, les couleurs, la chaleur, le froid et la qualité de l’air, que sur la narration d’histoires. Chaque tableau tourne autour d’un geste seulement : celui d’un enfant qui cherche la main de son père, celui d’un homme qu’on vient arrêter alors qu’il est nu, celui de quelqu’un qui tourne le robinet du gaz, un cri d’angoisse. L’auteur-compositeur est habile, de sorte que les tableaux sont parfaitement évocateurs.
La tension tragique augmente d’un couplet à l’autre alors que les scènes décrites se rapprochent de nous : c’est « dans un autre pays » que l’enfant recherche son père au milieu des bombes, « dans une autre ville » que l’homme est enfermé pour avoir dit ce qu’il pensait, « dans une autre maison » que quelqu’un, « que tu connais de vue » tourne le robinet du gaz et regarde le soleil se coucher par la fenêtre de sa petite cuisine. Et « peut-être qu’un jour ce sera toi qui seras assis avec l’angoisse au ventre » alors que « quelque chose que tu ne saisis pas balaye ton château de cartes ». Ce quatrième couplet, alors qu’il opère un renversement de situation et met l’auditeur dans la peau de celui qui aurait besoin de secours, a l’air d’enfoncer une porte ouverte, sur le mode « des choses horribles peuvent t’arriver aussi, alors tu devrais plus faire attention aux autres ». (La chanson ne serait alors qu’une reprise sans gloire du pasteur Martin Niemöller [1]).
Ce n’est pas le cas. Car ce qui est intéressant avec ce changement de rôle, c’est le changement parallèle de « nous » en « d’autres ». Alors que l’auditeur appartenait à une communauté qui « est assise ici, derrière une porte fermée à clef, et qui attend que le jour finisse en parlant » insensible à la douleur des autres, tu ne fais ainsi plus partie de la communauté, lorsque que c’est toi qui te retrouves en souffrance : les autres, assis là-bas, derrière une porte fermée, n’entendent pas tes cris. Et pourquoi, finalement, n’est-ce pas dans l’ordre des choses ? Parce que, même si les drames ne se passent pas sous tes yeux, ils se passent sous le même soleil, frère humain. Génie de Mario Hené qui suggère avec des personnages presque immobiles au milieu de mini-tableaux : prodige de la chanson engagée qui incite mais ne fait pas la morale. Ce qui distingue Hené d’un donneur de leçons, c’est le « peut-être » qui amorce chaque tableau : cela se passe peut-être en ce moment et le chanteur lui-même n’en sait pas plus.
Ces paroles si finement ciselées sont rendues plus percutantes encore par une mélodie, des arrangements et un chant sans retenue. Oui, la batterie fait un « tatatada tschiiiii » un peu grandiloquent pour lancer les refrains, oui le piano fait des longs « bling bling bling » pathétiques, oui, même si Mario prend sa voix de colère, son élocution reste merveilleusement parfaite alors même que la métrique commence à flotter, les mots à se bousculer : en frôlant l’exagération, la chanson est convaincante. Convaincante car convaincue. Pas de maniérisme, on sent qu’il n’y a pas eu de questionnement philosophico-critique « Est-ce que c’est comme ça que ça doit être joué ? Est-ce qu’on en fait trop ? Est-ce que Mario n’abuse pas un peu avec ses formules à l’emporte-pièce ? ». Rien que de la franchise, un constat, pas d’auto-contemplation et donc pas de moralisme.
Le tour de force de Unter der gleichen Sonne, c’est de parvenir à une telle franchise sans sombrer dans la niaiserie. Ce qui la sauve sans doute de ce triste destin, c’est son côté autocritique. C’est quand même assez fortiche d’intégrer à tout ça une réflexion sur le rôle d’auteur-compositeur-chanteur engagé. « Et nous, nous sommes assis ici, derrière une porte fermée à clef, et nous attendons que le jour s’achève, et nous parlons, parlons, parlons » : il aurait autant pu chanter « Et nous, nous reprenons ce couplet en chœur et ça nous donne bonne conscience » (mais il ne l’a pas fait. Subtil, on vous dit).
Bonne conscience impossible : c’est sans doute ce qui distingue une vraie bonne chanson engagée d’une vraie bonne soupe au navet. Mario Hené rend une chanson séduisante alors qu’elle aurait pu être très désagréable. Par la force de sa sincérité.
[1] Martin Niemöller : "Lorsqu’ils sont venus chercher les communistes
Je me suis tu, je n’étais pas communiste.
Lorsqu’ils sont venus chercher les syndicalistes
Je me suis tu, je n’étais pas syndicaliste.
Lorsqu’ils sont venus chercher les Juifs
Je me suis tu, je n’étais pas juif.
Puis ils sont venus me chercher
Et il ne restait plus personne pour protester."
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