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mercredi 15 avril 2015
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par Antoine Verley le 16 mars 2010
"Qui en a quoi que ce soit à foutre, des Cardiacs ?" C’est peut-être vrai, que dans ce monde postmoderne, post-rock, et bientôt plus que le post-lui-même, les Cardiacs n’ont sans doute aucune utilité, et personne n’est prêt à cracher 150€ pour avoir l’un de leurs disques sur Amazon. Et aujourd’hui, le groupe a presque disparu de la circulation. Ses enregistrements ne sont plus dans le commerce. Certains ne sont jamais parus en CD, et ne sont parfois même sortis qu’en cassette audio… Le groupe est donc bel et bien "oublié". Mais pas par tous : Damon Albarn écoute les Cardiacs, Mike Patton écoute les Cardiacs, Thom Yorke écoute les Cardiacs, et Tool, System Of A Down, Pixies, Talking Heads, Melvins, Primus, Smashing Pumpkins,Mars Volta et bien d’autres doivent directement beaucoup à ce cas exceptionnellement dément de la power pop britone. Power pop, ou plutôt l’un des plus savants mélanges de Ska/ Punk / Prog / Musique de Chambre / New Wave / Post Punk / Comptine / Chant de marins / Hymne pour stades de football que les Îles Britanniques aient connu.
L’histoire du groupe commence en 1972. Chez James et Timothy Smith, respectivement 12 et 11 ans, à Chessington, Surrey, c’est peu dire que l’on s’emmerde. Pas grand-chose à faire, sinon tripper sur les Kinks, Zappa, ou encore les débuts de Gentle Giant… C’est alors qu’ils décident de se mettre à la musique, sous l’impulsion d’un voisin, Geoff Shelton. Geoff, guère plus âgé qu’eux, ne sait également guère mieux jouer que ses deux camarades. Il vient à peine de se faire offrir une jolie gratte, toute de fleurs peinturlurée. Bref, le gamin incite Jim à se procurer une basse, et le petit Tim à se procurer une caisse claire, puis une cymbale, et, les jours passants, la batterie commença à prendre forme… Contrairement au jeu de Tim, guère emballé par l’instrument. Quelques temps après se déroula une chose sans laquelle bien des monuments de l’histoire du rock ne seraient pas ce qu’ils sont aujourd’hui (eh oui) : Geoff abandonna la guitare. Miracle ! Tim s’y mit instamment, et, pour la petite histoire, le prime vagissement de la préhistoire des Cardiacs fut un frêle accord en G arraché par le goret hagard à sa gratte moisie.
L’histoire aurait bel et bien pu s’arrêter là, n’eut été de la rencontre fortuite, en 1975, de Tim et d’un gamin du lycée du nom de Mark Cawthra (Tim serait allé à lui après avoir cru, entendant son nom de loin, avoir affaire à un fan du Mahavishnu Orchestra…), qui s’avère être batteur. L’empâté s’empare ponctuellement de la basse du frangin, et joue quelques temps avec Mark et un organiste mentalement dérangé (David Philpot). Viré du lycée pour des raisons encore inconnues, Mark doit déménager.
Le groupe se sépare avant même d’avoir trouvé un nom, mais, avant de partir, Tim pique à Philpot son mini-synthé Korg, qui servira grandement aux débuts des Cardiacs. Il revient dans le giron de son grand frère, qui a dégotté quelques amis, euh… Disons "musiciens", et c’est à Kingston (Surrey), que Cardiac Arrest, groupe de jeunes crétins qui ne sait même pas ce que son nom signifie, donne son premier concert. Un concert bancal, joué par une clique de dilettantes qui écrivait alors ses morceaux "dix minutes avant les répètes". Le saxophoniste d’alors, Ralph Cade, n’avait pour ainsi dire jamais vu cet instrument avant le concert, et se contenta de ce que l’on n’appelait pas encore shaker du booty sous les respectueux vivats du peuple. Heureusement, une professionnelle remplaça instamment l’amateur. Son nom : Sarah Cutts.
Le groupe décrocha en 1979 un one-single contract avec Tortch Records. Il y sortit alors son premier "effort", puisqu’il s’agit de l’expression consacrée, même si A Bus For A Bus On The Bus est un single sans grand intérêt, comme les quelques travaux suivants de la période "cassette".
Cardiac Arrest accouche, en 1980, de son premier album, sur lequel Tim et Jim seront respectivement crédités Philip Pilf et Patty Pilf. Comme le veut l’époque, The Obvious Identity (car c’est son nom) sortira en cassette, et, comme le veut le protoindé-underground-sans-le-sou, l’album est tout simplement inaudible. Rapport au son. Comme si l’album avait été enregistré avec un micro d’ordinateur avec le bruit de l’unité centrale, l’acoustique d’un cybercafé banlieusard et la qualité .wav en sus. On sent quelques bends de synthé, wah-wah et autres effets saturés de bonnes intentions, mais, vintage par la force des choses, ce son pire que les cauchemars les plus informes de Robert Johnson et des Dead Kennedys réunis prive le son de toute profondeur et donc l’album de tout intérêt. Le pire reste la voix d’un Tim Smith alors ignorant du fait qu’un micro doit obligatoirement être tenu à au moins quelques centimètres de la bouche sous peine de PPPPPP incessants. Mais il y a autre chose, puisqu’un critique ouvert d’esprit ne saurait se réduire au son (le "mec qui se la pète à peine" t’emmerde). L’autre gros souci de cet album, c’est le manque d’idée.
Voilà ce qui est nécessaire à toute œuvre musicale, quelle qu’elle soit : l’alchimie de l’idée et la technique, afin que l’idée puisse pleinement déployer ses ailes. Inutile alors de chercher une quelconque "âme" à un album, c’est cette mesure équitable des deux qui valide une œuvre. A partir de là, l’artiste peut même se permettre, si l’idée est brillante, d’accoucher d’une idée qui met la barre technique au ras des pâquerettes. Ce qui permet de comprendre, entre autres, des groupes comme les Ramones ou Joy Division (et invalide leurs suiveurs, une bonne idée ne sert qu’une fois !). Négliger l’un au profit de l’autre est un tort absolu. C’est sans doute cela qui explique l’échec relatif du premier effort de Cardiac Arrest : une technique parfaite, mais une idée insuffisante. Le tout ne manque pas de maîtrise ni de distinction, pourtant, quelque chose semble clocher : les canevas, les squelettes des compositions sont typiques de l’esthétique Cardiacs (non résumable en une simple parenthèse, qu’est-ce que vous croyez ?), mais les notes et accords qui y sont appliquées ne collent tout simplement pas… Et chacun sait ce que donne un album prétendument pop sans mélodie. Ou sinon, jetez-vous sur Rather Ripped de Sonic Youth pour en avoir une idée plus précise.
Naturellement, l’album ne s’est quasiment pas vendu : autoproduit en édition ultra-limitée, il ne s’écoula que distribué à la sauvette à la sortie de concerts chaotiques. Il n’empêcha pas le groupe de recommencer. On peut se demander ce qui les aura motivés à se relancer dans une autoproduction suicidaire, mais quel label voudrait de ce groupe, incontrôlable sur scène et pas encore convaincant dans ses compositions ? De plus, le groupe fut lessivé par la location des studios Crow (Londres) pour enregistrer le premier album. Heureusement, on raconte que Mark Cawthra, revenu dans le groupe et employé aux fameux studios, leur aurait permis d’y enregistrer en toute illégalité lors de l’absence du propriétaire. Selon la légende, Mark ne fut pas viré pour l’histoire du studio (qui passa inaperçue), mais plus tard pour avoir foré la voiture de son patron en tentant de décoincer le bouchon d’essence. Bref, le groupe se renomma CARDIACS pour l’occasion, la cassette (toujours) Toy World sonnera à peine mieux que la précédente. Eh oui, parce qu’on peut pirater un studio, mais pas un ingé son. Néanmoins, cet album aura beau être une catastrophe sonore comparable au précédent, les compositions commencent à affluer. Tim Smith commence à se montrer réellement prolixe et inspiré, ses influences se diversifient et se font plus claires. Malgré tout, comme il le dira si bien a posteriori, lui et Cardiac Arrest étaient "des bébés. Des putains de bébés roses puants et hurlants." Le groupe, alors, se professionnalise presque, enchaîne des concerts de moins en moins chaotiques et s’améliore sans cesse, à tel point qu’il commence alors à ne répéter que "Deux fois par ans," dira Tim, "et seulement si on en a besoin, par exemple avant une tournée ou la sortie d’un album, mais généralement on les finit au pub s’ils nous laissent entrer." Un rythme à peine croyable, donc, si tant est que l’on croit les paroles de ce doux cinglé volontiers mythomane. C’est le lot des génies. Dit-on, tout du moins.
La chape de mystère nimbant l’existence des Cardiacs atteint son paroxysme à l’évocation d’une institution : The Alphabet Business Concern, qui n’est autre que… Leur maison de disques. On date généralement sa création vers 1983, mais nul ne sait qui la dirige (même si l’on suppute que les frères Smith doivent être derrière tout cela), le groupe même la dissimule par des plaisanteries d’étudiants : "Nous n’avons aucune idée de qui dirige Alphabet Business Concern, la dernière fois où on est allés là où on soupçonnait qu’ils étaient, on n’a trouvé qu’une bande de petites fourmis. Et une flaque de boue." Et le site officiel du label de véhiculer une histoire rocambolesque, digne de théières volantes de Daevid Allen, des Ouija maudites d’Omar Rodriguez-Lopez, ou encore de n’importe quelle gaminerie du Bonzo Dog Doo-Dah Band : une mainmise totalitaire sur le groupe et ses créations, des anciens membres devenus sorciers au fin fond d’un bois… On souhaite bonne chance à qui souhaiterait démêler le vrai du faux ! Cauchemar du Rock-critic, cette application à brouiller les pistes... Sans doute pour mieux cacher l’extra-musical et garder l’auditeur concentré sur ce qu’il entend ? Mais ne surinterprétons pas.
C’est, selon la légende, Alphabet Business Concern qui aurait forcé Tim, en 1983, à épouser sa saxophoniste, qui deviendra dès lors Sarah Smith. Elle serait, déclare la presse ("informée" par le label ?), sa propre sœur ! Scandale, comme prévu. Il suffira du bruit généré par l’affaire, d’une nouvelle cassette néanmoins dispensable répondant (ou pas) au nom de The Seaside (première distribuée en dehors du fan-club des Cardiacs), et de quelques concerts endiablés dans des pubs, pour que le groupe soit remarqué par Fish (on a fait mieux, niveau nom de scène), chanteur de Marillion. Le groupe phare du revival prog de l’époque prend, fin 84, des Cardiacs enthousiastes en première partie de sa tournée. Cadeau empoisonné s’il en est : la plèbe adoratrice des vibrations pompeuses de ce revival progressif rêve d’un monde sérieux, fait d’Heroic Fantasy et de pseudo-mysticisme gnangnan, on peut donc aisément comprendre qu’elle ne soit nullement venue baver devant un groupe de pop avant-gardiste Zappéenne ! Fiasco donc. Le manager de Marillion congédie même les frère Smith trois dates avant la fin de la tournée, gêné par la façon dont leurs ombrageux parterres méprisaient ces génies.
En 1986 apparaît un soutien de poids, pour le groupe : The Organ, d’abord fanzine. Leur ligne éditoriale est globalement assez proche des français Noise (Propension pavlovienne à surnoter l’underground et à crier haro sur tout artiste connaissant un succès autre que d’estime), à une époque où, déjà, le NME a officiellement banni les Cardiacs de ses sommaires. Alors et encore aujourd’hui, il est la référence absolue en Cardiacologie et le producteur de quelques-uns des singles et EP du groupes via le label Org. Les éloges y fusèrent donc à la sortie du maxi Big Ship, en 1986, l’enregistrement étant, malgré sa taille (qui ne compte évidemment pas), supérieur à tout ce que le groupe avait fait auparavant. Le titre Tarred And Feathered fait, étrangement, son petit bonhomme de chemin : il passera à la BBC et sur Channel 4, ce sera leur premier titre diffusé par les médias. Big Ship, donc, est l’explicitation d’une obsession d’écriture déjà patente depuis longtemps chez Tim : la mer (As Cold As Can Be In An English Sea, The Seaside, etc). Mais une mer fantasmée : "non pas la mer elle-même, telle que nous la connaissons et l’apprécions, mais le sentiment des abysses inexpugnables, effrayantes, vertes, emplies d’esprits inconnus." Ce sentiment transcende la simple écriture, pour hanter les atmosphères des morceaux, les métamorphosant en d’étranges fééries. Apparaîtra, bien plus tard, une autre obsession, celle des animaux : à mettre sur le compte de sa passion pour David Lynch ?
Ce que personne n’attendait, c’est-à-dire l’album suivant, A Little Man And A House And The Whole World Window, jaillit en 1988 : enfin une nouvelle ère, du Cardiacs pur jus ! Des fusions insensées en-veux-tu-en-voilà, un morceau-titre symphonique évoquant Van Der Graaf Generator à Broadway, des refrains enfin proches de l’excentricité des Sparks, et, sur le classique R.E.S, un des plus grands moments de nonsense rythmique du groupe (regardez entre 4’07 et 4’20, vous comprendrez) catapulté père incontestable du math rock par, entre autres bien sûr, ce mini-manifeste. On décèle même de nouvelles influences anglo-anglaises, c’est-à-dire les chants de marins, sur le choral All Spectacular : ce refrain transpire la Royal Navy modèle "Rum, sodomy and the lash" de Tonton Winston ! Enfin, là où le groupe fait très fort, c’est également parce qu’il parvient à se déparer sporadiquement de son légendaire hermétisme en dévoilant régulièrement un potentiel tubesque effarant, au détour d’un ou deux morceaux. En dénote merveilleusement Is This The Life, d’abord paru sur un Toy World de sinistre mémoire, puis glorieusement réenregistré sur A Little Man… : toutes les eighties (dont XTC et Talking Heads, respectueusement cités en interviews) dans la poche, ça, c’est fait. Le single est N°80 dans les charts anglaises. Ils ne feront jamais mieux.
On commence alors à parler de "punk progressif", ou "pronk" (le terme a été inventé pour eux). Tim Smith : "Nous sommes un groupe POP. Nous jouons de la POP MUSIC. On a une batterie, des guitares électriques, et on joue très fort, mais la pop que nous jouons n’est pas facilement définissable. […] Quand on sort de grandes orgues d’église, ou, occasionnellement, une touche de mellotron, c’est parce qu’on aime leur son, pas parce que des groupes prog les utilisaient auparavant ; et pour le "punk", on joue parfois à des tempos complètement stupides lorsque le morceau sonne mieux comme ça. Ils m’énervent, ceux qui pensent qu’on est juste une espèce de fusion de punk et de prog. S’il vous faut vraiment un mot, je dirais psychédélique."
Mais des influences prog sont tout de même flagrantes. La même année sort un album en public d’assez bonne facture (le groupe est réglé comme une horloge et ne faiblit jamais, mais sans jamais sonner "scolaire"), chichement baptisé Cardiacs Live. Un détail mérite l’attention : la pochette, et surtout son ambiance "communauté mixte jovialement foutraque", qui évoque d’emblée une des influences majeures du groupe : oui, bien sûr, Gong ! Impossible de ne pas penser à ce monument, et, surtout, à toute la scène de Canterbury (Gong donc, mais aussi Soft Machine, Caravan, Matching Mole...) en entendant les Cardiacs. La fameuse école de Canterbury, à la frontière du rock progressif, du psychédélisme et du free-jazz, est l’une des clés préalablement nécessaires à l’appréciation des Cardiacs.
L’année suivante, c’est une réussite mitigée que les Cardiacs mettent bas : On Land And In The Sea ("Dans la mer", encore !). Selon le Melody Maker, c’est le "premier album des Cardiacs à capturer la pleine et entière majesté de leur son". Une légère déception se ressent néanmoins chez les autres critiques, qui moquent ou snobent sans vergogne le groupe. Mais Tim Smith prendra, bien des années après, sa revanche avec cette tripotée de réacs, à coup de formules simples et explicites : "Dans ce pays, les journalistes ridiculisent tout ce qui pourrait mettre leurs boulots en dangers s’ils avouaient l’aimer. C’est plus sûr pour eux, mais c’est aussi pour ça que le mainstream sonne comme si on était pas vraiment en l’an 2000." Hop.
La tournée qui suit durera toute l’année 1990 : le 30 août, à Salisbury, le groupe partagea l’affiche avec Napalm Death (!), ce qui leur permit de constater que même des fans de death-thrash-math-grindcore seraient plus emballés par leur prestation que le public de Marillion. Cependant, lors de cette tournée, Sarah Smith, harassée, quitta le groupe… Et son mari. Elle laissa un remplaçant en la personne de Christian Hayes (pas en tant que femme, abrutis !), qui s’avérait cependant être guitariste. Plus de sax pour les Cardiacs. Mais, à présent, deux guitares.
Prenons quelques temps, puisqu’il nous y autorise, pour analyser davantage en profondeur la musique des Cardiacs. En profondeur, c’est le mot, puisque ces morceaux sont la marque d’une esthétique alors inédite dans la pop : des morceaux compacts, profonds, fournis. Un morceau des Cardiacs, c’est un morceau de rock progressif ultra-concentré : ce que certains font en 20 minutes, les Cardiacs le réduisent à 4, sans rien ôter sinon la redite. Des figures rythmiques alambiquées à la King Crimson sont raccourcies à quelques minutes, voire quelque secondes, alors que Fripp et sa bande en exploiteraient le potentiel pendant des albums entiers ! C’est là que leur art se rapproche de celui de César Baldaccini, dit César. Ce sculpteur français (1921 – 1998) compressait d’énormes automobiles, donnant des cubes d’une taille ridicule. Comme les sculptures de César, les compositions de Tim Smith sont exemptes d’espaces inutiles, de formes racoleuses, et sont surtout infiniment plus denses que les "modèles originaux". Condensé comme il est, un morceau des Cardiacs contient suffisamment pour manger à sa faim pendant toute une vie. Et, au fil des écoutes, il se révèle puis interroge, cède puis résiste, semble apprivoisé puis s’obscurcit à nouveau. En bref, l’œuvre est éternellement vivante, véritable "anti-destin".
Malgré tout, cela ne pourra se faire sans la participation de l’auditeur. C’est ainsi que les Cardiacs représentent tout ce que la musique pop peut et doit absolument être. En effet, selon Stockhausen, la pop –telle que nous la connaissons : normée et subornée à des mètres étalons– standardise goûts et pensées en créant un unique modèle d’art, rendant les totalitarismes envisageables. Les Cardiacs y offrent une alternative : une musique Brechtienne, qui ne peut fonctionner sans l’attention et le plein concours mental de celui qui se trouve de l’autre côté de la chaîne hifi. C’est à ce prix que nous serons sauvés.
Une autre approche d’un morceau des Cardiacs, mélodique cette fois, permet de comprendre deux choses : tout d’abord, pourquoi un morceau du groupe ne peut naturellement pas être apprécié dès la première écoute. Ensuite, et surtout, ce qui fait leur éloignement des schémas traditionnels de la pop et du rock’n’roll : dans la pop, justement, on part du postulat que l’auditeur sera inconsciemment capable de deviner, à chaque accord ou note, quel sera le suivant, par des schémas mélodiques de base. Dans la plupart des morceaux, chez les Cardiacs, ce n’est absolument pas le cas, ce qui rend leur musique assez hermétique. C’est bien cet hermétisme qui fait leur originalité. Si l’auditeur est naturellement pris au dépourvu lors de la première écoute, c’est qu’il n’est pas habitué à ces gammes si inattendues, importées d’autres genre musicaux ou simplement issues de l’esprit barré de Tim Smith. En ce sens, la leçon des Cardiacs serait une injonction à surmonter l’obstacle épistémologique (les "polices du cerveau", dirait Zappa). On pourrait accoler comme credo à cette tabula rasa "Oubliez tout ce que vous croyez savoir sur la pop". C’est d’ailleurs en ce point que les Cardiacs se rapprochent d’un absurdisme à la Beefheart, cette volonté de sonner harmoniquement bizarre. Comme s’ils avaient délibérément décidé quels accords ne pas utiliser, supposa un journaliste français ? "Non, répond Tim Smith, ce n’est pas le cas. Ne pas faire quelque chose est une chose que nous ne ferions pas délibérément... Les accords et notes que nous utilisons sonnent bien, pour nous, c’est tout." Recycler ainsi la dynamique Beefheartienne, voilà déjà un objectif des plus nobles. Mais alors, sans le vouloir… On est loin du cynisme de jeunes Towers Of London feignant la naïveté pour que leurs déclarations gagnent en éclat : les Cardiacs, eux, sont de vrais crétins. Et ils l’assument.
En 1991 apparaît un nouveau membre sur lequel il convient de s’arrêter : Jon Poole, deuxième guitare, dégageant donc un Hayes qui ne s’en plaindra pas. Impossible de ne pas recruter un type qui vient de groupes aux patronymes tels que God Damn Whores ou Ad Nauseam, cela est la preuve d’une coolitude insurpassable ! De surcroît, ce Poole symbolise l’apparition de nouveaux soli chez les Cardiacs : si ceux de Tim sonnaient, de son propre aveu, "comme un ver de terre étiré au maximum", ceux de Jon ressemblent à "mille petits oiseaux picorant indéfiniment un œil", bref, à une branlette de manche supersonique. Seulement, pas par maniérisme orgueilleux, comme pour un Malmsteem ou un Vai : les Cardiacs demeurent un groupe cohérent, qui ne laisse pas place à la virtuosité individuelle pour péteux. Les soli de Poole sont purement ludiques, une touche colorée et enfantine d’énergie (pour des Fiery Gun Hand et Anything I Can’t Eat la bave aux lèvres) qu’on pourrait, à cet égard, rapprocher du "hardcore pour bébés" de Fantômas sur Suspended Animation. Il y a effectivement de cela sur Heaven Born And Ever Bright (titre décidé par le label), l’album qui sortira la même année. Mine de rien, la formule du groupe, devenu officiellement quatuor, est gagnante. Ce, grâce à l’"orgue de télévision", prétendument fait à la main par le farfelu William D. Drake pendant les sessions, avec les chutes d’un vieux poste ? Pas seulement… En plus de ces nouveautés sonores, on détecte un affinement de la verve de Tim Smith, néanmoins toujours dans l’écriture automatique Bretonnienne à laquelle il avait habitué. Mi-comptine, mi-poème surréaliste, mi- (bonus) tragique constat Beckettien, Day Is Gone en est un poignant exemple (et sonne, de loin, comme un While My Guitar Gently Weeps déphasé) :
We clipped our wing, so we can’t fly.Better than better than what ? Some dying off a rocket shipLooks as if a day is goneLooks as if a day is missingEveryone’s trying to leaveLorries driving to the seaWho is that who slammed the door ?Looks as if a day has gone away
Le cardiaque en chef avoue être fier du produit fini, le public est déçu par cet étalage de bouillabaisse sonore (Noisy, diront les mauvaises langues). Qu’attendait-il, au juste ? Un album "comme avant" ? Il n’y a pas d’avant. Et les Cardiacs ne stagnent pas !
La rituelle tournée de promotion donne lieu à une anecdote dont certains pourront se gargariser : le 4 juin 1992, une bande de prolos maladroits assure la première partie du concert au London Astoria. Personne ne les remarque. Leur chanteur-dictateur observera les Cardiacs durant tout le show, avide de leur maîtrise pour son groupe qu’il nommera par la suite, en référence à un morceau des Talking Heads, Radiohead.
A voir l’enregistrement vidéo All That Glitters Is A Mare’s Nest (sorti en 1992), on comprend que l’habile dosage de professionnalisme et de bordel communautaire à la Hawkwind aient pu faire baver le jeune Thom Yorke avant même qu’il ait poussé son premier Creep. Ce concert filmé à Salisbury en 1990 montre une des dernières apparitions parmi le groupe de Sarah Smith ; et aussi les derniers adieux au son Cardiacs du saxophone … Mais, pour briser un mythe, c’est grâce à des overdubs que ce concert, dont Tim Smith se souvient comme d’une "catastrophe", et ses solos, furent immortalisés : en effet, il paraît que sa guitare avait cessé de fonctionner en plein milieu du show. En même temps, ça arrive à tout le monde.
Le départ inopiné du batteur Dominic Luckman fin 93 (année passée sur la route et particulièrement éprouvante), après dix ans de bons et loyaux services, plonge alors le groupe dans une profonde incertitude. Certes, il a rapidement trouvé un remplaçant en la personne de l’excellent Bob Leith, mais Tim traverse alors une grave panne d’inspiration doublée de doutes quant à l’avenir de la formation. Il choisit donc ce moment pour mettre le groupe en pause. 1994 sera donc leur année la moins productive depuis 1980, et les rumeurs de séparation vont alors bon train. Pour des raisons plus qu’évidentes, elles n’enflammeront guère les passions.
Contre toute attente, tout revint sur les rails l’année suivante, comme si de rien n’était. Le groupe sort la tuerie pronk ultime, au son power pop mammouthesque : Sing To God. Le groupe a déjà presque 20 ans, ce qui n’a rien d’un détail : Sortir un aussi grand album à cet âge-là est généralement inespéré. Non seulement ces diables de Cardiacs en font un jeu d’enfant, mais aussi, le réalisent sur DOUBLE ! Premier touché en son propre territoire, Damon Albarn, monarque d’alors, s’empresse de prendre les Smith Bros’ en première partie de Blur. Albion toute entière découvre, ébahie, cette lame de fond qui révèle toute la vanité du duel Country House / Roll With It. Même I Should Coco de Supergrass, sorti la même année, en contient des relents, et fait presque pâle figure face à ce chant, sinon à Dieu, du moins à une pop nouvelle, sans mollesse, ni mièvrerie, ni excès. Et presque accessible à tous. Des Cardiacs plus grands et forts, donc, et une science de la mélodie qui renaît de ses cendres : oui, il faut bel et bien s’appeler Tim Smith pour nous pondre des Dog-Like Sparky, Bellyeye, Dirty Boy, Angleworm Angel, No Gold, ou même… Tout le reste de l’album. Du burlesque, du swinguant, du fulgurant, tout, ou presque, est là. Régalez-vous.
Guns, en 1999, album savoureux mais dont l’écoute n’est nullement prioritaire, marque l’arrivée d’un son plus moderne –il serait temps, après 15 ans de synthés kitschisés et de caisses claires claquantes !-, et est pourtant méprisé par presse et public (Tim : "I will defend that fucker to the muddy grave !" Aucune traduction nécessaire). Ce grand parano de Tim –Ca serait trop facile, sinon – a toujours refusé de signer sur une major. Mais l’avenir des Cardiacs semble néanmoins pavé de roses, en dénotent surtout deux passages successifs au festival de Glastonbury, en 1999 et en 2000. En plus, un fan de longue date, Mike Patton, choisit ce moment pour faire son coming-out (les deux derniers Mr Bungle, c’est effectivement du pur Cardiacs) et propose de rééditer le fond de catalogue du groupe sur son label Ipecac fraîchement créé. Grand admirateur de Patton, Tim Smith accepte instamment, mais, patatras : le projet fait face au scepticisme du cofondateur d’Ipecac, Greg Werckman, face à l’ampleur du catalogue, inhabituelle pour le label (11 albums studio, 3 lives, 3 compilations, plus une montagne de singles, de vidéos et de raretés). L’idée s’envole, et avec elle toute chance de voir exhumée et révélée au monde la discographie du groupe, qui restera donc aux bons soins lymphatiques de leur mystérieux label.
Jon Poole, sans doute le meilleur soliste de l’histoire de la formation, fait, en 2004, ses bagages, pour se consacrer davantage à d’autres projets musicaux. Arrive alors le jeune Kavus Torabi, aussi discret que son nom est courant, pour grossir la liste de la trentaine de membres ayant traversé l’école Cardiacs. Au passage, le gonze a des goûts qui valent la peine d’être signalés : Magma, Mike Patton, Black Sabbath, Frank Zappa et John Zorn, c’est classe, on aimerait voir les Babyshambles nous sortir des références pareilles. L’une de ses rares apparitions fut, en 2007, un single en édition limitée (presque un pléonasme pour une production Alphabet Business Concern), Ditzy Scene, servi par une intro épique de deux minutes trente et les gouleyants soli aux effluves de Zappa signés Kavus, excellente recrue, décidément. Et le groupe de mettre la main à la pâte pour le prochain album, prévu alors pour 2009 et nommé, selon la rumeur, LSD. Mais le projet sera avorté suite à une nouvelle abominable.
Rires jaunes dans l’entourage du groupe, ironie du sort suprême et à nulle autre pareille dans l’histoire du rock, car le propre humour noir des Cardiacs semble se retourner contre eux-mêmes : en juin 2008, Tim Smith est frappé d’un arrêt cardiaque. L’incident se produisit lors d’un concert de My Bloody Valentine. Les shoegazers boutonneux s’ébrouant dans la fosse ne connaissent sûrement pas le "vieux bonhomme", comme il se nomme lui-même (49 balais), qui vient de leur claquer entre les doigts, mais s’empressent d’appeler les urgences. La tournée qui s’ensuit est annulée, et, malgré tout le mal qu’on pourra dire du système de santé britannique, celui-ci aura pu le sauver in extremis. Une année durant, les musiques indépendantes de tous les pays seront à son chevet, jusqu’à ce jour de juin 2009 où Tim Smith sortit, quasi-indemne, de son lit d’hôpital, avec la ferme volonté de remettre le couvert. 10 ans après le dernier album des Cardiacs.
Pour un nouvel album ? La rumeur, comme Tim Smith, n’est pas près de trépasser. Cependant, le monde n’a pas besoin d’un nouveau Chinese Democracy, surtout s’il est aussi chiant que le modèle original. Mais l’espoir de voir les Cardiacs en live, même s’il est constamment remis sur la sellette par les sautes d’humeur du Cardiaque en chef et de sa santé taquine, demeure. Et même si nous n’avons que quelques enregistrements d’une qualité pourrave sous la main pour en juger, il faut tout de même se rendre à l’évidence : tout cela doit pas mal dépoter, en tout cas autant qu’une rencontre sur scène de Gong avec les Dead Kennedys, Gentle Giant, Sparks, Zappa et les Ramones. A tout hasard, envoyez-moi un mail à l’adresse spécifiée sur ma page perso, si vous trouvez deux groupes capables d’en faire autant.
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