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par Lazley le 26 mai 2009
sorti le 8 juin 1992 (Slash Records)
A en croire nombre de so-called experts, l’année 1992 fut l’un des derniers, sinon l’ultime millésime distordu, celui qui vit pour la dernière fois le dyptique honnêteté/grandeur fièrement porté par Sa Majesté Le Rock.
Jugez plutôt : Nevermind, Sonic Youth, Lollapalooza et l’independant nation triomphants, Seattle devenant la Terre Promise de tous les kids révulsés par Madonna/Bambi/Depeche Mode. Madchester qui déjà dépérit, mais le Screamadelica de Gillespie sauve la mise in extremis au premier absolutisme techno-house-ecsta-rock. Saint Kurt, ce petit bidule blond terne, porte beau sur son frêle buste ; Voyez ! Il semble définitivement enterrer de ses gratouillements forcenés les maudites, horribles, honnies années 80.
Doit-on croire à tout ceci ? Pourquoi pas… Après tout, l’histoire du binaire l’a prouvé : ses fidèles ne sont pas très différents de ceux de tel autre mouvement, quel qu’en soit sa nature. Tout semble être dans le rock (ou du moins dans son exégèse) histoire de courants, de cycles créatifs vide/trop-plein qui paraîtront particulièrement douteux à n’importe quel œil et oreille exercés. Les exemples de ces antagonismes caricaturaux sont légions - ah, ces sixties tellement géniales, libres, imaginatives qu’on se fouetterait presque de vivre dans nos mornes temps de crise perpétuelle… Et celui de l’image des nineties n’est pas des moins typiques.
C’en est d’autant plus frappant que beaucoup semblent oublier que la musique perdit en moins de trois années quelques pans considérables de son univers : Serge Gainsbourg et Miles Davis en 1991, et Frank Zappa en 1993. Ca fait beaucoup pour un dernier âge d’argent, non ?
Mais curieusement, ces trois disparitions ne sont pas les pires « oublis » de l’historiographie rockéenne des années 90, celle qui continue encore aujourd’hui de gloser à vide sur le lointain règne du grunge ou de la britpop. Non, le plus impardonnable zapping de nos gardiens du temple (des noms ? Cherchez tout ceux qui répondent avec une fierté morveuse au tordant blaze de « rock critic ») demeure une des propriétés pourtant difficilement contournables de la dernière décennie du XXe siècle. Il s’agit bien sûr de l’avènement de ce « new world (dis)order » (copyright Bush & Gorby Inc.) qui entérine une bonne fois pour toute la suprématie d’un terme barbare, inspirant haines et défiances autant qu’espoirs et chimères : la mondialisation.
Déjà en activité depuis près de deux décennies, Dame Mondialisation semble en effet shootée au sang de veau en ce crépuscule de siècle : apparition du lien hypertexte (abolition du temps) en 1991, provisoire hégémonie US, politique bien sûr, mais culturelle surtout… TOUT ce qui sort des turbines du Nouveau Monde devient presque instantanément connu de la planète entière. Et le rock, cette miette de particule de contre-culture, ne risque pas d’y échapper, perdant le peu de cette autarcie culturelle qui lui restait. Certains signes avant-coureurs s’étaient déjà manifesté : les tournées Pink Floyd sponsorisées par Gini en 1973, les Stones se lançant dans le grand bain pub avec la sortie de Tattoo You (1981)…
Mais rien qui n’ait l’ampleur de ce terrible évènement, ce grand exercice de marketing musical que fut la tournée des arènes nord-américaines rassemblant fin 1991 les Guns N Roses, Metallica et Faith No More.
« Cherchez l’intrus », ironisera le lecteur. On ne saurait lui donner tort, tant ce triptyque paraît déséquilibré par sa troisième branche. Comment ? FNM, ce ramassis d’ados alterno-funky finis au désoeuvrement, aux prises avec les colisées contemporains et les deux groupuscules les plus mégalomaniaques et imbibés de l’histoire du rock ?
Et pourtant, rien de plus évident : Nirvana ayant refusé le pacte avec le Lucifer du grand spectacle pour cause d’animosité prononcée envers Axl « je fais dégringoler ma gonzesse dans les escaliers à coups de Tiags dans le train » Rose, ne restait parmi les « fleurons de la X Gen. » que cet improbable quintette.
Etrange consécration pour un groupe à la trajectoire vouée à l’oubli dès ses premiers pas, en 1982. A l’époque, absolument PERSONNE, dans la Bay Area ou ailleurs, ne voulait d’une saleté pareille, même pour agrémenter la bar mitzva du gamin. Et il y avait de quoi détourner le regard : un batteur dreadeux toujours prêt à recaser ses racines latinos (Mike Bordin), un claviériste féru de cinéma, de classique et de punk east coast (Roddy Bottum), un trash métalleux hirsute et grand ami de Cliff « ‘Tallica » Burton à la guitare (Jim Martin), un slappeur poupin (Billy Gould)… Et au micro, une diva intoxiquée à la new-wave, au rapcore embryonnaire type Bad Brains, et à l’art-rock des Sparks (Chuck Mosley).
Bref, une sorte de concentré de la nouvelle America de l’époque, à la fois rongée par les restes du cauchemar post-növo (synthés, beautiful synthés) et avide de grands détournements des codes classic rock. Comme de bien entendu, le premier véritable manifeste de FNM, Introduce Yourself (version remixée et radio-friendly du quasi-autoproduit We Care A Lot de 1985) n’émerge qu’en 1987 via une signature sur le label Slash Records, après cinq années plus qu’éprouvantes pour une bande de mômes aux caractères bien trempés. Le single We Care A Lot fait son petit chemin sur la bande FM, intriguant djs et audience par son milkshake fluo des influences précitées, mais partout on parle déjà de split prématuré. La route et les gigs chaotiques, ponctuellement pimentés de jets de bouteilles, de bastons avec le public ou entre les membres du groupe ont conduit à une très laide réputation pour FNM, résumable par beaucoup en deux mots : pathological hatred.
Mosley surtout énerve : aspirateur à dope, starlette surexcitée, l’hollywoodien est trop désintéressé, trop peu impliqué dans la dynamique légèrement bas du front des autres, en raison de son aînesse préjudiciable dans cette géopolitique toujours cruelle du groupe de rock. Et 5 ans de plus, c’est un fossé irréductible en terme relationnel. D’un commun accord, le groupe décide fin 1988 d’utiliser la radicale et très courageuse méthode du renvoi par coup de fil, emphasant sur le classique out of control character.
On confie à « Big Jim » Martin, bon éxégète du bottin West Coast, la lourde tâche de dénicher le prochain frontman. Pendant que le groupe consolide son prochain opus, le guitariste aux énormes lunettes écume les clubs de San Francisco, se fade une indigestion de cassettes démos, pour finir par tomber milieu 1989 sur un machin défiant toute concurrence en matière de violence plurigenre faussement décérébrée : un 3 – titres de Mr. Bungle. Martin se prend une baffe mémorable : il existerait donc un ensemble encore plus dadaïste et azimuté que FNM ?
Côté chant, c’est un carnage : le type dans les écouteurs switche avec une maestria écoeurante du rap au death-metal au crooning adolescent. Tout heureux de sa découverte, Big Jim contacte le gaillard, et planifie une audition en studio. Faith No More, persuadé de voir débarquer un énorme barbu tatoué, se retrouve le jour J en face… D’un gamin à peine dépucelé !
Mike Patton approche des 21 ans, et s’est fait la main avec Mr. Bungle dans des concerts aux allures de high school talent show tirant parfois vers la grand’messe bordélique. Coup de foudre immédiat avec les membres du groupe, à la mode FNM : tous sont bluffés par les cordes vocales élastiques du garçonnet, mais subodorent une persona radioactive. Le test sera drastique : le nouvel album est déjà entièrement composé. On enferme le petit en studio pendant deux semaines, avec ordre de pondre les lead & backing vocals parfaits. Mike s’exécute sans broncher, trop heureux d’avoir du matos de pro (l’ingé son Mike Wallace) à disposition.
Le résultat relève de l’Hiroshima : The Real Thing est un concentré de tubes, une déclaration de guerre meta-métal (cf. Surprise ! You’re Dead !). Par le bombardement massif des singles Epic, Falling To Pieces ou From Out Of Nowhere et surtout de leurs clips plus patchwork/dégueulis que jamais, Faith No More devient l’outsider n° 1 du pays tout entier. Épaulés par des instrus déjà aguerris (la section rythmique comme l’axe clavier/guitare ont dix ans de pratique minimum), les registres savamment outranciers de Patton s’en trouvent musclés, et explosent. Considéré a posteriori par Martin comme « l’album parfait de FNM », par la répartition égalitaire du pouvoir entre ses membres, The Real Thing reste cependant un exercice frustrant pour le premier Patton, déjà control freak prometteur.
Désormais adoubé par la Reine Salope MTV, le groupe se lance dans une tournée interminable de plus de deux ans, culminant avec ce Live At Brixton Academy, meilleure fessée à esgourdes captée des eighties. Résumé de la période par Billy Gould, porte-parole en chef : « Avec la tournée The Real Thing, je suis parti de chez moi à 26 ans et suis revenu à 28. Certains de mes amis avaient déménagé, d’autres s’étaient mariés, avaient eu des gosses, et franchement j’en ai chié avec ça. »
FNM, sur la route, c’est un bizutage des USA par son propre petit rejeton. On ne compte plus les papiers sur les mœurs rebutantes attribuées à l’irascible chanteur : fascination zappaïenne pour les matières fécales de toutes sortes, les flux d’air corporels et le massacre en règle des nouveaux classiques de son répertoire.
Portrait rétrospectif du bonhomme circa 1989, signé Gould : « Je n’aimais pas Mike dans les premières années du groupe, je trouvais que la plupart des choses qu’il faisait étaient immatures. Mais il s’en tire vraiment bien. Quand il a rejoint le groupe, […] c’était un pauvre connard, mais c’est le seul qui a vraiment marché, il a fallu qu’on l’encadre. Et voilà ce petit garçon, qui n’avait jamais bu, ni mis les pieds dans un bar, fourré avec des mecs comme nous."
Est-ce vraiment ce même morveux que l’on découvre en 1992, à la tête d’une petite guérilla de freaks adultes, vitupérant sans faiblir face à des arènes entières de marée humaine venue applaudir le Pouvoir (Metallica), le Stupre (G’n’R’) et conspuer la Folie (FNM) ?
Il est permis d’en douter… Surtout au regard des illustrations médiatiques du groupe qui fleurissent pour l’ Angel Dust era, presque toutes calquées sur le même modèle : tronches hébétées, rictus forcés à en faire exploser les tendons… La misanthropie post-redneck de Patton semble avoir déteint sur la quasi-totalité des membres.
Angel Dust : comme en-tête de manifeste, on ne pouvait imaginer plus typique des cinq gaillards. Un titre évoquant les queues de comète pour une source de mort particulièrement hideuse (angel dust est le nom de code de la phencyclidine, hallucinogène notoire et sagement évité du junkie standard). « Beautiful with the sick », dira Bottum, docteur ès baptême.
Partout, dans les coins et recoins des 12 joyaux de décharge composant Angel Dust, il n’est question que de cela : marier en grande pompe, et sans ménager la science de l’outrance, les flots de bile régurgités au twang d’une surf guitar ou l’eczéma de tel pont grimé de synthés à un crochet de basse miraculeusement bien placé. Permanent jonglage entre extrêmement hideux et anormalement beau. Tu l’as dit, Roddy.
Les pièces attestant de la grande horreur ? Par la moustache du Grand Wazoo, croyez-bien qu’il s’en trouve plus que de raisons ! Land Of Sunshine placarde d’entrée sur les murs du culte grunge naissant un putsch néo-symphonique prenant son grotesque au sérieux, le genre à se faire acclamer en duce, voyez…. (Crack Hitler, à l’autre bout de l’album, fait presque figure de commentaire funko-halloween de cet incipit impérial, enrichi en samples de foule tanguant ses « HEY » en rythme)
Il aurait été presque salutaire, pour rendre justice à l’incroyable monstre instrumental, de minorer le cas Patton sur Angel Dust. Hélas, rien n’y fait, tant la folie furieuse du lead singer est propulsée par une performance poussant les histogrammes du rôle de vocaliste à en faire crever le plafond. Simple : il peut tout chanter. S’arrêter à cette sentence lapidaire ? Sûrement pas, car il y a mieux.
Mike a eu la bonne idée, après trois ans de tournées avec son nouveau joujou FNM, d’aller extirper ses comparses de Bungle du cloaque du cachetonnage maigrelet, pour les faire enregistrer mi-1991 un album partiellement incompréhensible mais 100 % talentueux, le tout aux frais de la Warner et avec John Zorn aux manettes. Pendant cette éprouvante récréation, le jeune homme s’est essayé au primat du signifiant ; il gribouille un plein cageot de textes où les mots sont avant tout placés pour leur sonorité, et la concordance de leur forme avec celle du climat des morceaux.
Sur Angel Dust fleurit cette pratique, mutant le moindre vers en punchline instantanée. Ainsi de « Baby became a fat nickel so fast » (Everything’s Ruined), de « Pat yourself on the back and give yourself a handshake » (Land Of Sunshine)… ou de « B-E A-G-G-R-E-S-S-I-V-E » (Be Aggressive). C’est pop, c’est aussi terriblement ricain, et le reste fait tout aussi mal.
Car à Jim Martin, de plus en plus écarté de la composition par ses comparses, il ne reste (quasi) que des yeux pour pleurer, soit en langage guitaristique : « cette bande de trouducs ne m’a laissé que mes overdubs à badigeonner ». La Flying-V à plaque miroir crie vengeance, et lâche une série de hachoirs sans sommation. Le solo d’Everything’s Ruined est une merveille de placement guilleret (ah, cette touche méta-métal, décidément !), RV hawaïse et écartèle Duane Eddy, Caffeine se faufile. Ca groove, ça plastronne, ça aplatit, papa Iommi et maman Nugent ont de quoi être fiers du rejeton !
Classe suprême signée d’un entrainé du studio, les équarrissages de Martin s’imbriquent sans le moindre accroc des contes aux protagonistes sans nom de FNM. Oui, parce qu’on avait oublié ça aussi : ce talent pour la narration implicite, qui fait de Midlife Crisis la notice du vieillissement à la Madonna (la Ciccone ayant prêté son blaze au working title du morceau, c’est tout dire), ou d’Everything’s Ruined une fort sympathique épitaphe des années Reagan.
Un bonus classieux ? Be Aggressive, défi lancé à Patton par Bottum, claviériste tout frais sorti du placard, est relevé par FNM tout entier sans broncher. Total : une ode funky à la fellation gay, saupoudré d’orgue et que le premier rang d’ados testostéronés du public reprendra bien sûr en cœur, ironie-quand-tu-nous-tiens. « You’re the master/And I take it off my knees ». Dans le genre débile indélébile, ça se pose là non ?
Bon… Il faut conclure, à ce stade (non, pas le Camp Nou, enfin !). Et il n’y a pas de meilleur bouclage que celui que nous apporte le cas de cette mascotte implicite, trimballée par Patton pendant toute la période précédant les Angel Dust sessions : « Cédric », un fœtus de trois mois, soigneusement conservé dans un bocal de formol par le sieur vocaliste et exhibé pendant nombre d’apparitions publiques.
Voilà. Cédric, comme un versant fangeux du poupon barbotant dans le chlore de Nevermind. A la teenage angst idéalisée, à la facilité de l’écueil christique Cobain, FNM répond par un constat simple : le bébé « déviant » que la génération X vénère est un mort-né.
Après ça, la pourriture, mes enfants !
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