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par Emmanuel Chirache le 25 novembre 2008
Paru en 1988, réédité en 1990 (Def American)
Indéniablement, Masters Of Reality fait partie de ses groupes que personne ne connaît mais qui s’offrent le luxe d’en influencer de bien plus célèbres. Un mini Velvet Underground. Un Sonic Youth confidentiel. Plus qu’un groupe, les Masters Of Reality représentent davantage une sorte de projet dont l’existence future est perpétuellement ajournée sine die, évoluant au fil de l’inspiration de son leader et unique membre permanent Chris Goss, chanteur, guitariste et producteur. Chris Goss, éminence grise qui se tapit dans l’ombre d’artistes tels que Kyuss, Queens Of The Stone Age, Mark Lanegan, Stone Temple Pilots ou encore UNKLE. Tous, il les a influencés, a façonné leur son, leur a transmis un bout de son expérience. Une fois son travail de production achevé, l’homme retrouve épisodiquement le groupe de sa vie, ces Masters Of Reality fondés en 1981 d’après le titre d’un album de Black Sabbath mais dont le premier opus The Blue Garden ne sortira que sept ans plus tard. Il sera réédité en 1990 sous le nom seul du groupe.
Avec un patronyme pareil, on pourrait s’attendre à un disque de heavy-metal dans la plus pure tradition inspirée par la formation d’Ozzy Osbourne. Il n’en est rien. A longueur d’interviews, Chris Goss ressasse plutôt son admiration sans limites pour les Beatles. En fait, le chanteur est un enfant du rock, il appartient à la génération élevée au "classic rock" comme on dit si laidement, biberonnée aux Fab Four, aux Rolling Stones, à Cream, Ten Years After, Hendrix, The Doors. C’est aussi un fan de progressif : Mahavishnu Orchestra, Yes, Weather Report... Il y a un peu de tout cela dans Masters Of Reality. Et bien plus encore. Car le groupe ne se contente pas de ressortir les vieux fantômes du placard des années quatre-vingts, il scie leur boulet pour les faire entrer de plain-pied dans la décennie suivante. La plupart des titres reposent sur une base mid-tempo voire franchement heavy, comme l’excellentissime The Candy Song dont les paroles rappellent - en moins subtiles - les Sucettes de France Gall. C’est aussi le cas de Gettin’ High, un titre à la veine blues-rock bien plus conventionnelle sous forte influence Ten Years After et Cream. Beaucoup plus réussi, The Blue Garden s’inscrit également dans la lignée du power trio d’Eric Clapton, Jack Bruce et Ginger Baker (ce dernier a d’ailleurs tenu les baguettes sur la deuxième réalisation des Masters Of Reality), tout en affirmant davantage que les autres un style propre au groupe où la voix veloutée, haute et sobre de Chris Goss tourne autour des guitares acérées de Tim Harrington. Sans oublier le clavier de Mr. Owl qui vient adoucir le tout.
Parfois, la révérence aux idoles sixties et seventies se fait trop pressante à l’image de The Eyes Of Texas, hommage pas forcément passionnant à ZZ Top, ou encore de Magical Spell, décalque troublant du Rainy Day Women # 12 & 35 de Bob Dylan. En revanche les morceaux heavy et chiadés, presque pré-stoner, comme Domino ou Kill The King se révèlent d’une trempe autrement plus audacieuse. Du grand art. De même, on se délectera des chansons acoustiques. Le formidable John Brown ressemble à de la country revisitée à la slide-guitar par Led Zeppelin, quant à Lookin’ To Get Rite... c’est une petite merveille de blues répétitif et tourbillonnant. Mais là où le groupe brille au-delà du raisonnable, c’est avec le chef-d’œuvre Doraldina’s Prophecies [1]. Non seulement il s’agit certainement du meilleur morceau jamais écrit par Chris Goss, mais on peut sans exagération le qualifier de titre incontournable pour tout amateur de rock. Épique, grandiose et tortueuse, Doraldina’s Prophecies s’ouvre sur un air de piano menaçant d’abord scandé par de simples accords de guitare, tandis que la voix de Chris Goss répète une mélodie entêtante rejouée par le clavier. S’ensuivent un couplet totalement fascinant et un refrain plus agressif qui voit la guitare rugir et gronder avant un final au piano irrésistible. Ce n’est pas par hasard si le compositeur avoue adorer la chanson, au point de la placer en tête des extraits du groupe sur myspace. On invite d’ailleurs tout un chacun à s’y rendre pour une écoute attentive : Doraldina’s Prophecies
Produit de façon plutôt sobre et efficace par Rick Rubin, le disque n’a presque pas vieilli, fait suffisamment rare pour être souligné. C’était il y a vingt ans. Un mélange inédit de blues-rock heavy, de progressif et de pop-rock sixties et seventies qui détonait à l’époque et déteindra en partie sur le mouvement stoner quelques années plus tard. Hélas, le jeune public de 1988 se divisait encore entre metalleux pure souche, indépendants intégristes, aficionados fluos de la new wave et spectateurs de MTV. Pas de place pour une œuvre comme Masters Of Reality, dont les ventes feraient sans doute rire jusqu’aux Vaselines ou Jeffrey Lee Pierce (paix à son âme). Soyons clairs, aucune production du groupe ne s’écoulera jamais dans des proportions gigantesques. Trop expérimental, trop alternatif, trop discret. Pas d’identité stable à laquelle se raccrocher, pas de volonté de puissance, pas de marketing, peu de communication. Les disques eux-mêmes sont compliqués à dénicher, un simple tour sur les sites de vente par correspondance montre l’étendue des dégâts - sans parler bien sûr des rayons rock des grandes enseignes culturelles. En interview, Chris Goss évoque de temps à autre la réédition probable de ce Masters Of Reality fondateur. Toujours rien en vue. Et certains s’étonnent qu’on télécharge...
[1] Un morceau absent de la première édition du disque en 1988.
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