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par Emmanuel Chirache le 28 juin 2011
paru en juin 1994 (Elektra Records)
D’après le biologiste français Jean-Baptiste de Lamarck, les êtres vivants tentent désespérement de s’adapter à un milieu toujours hostile. Aussi les girafes tendent-elles le cou, jusqu’à l’allonger au fil des générations, dans le but de se nourrir des feuilles haut perchées sur les cimes des arbres. On pourrait en dire autant du rock de Kyuss, né dans le désert californien, aride et brûlant, non loin des collines de Desert Hot Springs hantées par les coyotes et les vautours. Le désert, c’est un mode de vie vous diront les membres du groupe, fait de bastons, de bitures et d’ennui. Alors pour survivre, quoi de mieux que de l’apprivoiser en chantant ses louanges.
À la fin des années 80 dans la ville de Palm Desert, les amis d’enfance Josh Homme et Brant Bjork participent donc à des jams improvisés au milieu du sable et des cailloux, dans des coins reculés à mille milles de toute contrée civilisée. On appelle ça des "generator parties", du nom du groupe électrogène qui permet de brancher amplis et guitares. Il faut s’imaginer ces fêtes surréalistes, où l’on boit et l’on écoute du rock dans un décor unique, et ce sans la moindre répression policière ou parentale. Encore que... Scott Reeder, le bassiste qui remplaça Nick Oliveri après Blues For The Red Sun, se souvient : « Une fois, j’ai organisé une soirée qui devait se trouver à six kilomètres de quoi ou qui que ce soit, et putain quelqu’un s’est plaint ! La police est arrivée et a mis fin à la sauterie. Je parie que ce sont des animaux qui les ont appelés. » Bientôt les deux copains sont rejoints par Chris Cockrell (qui précéda Nick Oliveri à la basse) et John Garcia pour fonder Sons Of Kyuss, un nom tiré du jeu de rôle Donjons et Dragons, raccourci après la sortie d’un EP homonyme en Kyuss [1]. Désormais, ce sont eux qui vont animer ces festivités volcaniques, tant et si bien qu’ils deviendront les pionniers d’un genre.
Ce genre, c’est le stoner, qui vient de "stoned", défoncé en français, une allusion à la consommation de marijuana des fans et des musiciens. Mais les Kyuss sont comme Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir : ils font du stoner sans en avoir la moindre idée, puisque le terme n’existe pas encore. À l’époque, on parle de desert rock pour nommer la musique de ce groupe atypique, trop métal pour le punk, trop punk pour le métal, et trop psychédélique pour le grunge. Dans le petit monde formaté, compartimenté, ultra-marketé et archi-policé du rock des années MTV alors à leur apogée, Kyuss vient mettre son grain de sable pour gripper la mécanique. Ils inventent un son totalement nouveau, planant, lourd, fait pour s’évaporer dans l’espace infini du désert. Peu commercial, mais génial pour les oreilles initiées. C’est pourquoi Kyuss va se tailler une réputation de groupe culte grâce à l’admiration des autres musiciens et des critiques. Malheureusement, leur premier album Wretch, sorti sur le label Chameleon, déçoit les attentes du groupe, qui estime que la production les a trahis. Du coup, Blues For The Red Sun sera réalisé par l’un de leurs nouveaux fans : l’immense Chris Goss, leader des non moins cultes Masters Of Reality (un nom qui provient de l’album de Black Sabbath Master Of Reality. La formation d’Ozzy est souvent citée comme influence majeure du stoner, même si Homme prétend n’avoir écouté le Sabbath qu’à partir de 1993...)
La collaboration se révélera fructueuse puisque le renversant Blues For The Red Sun gagne un succès d’estime colossal, à défaut de se vendre (seulement 50 000 exemplaires écoulés). À partir de cet album, Dave Grohl commence son lobbying intense en faveur de Kyuss, et des groupes comme Faith No More, White Zombie et Metallica s’avouent conquis. Résultat, à sa grande surprise, Kyuss est invité à faire la première partie des Four Horsemen en Australie lors de la tournée de 1993. Sans presque aucun répit, le groupe enchaîne ensuite avec l’enregistrement de Welcome To Sky Valley dans le fameux studio de Sound City, là où Nirvana accoucha de Nevermind deux ans plus tôt. Aux manettes, l’indétrônable Chris Goss.
À l’écoute du disque, une première constatation s’impose. En réalité, Kyuss n’est pas un groupe de stoner. C’est bien plus que cela. Tout comme on ne saurait réduire Metallica au simple label metal, Kyuss ne mérite pas non plus qu’on lui accolle une étiquette aussi étriquée et ridicule. Lorsque le riff de Gardenia, lancinant, heavy et bluesy à la fois, serpente comme un crotale jusqu’à vos oreilles, la chose devient évidente : Kyuss joue du rock, et du très grand. À l’âge incroyable de 20 ans, à peine plus que les Naast, Josh Homme invente un son de guitare insensé, particulièrement grave, plein de fuzz et de distorsions. Habitué à jouer avec un accordage en do parce qu’il n’avait pas d’accordeur à ses débuts, le géant roux utilise qui plus est des amplis Ampeg ou Marshall qui accentuent cet effet de basse. Mieux encore, Josh Homme semble né pour écrire des riffs imparables, mélange de blues psychédélique et de punk californien à la Black Flag, auquel il faut ajouter une touche nonpareille et reconnaissable entre mille. Une sorte de science infuse de la ligne de guitare qui tue. « Je veux arriver au point où je jette un coup d’oeil aux autres membres du groupe et ma guitare est juste en train de chanter, déclarait-il dans une interview donnée en 1994. Je ne parle pas de solos. Je veux seulement que tout coule, que tout soit groovy et heavy. Comme entre les accords et les ponts, quand vous introduisez une petite ligne qui chante. »
Tout au long de ces dix pistes, le sens de la composition du guitariste fait des merveilles, servi par des musiciens extraordinaires. L’instrumental Asteroid nous envoie par exemple l’Armageddon en pleine tronche et sonne comme de la musique qu’on jouerait après la fin du monde. Alternant passage calme et furie destructrice, le morceau semble provenir directement des enfers. Sur Supa Scoopa And Mighty Scoop, Brant Bjork sait déjà qu’il va quitter le groupe, alors il martèle ses fûts avec l’énergie des dernières fois et offre un final qui reste l’un des modèles du genre. Suit un 100 Degrees incisif et brut, ouvrant la voie royale au chef-d’œuvre de l’album, Space Cadet. À elle seule, la chanson rend toute la discographie rock des années 2000 superflue et pathétique. Personne n’est parfait, à part Space Cadet. Une introduction sublime, qui voit les instruments entrer un par un dans la danse, la basse d’abord, puis les guitares, acoustique et électrique, la voix de John Garcia et enfin la batterie. Une progression époustouflante, une tonalité blues admirable, un tempo hypnotisant, un solo acoustique génial. Vingt ans, putain, vingt ans. Quel âge a le pantin Doherty déjà ?
Après un truc pareil, bien des groupes retomberaient au trente-sixième dessous. Pas Kyuss. Ces salopards alignent ensuite un fantastique Demon Cleaner sous acides, repris maintes fois par Tool en concert avec la présence du bassiste Scott Reeder. Par rapport à son prédécesseur Nick Oliveri, adepte du jeu à la Lemmy Kilmister où la basse fait presque figure de guitare rythmique, Reeder apporte une technique en contrepoint plus conventionnelle, mais également efficace. Avec Odyssey, il montre par ailleurs qu’il n’a rien à envier à Oliveri dans l’agressivité. Il faut dire que le morceau est une déflagration sonore dont on cherche encore l’équivalent aujourd’hui. Après quelques notes terrifiantes en guise de salutation, le tonnerre s’abat et Garcia gronde : « Take one to the mountain / Take one to the sea / Take one to the belly of the beast » Petit intermède à la fin duquel Homme tient une note aiguë de plus en plus oppressante, puis retour au chaos total. Un enchaînement qui fait frissonner.
Enfin, Whitewater clôt l’album sur une note psyché et blues-rock qui s’étire et s’évanouit comme un cri dans le désert. Car on y revient toujours, au désert. La musique de Kyuss y est intimement lié. Le chanteur John Garcia ne dit pas autre chose : « Si tu vas au milieu du désert et que tu te poses, tu peux voir chaque couleur qui existe dans le monde. Et quand tu restes assis un moment, en train de cuire au soleil avec de la poussière sur le visage, tu as la putain de quintessence de ce qui fait Kyuss. » Une fois achevé Welcome To Sky Valley, le groupe continuera sa route le temps d’un dernier album au titre évocateur, ...And The Circus Leaves Town, puis mettra un terme à sa carrière, chacun vacant maintenant à ses propres affaires.
Depuis, Kyuss est devenu un mythe et à Palm Desert, tout le monde les vénère. Il paraît même que les lézards sifflotent 100 Degrees dès que le soleil tape un peu.
Article initialement paru le 6 février 2007.
[1] Prononcer Kaï-eusse.
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