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par Emmanuel Chirache le 3 novembre 2009
Paru en 1992 (Dali Records)
"Vous n’avez jamais entendu ça". Il n’est pas rare de lire ce genre de conneries ici ou là à propos d’un artiste ou d’un groupe. Néanmoins, il arrive en effet que certaines personnes produisent une musique dont on chercherait vainement l’équivalent ailleurs. Blues For The Red Sun fait partie de ces disques étonnants qui se suffisent presque à eux-mêmes, à la source incertaine et à la descendance confidentielle. Une œuvre trop discrète pour jamais bouleverser l’industrie du rock - même si Nirvana s’est très probablement inspiré de certains titres pour son In Utero : il suffit de comparer Apothecaries’ Weight et All Apologies, mais qui est un monde entier à elle seule. Blues For The Red Sun n’a de comptes à rendre à personne, il a été créé par des enfants à peine sortis de l’adolescence menés par un doyen de vingt-deux ans au chant et par un jeune guitariste surdoué affichant dix-neuf printemps au compteur. Même âge pour le batteur Brant Bjork, tandis qu’à la basse Nick Oliveri toise les deux précédents du haut de ses vingt et une années. A cette époque, la jeunesse ne s’encombrait pas encore comme aujourd’hui de modèles à imiter, et le souci de faire du rock ne se préoccupait pas tant que ça de sa propre histoire. Sans vouloir nier l’existence d’influences diverses sur le stoner, difficile de percevoir clairement l’héritage de Black Flag, de Blue Cheer ou de Black Sabbath dans Kyuss. Bien sûr, il y a toute une marmite de genres à l’intérieur de ce disque, depuis le punk hardcore jusqu’au heavy metal, en passant par le garage psychédélique. Trop planant pour le premier, trop speed pour le deuxième et trop métallique pour le dernier, Kyuss rompt allègrement avec toutes ces lignées en les vampirisant pour ne garder que la sève de chacune.
En fait, Blues For The Red Sun est certainement le meilleur moyen pour aborder Kyuss, une bonne façon de prendre le groupe en pleine poire, tout de suite. Car si Welcome To Sky Valley est sans conteste le disque le plus abouti et le plus complet réalisé par Josh Homme et ses comparses, force est de reconnaître que Blues For The Red Sun incarne davantage l’esprit et l’originalité de leur musique. Du stoner pur jus, un condensé de rock désertique aride et complètement foncedé. L’œuvre s’écoute comme un tout à la cohérence infaillible, d’une traite, et on y plonge pour s’y noyer et ne plus ressortir des sables mouvants qu’à la fin des cinquante et une minutes que dure l’album. Mises bout à bout, les chansons font preuve d’une remarquable homogénéité qui se hisse presque au niveau de la "continuité conceptuelle" tant vantée par Frank Zappa. Ici, le projet de Kyuss tient tout entier dans le magnifique titre du disque [1], qui dit bien ce qu’il veut dire : « Blues for the red sun », du blues pour le soleil rouge, expression qui renvoie autant à la musique en général à travers l’un de ses genres les plus populaires, le blues, aride même dans son expression par la sobriété et le dépouillement de sa pratique (guitare plus voix), qu’aux conditions climatiques dans lesquelles cette musique a été inventée, le soleil de Palm Desert qui cogne et brûle. Ici, l’astre est rouge, donc levant ou couchant, c’est-à-dire les seules heures qui soient ici propices à la vie, partant à la création. C’est aussi l’évocation du jour et de la nuit, et du passage de l’un à l’autre alternativement. Un mouvement qui rythme l’existence des musiciens selon un cycle inverse à celui qui régit habituellement la société des hommes, puisque l’on joue du stoner à deux heures du matin autour d’un générateur, imbibés de bières et sous l’inspiration de la marijuana, alors que l’on dort pendant la journée.
Le titre du disque nous renseigne donc sur le projet artistique de Kyuss, du blues certes, mais joué pour le désert, fait pour se mesurer à l’infini de son étendue et s’élever à la température de sa chaleur suffocante. Transposition musicale d’un environnement, Blues For The Red Sun bénéficie également du savoir-faire de Chris Goss, leader des Masters Of Reality. L’homme est un expert de ce son blues-rock aux aspérités heavy et psyché qu’on peut apprécier sur l’album éponyme de son groupe, si bien qu’il est choisi par Kyuss pour donner une suite à Wretch dont la production avait tant déçu Josh Homme. Le talent de Chris Goss s’exprime avant tout dans sa capacité à faire de Blues For The Red Sun un disque puissant qui ne soit cependant pas outrageusement agressif. Au contraire, les guitares saturent presque avec douceur. Le tropisme hommien qui pousse le guitariste vers les graves (accordage en do + amplis de basse Ampeg) trouve son pendant dans les petites notes aiguës, chantantes et bluesy qu’il insère un peu partout par-dessus les riffs, parvenant ainsi à une sorte d’équilibre parfaitement délectable pour l’auditeur. On peut l’entendre de façon très nette sur les instrumentaux Apothecaries’ Weight et Caterpillar March par exemple. Là où beaucoup de groupes ou de producteurs auraient envoyé du décibel à tire-larigots, notre équipe prend le parti inverse et écrête un rock dévastateur. Le résultat s’écoute par conséquent du début à la fin sans la moindre nausée, ce qui se révèle suffisamment rare dans le metal ou le hard pour être souligné.
Introduction parfaite, Thumb nous fait entrer dans le vif du sujet avec son riff ultra heavy et ses licks de guitare plus aigus. Toutefois, si certains morceaux se dégagent du lot tels que Thumb, 50 Million Year Trip (Downside Up), Apothecaries’ Weight, Freedom Run ou Allen’s Wrench, l’essentiel tient à l’enchaînement sans faille des chansons, qui constituent ensemble les chapitres d’un seul et même livre, solidaires les uns des autres. Le violent passage de Thumb à Green Machine accélère le tempo pour mieux nous emmener vers Molten Universe et surtout le planant et virevoltant 50 Million Year Trip (Downside Up), œuvre du batteur Brant Bjork qui n’a rien à envier aux trouvailles de Josh Homme. Débutant à deux mille à l’heure, la chanson serpente ensuite doucement avant de prendre un surprenant virage beaucoup plus psychédélique et folk-rock. Mêmes soubresauts pour Thong Song (la "chanson de la tong" !), qui commence comme un blues dépouillé pour s’énerver sur la fin. S’ensuivent deux excellents instrumentaux, bavardage guitaristique prouvant combien Josh Homme s’est d’ores et déjà doté d’une patte hallucinante malgré son jeune âge, confirmant aussi le talent de Brant Bjork à la composition. Des intuitions renforcées par la belle montée en puissance durant sept minutes de Freedom Run, puis une série de titres qui, sans être géniaux, font bloc : 800, Writhe et Capsized. On retiendra mieux le fantastique et speedé Allen’s Wrench, l’un des meilleurs morceaux de Kyuss, tandis que Mondo Generator [2] achève le voyage sur un ultime trip, braillard à souhait.
Disque majeur donc, fondateur d’une œuvre plus que d’un genre, Blues For The Red Sun a su cristalliser les qualités de musiciens immenses : un guitariste surdoué (Josh Homme), un excellent bassiste à forte personnalité (Nick Oliveri) et un batteur unique (Brant Bjork). La voix de John Garcia, elle, n’a rien d’exceptionnelle mais viens s’ajouter au reste avec une singulière efficacité. Son chant enroué se marie à la musique dès les premières notes de Thumb et ce fameux « You don’t seem to understand the dea-ool ! ». Nul doute que sa contribution aux aspects les plus hypnotiques du disque s’avère énorme, que ce soit par ces cris tout en retenue (encore une fois, Kyuss prouve qu’on peut être puissant avec modération) à l’image du monstrueux « it’s all you geeeeiyeaaah » d’Allen’s Wrench ou du « but I’ll never forget you anyway » de 50 Million Year Trip, sans oublier son style plus mélodique et lancinant qui parcourt Writhe par exemple. Au final, il faut un certain temps à l’auditeur pour apprivoiser l’étrangeté de Kyuss. Ce n’est pas un hasard si le disque s’est vendu à 40 000 exemplaires seulement lors de sa sortie en 1992. Néanmoins, il a permis au groupe d’ouvrir pour Metallica en Australie et de gagner l’estime de nombreux fanatiques. Aujourd’hui, Kyuss reste un ovni pour le paysage rock, quand bien même ses membres continuent leur carrière avec plus ou moins de succès. Avec toute l’estime qu’on porte à un chef-d’œuvre comme Songs for the Deaf, difficile de lui trouver une valeur aussi fondamentale que celle de Blues For The Red Sun, où tout semble déjà avoir été dit, et de fort belle manière.
[1] A l’origine, un hommage à "Blues for the Red Planet", un documentaire scientifique.
[2] Composé par Nick Oliveri, le morceau a donné son nom au projet solo du bassiste.
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