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America Is Mine

par Yuri-G le 22 juin 2010

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« Le moment va bientôt venir, vous savez. Celui où l’on examine le cinéma de ce début de millénaire. En bout de décennie, on commencera. On essaiera d’avoir une vue d’ensemble. Une vue rétrospective. Il reste encore un peu de temps, mais les questions pressent, c’est toujours ainsi. Qu’y a-t-il à retenir ? Quelles révolutions, quelles avancées ? Quels chefs-d’œuvre ? Mais, chers tous, on réalisera qu’il y a comme un problème : nous sommes beaucoup trop contemporains de la période qui semblera se clore en 2010 (clore de façon arbitraire, je vous l’accorde, mais jusque-là il y a bien eu un cinéma sixties, un cinéma seventies… pourquoi en serait-il autrement aujourd’hui ?). Trop contemporains, donc. Un grand esprit d’analyse, concentré sur les œuvres, toutes, attaché à y distinguer une qualité, une intention, cet esprit a la tâche difficile de prendre du recul. Oui, difficile, moi en l’occurrence, je n’en suis pas capable. Mais évidemment, une proposition me brûle déjà les lèvres. Je suis fou, je vais vous la dire. Cette décennie m’apparaît figée. De grands films ont vu le jour, certes, mais c’est comme s’il manquait une intensité. Comme si rien de fondamental ne s’était imposé, rien de comparable à ce qui a précédé. Vous me direz, "voilà bien le discours du désenchantement", "ah, c’est trop facile de s’y raccrocher". Je sens que vous avez raison. Je prends quelques instants : il va bien finir par émerger un nom, un titre évidents, sans lesquels il serait impossible d’évoquer ces années. James Gray, Les fils de l’homme, Mulholland Drive… Je passe en revue, je bute encore. Je cherche du fondamental, vous comprenez. Comment ? Gus Van Sant, dites-vous ? Sortez, allez respirer l’air frais… Reprenons. Park Chan Wook ? Non non, ça n’avance pas… »

Puis, c’est venu soudainement. Bien sûr ! Il suffisait juste de déplacer un peu le terrain de ma recherche. La grande œuvre que j’appelais, je l’avais trouvé. Elle venait de la télévision.

C’était la chaîne américaine HBO qui l’avait produite. Dans mon esprit, tout devenait clair. La création cinématographique majeure que je cherchais avec empressement, n’avait pas eu les joies du grand écran. Elle avait été diffusée dans des millions de foyers, dans des salons divers, entourée d’un halo bleu plus ou moins net. Peut-être que cette œuvre avait eu pour assistance des corps penchés sur des assiettes tièdes, affalés dans des canapés de cuir froids et luisants, ou plongés dans quelque lecture inutile tout en jetant un regard intermittent sur les images. Mais, très certainement, encore plus de visages s’étaient tournés vers elle avec ferveur, et ils n’en revenaient pas de sa profondeur, de sa beauté. C’était donc une série. Enfin, plusieurs, car l’œuvre semblait composée de trois parties distinctes mais étroitement liées. Trois noms qui résonnaient : The Sopranos, Six Feet Under, The Wire. Ces séries étaient imposantes par leur écriture, brillante et complexe (d’autant plus dans un cadre télévisuel), leurs personnages, ambigus et émouvants. Surtout, ce qui les cimentait, c’était une vision de l’Amérique. Je me demandais si ce n’était pas trop enfantin de le remarquer. Les grandes œuvres américaines participaient presque toutes d’une interrogation sur le pays, son identité. Élémentaire. Mais avait-on déjà ausculté aussi profondément l’âme américaine dans un format, pour l’heure, essentiellement rattaché à des intrigues policières ou sentimentales assez stéréotypées ? Là, un cap avait été franchi. Pour la télé, l’Amérique avait pris trois visages. La mafia dans The Sopranos, la famille des pompes funèbres de Six Feet Under, les dealers dans The Wire. Chacun présentait des codes établis, nécessaires pour camper les personnages et l’intrigue. Mais ils étaient très vite dépassés. Le propos n’était pas de stagner dans un univers clos. On était d’abord réjoui par leur peinture - c’est vrai, celle-ci constituait un argument pour nous entraîner. Puis, ébloui par la proximité inattendue qui en surgissait. L’universalité de ces destins.

The Sopranos

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The Sopranos

A présent, je repense aux personnages de cette mosaïque. En premier Tony Soprano, le mafieux du New Jersey, qui, assailli par des crises de panique, décide d’aller consulter un psychiatre. Créateur de la série, David Chase y explore l’Amérique sous son jour mythique. Il décompose avec intelligence la figure du gangster, si chère au cinéma. Première couche de vernis : Tony Soprano a du bagout, de la carrure. Lui et ses acolytes parlent en mode Scorsese. On savoure leurs accents prononcés et leurs anecdotes typiques : les gestes des mains, accolades, les restos italiens et flambées de violence. D’ailleurs leur film fétiche, c’est Le Parrain. Mais sous les prototypes, on aperçoit vite des signes de fatigue. Ces crapules ne sont plus vraiment dans la fleur de l’âge. Il y a dans leur cercle pas mal de rides. Rondeurs molles enfouies sous des joggings, dégaines vulgaires. Ailleurs martelé avec démesure, le charisme du bad guy en prend ici pour son grade. C’est une évocation déjà obsolète, passant des villas tape-à-l’oeil aux brushings et faux ongles des épouses (celles-ci étant cantonnées à leur partie domestique). Qui peut encore rêver de ce monde archaïque ? Non, cela se joue sur un autre plan. A l’heure du nouveau millénaire, le gangster n’est pas défini par son aura de crime et de pouvoir. Il est défini par son doute face à un monde qui lui échappe. The Sopranos raconte en effet la midlife crisis d’un homme pour qui une traque sauvage en pleine rue n’est guère exceptionnelle… mais qui s’effondre de panique lorsque les beaux canards ayant pris sa piscine pour refuge, se sont envolés au loin pour toujours. Attendez, des canards ? Oui, opine Tony Soprano devant la psychiatre qui allait le suivre durant six saisons. Voilà comment tout avait commencé. Avec des canards qui symbolisaient, de manière inconsciente pour lui, l’envol, la disparition inéluctable de toute chose. Des canards qui avaient provoqué une crise de panique. Et sous nos yeux, le fil du quotidien s’est déroulé.

Il y a tellement de choses qui nous ont subjugué, à vrai dire. Cette série superpose avec une grande justesse introspection désenchantée et intrigues de mafioso, créant une ambivalence constante : quand le spectateur se trouve en empathie avec les états d’âme de Tony, il manifeste l’instant suivant un profond dégoût pour la brutalité du personnage et ses bassesses. Non pas seulement devant les nombreux crimes accomplis, ce serait trop simple, mais aussi à l’égard des tromperies conjugales, des mensonges débités à la famille, et de toute évidence face à ses traits de personnalité (Tony est raciste, homophobe, sexiste, lâche, capricieux, violent, etc.). Un pareil travail de l’ambiguïté mérite d’être loué. Par ailleurs, The Sopranos s’impose par sa force de récit. Aux coups d’éclat sanguins qui définissent le genre, David Chase préfère une peinture posée et détaillée du milieu, basculant souvent dans la sensibilité. La fresque se déploie presque au quotidien ; on verra ainsi le fils Soprano passer de l’enfance à l’adolescence finissante. Les personnages traverseront les dilemmes et les épreuves qui sont le lot de chacun, à mesure que le temps passe. Même si les leurs correspondent à des affrontements meurtriers entre clans rivaux. Le format série révèle ici toute sa puissance. Car il permet de creuser la temporalité de façon inédite. Chase l’exploite si bien qu’il en atteint des sommets (et c’est en cela qu’on prête souvent aux Sopranos la dimension d’un grand roman américain). Comme l’œuvre parcourt les années et que ses personnages/interprètes vieillissent, elle restitue le cheminement des caractères, ce que sont leurs vies, en s’attardant par exemple sur des scènes qui, de prime abord, peuvent paraître accessoires… des scènes où l’action est ralentie, les dialogues presque éclipsés et qui pourtant révèlent de belles émotions éphémères, de la profondeur, des plages de mélancolie. Un luxe qu’un film de durée moyenne ne peut se permettre. D’autant plus, à ce niveau, The Sopranos ne souffre pas de comparaisons honteuses. Sa mise en scène est adéquate, cinématographique justement. Cadres, découpage, esthétique tous très travaillés et portés à un niveau de concision, donc de maîtrise, rare. A cela, s’ajoutent un profond amour de la culture pop américaine (de Bob Dylan aux fast-foods), des citations réjouissantes de Proust ou de Nietzsche entre autres, des séquences oniriques audacieuses, des interrogations psychanalytiques… Et la meilleure conclusion possible qu’il m’ait été donné de voir dans une série. Cinq minutes finales qui ne s’épuiseront pas. On y jettera son imagination avec passion.

Bref, tellement de choses. Ne serait-ce pas là une œuvre fleuve ? De la plus pure forme. Et pour tenter de lui attribuer un point d’ancrage, je me rappelle une scène-clef où Tony Soprano s’exaspère de ses contemporains qui n’en finissent pas de gémir. Nous n’arrêtons pas de nous plaindre, dit-il. Où est passé Gary Cooper ? Cooper, "the strong, silent type" est-il définitivement enterré ? Voilà en quelques mots (peut-être) le projet qui traverse la série. Mettre en scène, à travers les Sopranos, les ultimes vestiges d’une génération qui croit encore en Gary Cooper. La relève qui succédera au pouvoir ne croira plus en rien : dans un monde au bord du chaos, elle se lamentera, proie - ou démiurge - d’une violence sans code d’honneur. Elle ne connaîtra pas Gary Cooper. Elle aura oublié tous ces symboles, quand Tony et les trognes qui l’entourent auront pu s’extasier leurs vies entières sur leurs auras fondatrices. Ou s’émouvoir encore et encore d’un morceau de Frankie Valli & The Four Seasons, palabrer sur Sinatra. La série résonne comme le chant du cygne de toutes ces figures flamboyantes. Une Amérique mythique, déjà perdue.

Six Feet Under

Mais je continue à déployer le tableau. Il existe une autre famille pour une autre Amérique. C’est à Los Angeles que l’on fait sa connaissance. La famille Fisher : elle, a pour particularité de travailler dans les pompes funèbres. Alan Ball, le créateur de Six Feet Under, a aussi beaucoup de mérite. Il a élevé sous nos yeux de téléspectateurs (rappelons ce statut) une Amérique existentielle, avec tout ce que la notion implique de profondeur. Tout d’abord, en se greffant au quotidien des Fisher, ce qui revient à explorer au jour le jour la mort, la douleur et la fragilité de ceux qui restent. Cela se tient pas mal comme base existentielle. La série ne se contente évidemment pas de ce postulat. Elle pourrait juste stagner dans des successions d’anecdotes et de rituels liés au milieu qu’elle explore (ce qu’elle fait aussi en un sens, en ouvrant chaque épisode par un décès que les Fisher auront à traiter), au final elle pourrait rester prisonnière d’une trouvaille scénaristique un peu frauduleuse. Or, elle prend d’emblée de la hauteur, elle excelle tout au long dans l’exploration des tourments, ceux de la mère, fils, fille Fisher et de leur entourage. Dès la première séquence, comme pour clamer qu’elle ne sera pas "la série sur les croque-morts", elle s’ouvre sur un trauma : la mort du père de famille. Trauma fondateur, s’il en est. A peine nous les entrevoyons, Ruth, Nate, David et Claire Fisher ne seront plus jamais les mêmes. Pas question de les circonscrire à un train-train funèbre folklorique, entre embaumement et choix du modèle de cercueil, puisque dès à présent, c’est à eux que ça arrive. Ils affrontent la perte et le deuil. Ainsi au départ, leur caractérisation est adroitement faussée : leur vie bascule et leurs personnalités ne s’expriment qu’à travers l’évènement qui les afflige. Alors, qui sont-ils vraiment ? Quels sont leurs natures, leurs désirs, leurs craintes ? La réponse à ces questions s’échelonnera sur cinq saisons.

En tentant de saisir l’essence de Six Feet Under, je tombe sur un constat : cette série n’a pas de vraies péripéties. Hormis le pilote, qui comme on l’a vu, plante le décor sur un drame symbolique. Et après, dans les 62 épisodes qui suivent ? On essaiera de les raconter fidèlement en pure perte, car "il ne se passe rien" – comme on dit. L’intrigue ne repose pas sur des évènements forts dont on attendrait, haletant, une résolution. L’essence de Six Feet Under, ce pour quoi on l’aime tant, par quoi on est bouleversé, c’est le quotidien de ses personnages. Leur lente, patiente évolution. Celle de Nate, l’aîné qui à trente ans, ne sait pas vraiment quoi faire de sa vie. Son frère David, homosexuel, au caractère introverti, cherche pour sa part à s’épanouir dans sa vie de couple. Claire, la cadette, multiplie les expériences ; elle est encore jeune mais il faudra choisir une voie dans laquelle s’engager. Quant à leur mère, Ruth, soudain veuve, un vide s’ouvre devant elle. Elle voudrait peut-être ressentir un dernier bouleversement dans son existence. Ainsi, d’un épisode à l’autre, la série égrène leur cheminement avec une douce amertume. Elle fait se succéder instants, gestes et mots bout à bout, rien d’autre au final. Il suffit pourtant de survoler l’ensemble pour qu’ils paraissent soudés par le même sentiment d’impuissance et de doute. Ce n’est pas un hasard, tout est très scénarisé. L’air de rien. Six Feet Under est une fresque ordinaire sur la quête du bonheur. Quoi de plus banal. Et quoi de plus nécessaire, lorsque celle-ci est à ce point dense et élancée (comme cinq saisons télévisuelles pour cinq ans de vie). Le destin des Fisher passionne. Il défile tel un diaporama de leurs visages, captés à tel instant, puis à tel autre, bien après. Par intervalles, leurs expressions changent, leurs traits se tarissent ou s’éclairent. L’idée de récit d’Alan Ball pourrait seule résider dans ce déroulement des visages dans le temps. C’est déjà une belle idée.


C’est bien clair, une proximité terrible s’installe entre les Fisher et nous. L’humanité qu’ils inspirent n’est pas galvaudée. Elle ne se noue pas uniquement par le fait que Nate, David, Claire traversent des situations familières à chacun. Bien sûr, on retrouve un peu de nos doutes dans les leurs. Quand ils se réfugient un instant dans leurs fantasmes, on sourit, car tout le monde fait ça : rejouer l’instant présent dans sa tête, comme on aimerait qu’il soit. Ainsi David hurle devant tout le monde en plein milieu d’une cérémonie, au lieu d’afficher une sérénité hypocrite ; Claire brode une scène de music-hall dans le bureau où elle est employée, pour échapper à sa monotonie. Dans leurs têtes. Mais la familiarité spéciale qui se crée repose aussi sur d’autres dimensions. En l’occurrence, chacun d’eux va nouer un dialogue avec le spectre du père, qui assiste parfois à leurs dilemmes. La mort permet à celui-ci de goûter l’intimité de ses proches, inaccessible de son vivant. Alors que ses enfants découvrent les zones d’ombre post-mortem d’un père volontiers distant, lui-même accède à leur mélancolie, laquelle se cache sous le visage d’un quotidien où personne ne la remarque. Rassemblés, vivants et morts se révèlent les uns aux autres. Cela relève bien sûr du registre fantastique. Mais l’emprunt n’est pas vide de sens. Il semblerait qu’à travers cet aspect, on aboutisse à la vision singulière de Six Feet Under. Quelque chose de beau y émerge : la valeur d’une spiritualité, dans l’Amérique des années 2000. Un pays qui semble vouloir échapper à toute mystique, tout dialogue hors du pragmatisme. Alan Ball, dans ce contexte, écrit ces rencontres fantomatiques, et pas seulement elles, comme si elles étaient fondamentales. Elles détiennent une réponse qui a été oubliée. Elles, ou plus généralement les instants, partagés ou non, dans lesquels les protagonistes se mettent en phase avec ce qui les entoure (pièces silencieuses, rues crépusculaires), s’imprègnent des paroles prononcées pour y débusquer un sens profond, fugitif, irrationnel sur la voie à suivre. Ce sont des scènes de flottement. Elles paraissent les plus importantes, comme si l’entière alchimie de la série se trouvait en elles. Des clefs offertes au spectateur, car lui aussi se laisse attirer.

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Six Feet Under

Je réalise alors que j’ai sûrement un peu négligé de mentionner la noire drôlerie qui se dégage de plusieurs épisodes (pourtant, il existe bien des scènes délirantes où elle culmine). Négligé la charmante présence des couleurs beiges-orangées, doucement automnales, s’infiltrant dans les moindres recoins de la maison Fisher. Il est difficile de synthétiser tout à fait le charme et l’importance d’une œuvre qui s’impose comme un bloc d’intrigues fuyantes (The Sopranos conservant, à cet égard, une trame "repérable"). Il n’existe pourtant aucun doute sur son impact. Et ce, même si je regrette l’épilogue facile qu’a imaginé Alan Ball pour ses héros.

The Wire

Il me faut déjà aborder la dernière pièce de la mosaïque. Elle se présente comme le chapitre final de cette grande œuvre ; The Wire a en effet pris fin l’année dernière, en 2008. Cette série arrive en bout de course dans le triptyque, mais laisse une forte impression d’achèvement, logique et culminant. Même si elle se démarque des deux autres, elle paraît les compléter d’une façon parfaite. En délaissant les figures établies de ses précédentes (le mythe mafieux pour The Sopranos, la fresque existentielle pour Six Feet Under), elle plonge dans l’actualité brûlante, chaotique de l’Amérique. Le trafic de drogue dans la ville de Baltimore constitue le centre du récit. Des dealers traqués par des flics ; des flics qui peinent à les contrer. Pourtant, rien ne se limitera à cette amorce. C’est ce qu’il y a de plus étourdissant : à partir de ce fragment, The Wire couvre tous les niveaux sociaux et identitaires possibles d’une même ville. Le destin d’un petit dealer arrogant posté à un coin de rue rejoint celui d’un flic acharné. Le quotidien d’un accro à l’héroïne n’a pas moins d’importance que celui du maire en fonction à Baltimore. D’entrée, une multiplicité de personnages est impliquée. Dans quel but ? Proposer la fiction d’une grande ville américaine dans toute sa complexité. Certains bannis du système, ou traqués par lui, d’autres au sommet le corrompant aveuglément : tous, au sein d’un récit, peuvent restituer, presque équitablement, ce qu’il advient de cette vie urbaine. C’est donc une vision sociale et politique de l’Amérique que propose le créateur attitré de la série, David Simon. Il a été journaliste à Baltimore même, ce qui explique pour commencer son sens du détail. En s’immergeant dans les ghettos de la ville, l’œil est frappé par la vision de murs délabrés, de briques rouges poreuses, de rues, de visages, dépouillés et sombres. Simon cherche l’authenticité... et elle est bien présente à l’image. Pas seulement à travers ce cachet naturaliste, mais aussi (et c’est en cela qu’on sent à nouveau une fibre journalistique) par un rendu constant de la complexité.

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The Wire

En effet, puisque la série est riche en personnages, elle est riche en sous-intrigues. Et celles-ci s’immiscent dans chaque milieu, chaque lieu symbolique de la cité américaine. A nous d’observer les liaisons qui se tissent, les répercussions qu’une action peut avoir à différente échelle. The Wire passe ainsi d’un groupe de personnages à un autre, n’éludant jamais leurs codes particuliers (selon qu’on soit gangsta, flic ou homme politique), leurs attitudes, leurs dialogues et leurs préoccupations. David Simon cherche à soumettre au spectateur des intrigues en écho avec la réalité : multiple et inextricable. On peut, au début, être dépassé par les événements. Ce n’est pas grave car progressivement, on arrivera à les appréhender. Et puis, il reste l’essentiel : un incroyable récit, dont la maîtrise est incontestable. On pourrait le définir comme une sorte de renouveau romanesque. Chacun, dans cette mosaïque, est porteur d’une histoire. Un personnage peut être brossé en une scène. Il esquisse un geste. Il fixe un décor, une photo. Il lâche un mot qui trahit son ressenti. Avec une remarquable économie, un passé, une vision, un caractère sont évoqués en quelques secondes. Quelqu’un qui nous répugnait durant deux saisons, par son arrogance et sa dégaine, trouve soudainement une scène qui le place sous un éclairage mélancolique et l’élève à une densité bouleversante. Parce qu’ils sont écrits, parce qu’ils sont vrais, parce qu’ils sont humains : tous ces êtres nous sont proches. Dans le format série, j’avais rarement vu un enchevêtrement de destins atteindre ce niveau de virtuosité. En plein dans le romanesque, en plein dans le réalisme. Et il n’y en pas un pour dominer l’autre.

Non, ces deux qualités se rejoignent parfaitement pour servir le propos de David Simon, ou plutôt sa volonté : tenter de voir ce qu’est devenue la société américaine. La trame policière fournit le canevas sur lequel il projette la réalité brute. Pour celle-ci, on lui connaît un travail de documentation conséquent. Simon a notamment traîné dans les rues, calepin à la main, pour recueillir les propos des oubliés. Il n’a pas fait ça uniquement pour nourrir la dramaturgie de sa série. Étant journaliste, il a mesuré l’ampleur des problèmes et s’est senti impliqué. Son œuvre répond à un besoin de montrer les choses. Peut-être même de proposer des solutions. Mais le constat reste l’impératif premier. Les ghettos sont broyés par la drogue. Les flics freinés dans leurs missions. Les politiques piégés par des conflits d’intérêts. Tout le génie de The Wire consiste à le suggérer d’une manière infiniment subtile, en empruntant le labyrinthe de ses intrigues. A chaque étage, des diversions stratégiques, parfois lourdes à saisir mais en aucun cas inintéressantes. Sous le jargon et le protocole, on comprend que tous s’efforcent de mener à bien leur objectif (hors-la-loi, haut gradé), mais que la structure à laquelle ils appartiennent est gangrenée par des obstacle ne répondant qu’à un ordre : l’intérêt individuel, la promotion forcenée. Et ce, quelle que soit la structure. Dans chaque saison, en effet, Simon s’attarde sur l’une d’entre elle : syndicat, police, éducation, presse. Le constat reste similaire, toujours aussi noir. L’individu est écrasé par ces rouages laborieux. Ils débouchent sur du vide, en dépit de l’agitation. Les choses restent à leur état.

Néanmoins, il y a une fibre d’espoir bien présente dans The Wire. Une perception organique de la ville, des structures dépeintes : grâce à la construction incroyable du récit, où l’on survole un squat délabré puis juste après un bureau immaculé. Les choses circulent, elles ne sont pas enclavées. D’un bout à l’autre de la ville, des individus se superposent, et tout fait sens, alors. La structure a beau être pervertie par nombre de corruptions, elle n’en reste pas moins animée par des hommes. Entre eux, le lien n’est jamais rompu (grâce aussi au découpage, à l’étendue de la mise en scène). Et beaucoup sont animés d’une volonté inextinguible. Chacun est libre de prendre une initiative pour faire au mieux, et ne s’en priveront pas. Simon agit à travers ceux-là, ce sont ses porte-paroles. Les personnages qui refusent de baisser les bras et cherchent une issue concrète. A ce moment-là, peu importe qu’il se trompent ou non ; la fiction est un champ infini de propositions, The Wire l’utilise à ses fins humanistes. Pour voir où peut aller l’Amérique.

Fin

Me voilà donc arrivé au terme du parcours. Après avoir soupesé longuement la grandeur de ces œuvres, leur sens profond ne me paraît pas épuisé. Des détails me reviennent encore, j’aurai dû m’y attarder. En définitive, ce serait sans fin. Je pense à d’autres créations HBO qui m’ont marqué (Oz bien sûr, Carnivale). Est-ce que je les aurai négligé au profit de celles-ci ? Cela reviendrait à s’interroger une fois de plus sur ce qui unit si fortement (nécessairement) ces trois séries. Mieux vaut se fier, pour conclure, à leur qualité la plus insaisissable, qui ne peut transparaître dans l’analyse et les mots. Leur âme.



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