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par Sylvain Golvet le 8 juin 2010
Dans le cadre d’une série sur les plus grands concerts de l’histoire du rock, voici la troisième pierre d’un édifice qui s’annonce imposant. Cette semaine donc, Bruce Springsteen donne le concert de sa vie au Harvard Square Theatre le 9 mai 1974, devant son futur producteur et manager, Jon Landau.
Dans la série des expressions-types dont les journalistes musicaux sont friands, il y a celle-ci, pour parler d’un artiste en tournée : « Sur scène, il joue comme si sa carrière en dépendait ». Bon, outre le fait qu’il serait bien aléatoire d’affirmer que l’artiste met toutes ses tripes dans toutes ses prestations, chaque soir au risque de sa vie, on peut aussi douter du fait qu’il le fait uniquement pour le bon plaisir du journaliste présent ce soir-là, qui dans un élan d’optimisme voire de narcissisme, pourrait penser que son papier va radicalement lancer une vague de succès sans précédent. Et pourtant, sans préméditation aucune, c’est exactement ce qu’il s’est passé pour Bruce Springsteen ce soir du 9 mai 1974 et c’est peut-être de là que vient l’expression.
Rappelons les faits. D’un côté, nous avons Bruce Springsteen, rockeur de 24 ans plein de fougue et d’ambition. Pourtant, les deux albums qu’il a sortis l’année précédente n’ont pas rencontré le succès escompté par Columbia. Springsteen a donc la pression, sa carrière est au point mort, mais lui y croit et multiplie les tournées autant pour le plaisir que pour se faire connaître. De l’autre côté, Jon Landau, alors journaliste au Real Paper, un hebdomadaire de Boston, où il tenait la rubrique musicale. Il faut dire qu’avant même de le voir sur scène, Landau était déjà plus ou moins conquis par le talent de Springsteen, par les quelques compte-rendus de concert qu’il a déjà lus mais surtout par son album de 1973, The Wild, The Innocent & The E Street Shuffle, qu’il décrira dans son journal comme l’album le plus sous-estimé de l’année. Les acteurs sont en place, les dés sont jetés.
Le concert du groupe du 9 mai n’était en réalité pas le premier de Landau. Il avait vu la bande et avait fait connaissance avec eux un mois plus tôt, à Cambridge, près de Boston, alors que le groupe donnait un concert au Charley’s, un petit bar de la région, à l’ambiance surchauffée ce soir-là. Et surtout, il y fit la connaissance de Springsteen, avant sa prestation, alors que celui-ci lisait l’article de Landau affiché sur la vitrine du bar. Landau l’ayant reconnu, ils s’invitèrent mutuellement à discuter à l’intérieur avant le concert. Puis lors du show, Landau, quasiment au premier rang, eut tout le loisir d’apprécier l’énergie déployée par les 6 musiciens.
Quand il retourne voir le Boss un mois plus tard, c’est dans une salle plus grande certes, toujours à Cambridge mais cette fois-ci au Harvard Square Theatre, et c’est paradoxalement en première partie de Bonnie Raitt que Springsteen se produit. Mais une première partie bien particulière, puisqu’en effet, le show durera au moins deux heures, terminées sous les ovations du public, au grand regret de la Bonnie en question, obligée de passer derrière avec son country-blues blanc un rien fade après une telle prestation. C’est même un exploit pour le E Street Band quand on sait que c’est en réalité leur deuxième show de la journée. Ils ont en effet déjà joué un set un peu plus tôt, plus court, mais surtout sans Jon Landau. Malheureusement seul celui-ci sera enregistré, par un spectateur malin dont le bootleg peut d’ailleurs se trouver chez les fournisseurs agréés. Il permet de se faire une idée de l’ambiance du soir, mais sa piètre qualité rend le tout difficile à écouter. Il est préférable de se rabattre sur l’excellent disque Hammersmith Odeon, London ’75, sorti en 2006 et reprenant leur concert du 18 novembre 1975. C’est certes plus d’un an et demi plus tard, mais c’est un bon repère.
Alors qu’a entendu Landau pour avoir écrit une chose aussi énorme que « Ce soir, j’ai vu le futur du rock, et il s’appelle Bruce Springsteen » ? La playlist est sujette à caution et les différentes sources ne sont pas toutes d’accord. A coup sûr on y trouve de longs jams entre rythme & blues, rock’n’roll et soul comme ce Kitty’s Back de 15 minutes. Des reprises aussi, puisqu’en radiophile maniaque, le Boss aime à revisiter ses classiques, comme le Let The Four Winds Blow de Fats Domino ou Twist And Shout. Et surtout des morceaux grandioses de ses deux premiers albums transcendés dans leur exécution scénique, eux qui souffraient d’une production bien trop limitée pour les laisser prendre leur envol. Spirit In The Night, It’s Hard To Be A Saint in The City, Rosalita (Come Out Tonight), autant de titres marquants à la fougue rare. Ce soir-là le E Street Band fera également découvrir de nouvelles compositions et notamment Born To Run, futur succès qui aura déjà un certain impact sur Landau sorte de cible musicale du concert de ce soir.
Des morceaux auxquels s’ajoutent les prêches et autres histoires de Springsteen qui ont deux fonctions : permettre au groupe de reprendre des forces et surtout installer une ambiance phénoménale pour faire entrer le public dans ses histoires. Comme celle légèrement romancée de la rencontre avec Clarence Clemmons, le saxophoniste. Celui-ci serait donc apparu à Springsteen et Steve Van Zandt un soir de pluie, grand colosse sorti de nulle-part avec son saxophone presque aussi grand que lui. Une vision mythique racontée de main de maître et discrètement mis en musique par le piano de David Sancious.
Le 22 mai, le papier de Landau sort dans le Real Paper. Ses mots resteront : « J’ai vu le futur du rock ’n’ roll et il se nomme Bruce Springsteen. Et une nuit où j’avais besoin de me sentir jeune, il m’a fait ressentir comme si j’entendais de la musique pour la première fois ». Et à l’instar de Springsteen lui-même qui déclarera que « Elvis a libéré les corps alors que Dylan a libéré les esprits. », Landau peut affirmer sans peine que ce soir le Boss a « libéré nos esprits tout en libérant le sien en se mettant à nu à travers sa musique ». Autant de mots qui seront du pain béni pour Columbia, qui n’hésitera pas à parler du futur du rock’n’roll pour vendre Born To Run au grand dam de Springsteen. C’est pourtant cet article qui le fit aller où il est maintenant. 1982 mots qui changèrent une carrière.
Il reste alors deux règles à retenir pour nos amis musiciens : la première c’est de jouer chaque concert comme si sa carrière en dépendait et la deuxième c’est de prier très fort pour qu’un journaliste bien intentionné soit présent dans la salle. La chance se chargera peut-être du reste.
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