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par Psymanu le 14 novembre 2006
paru en 1977 (EMI)
Lors que paraît ce No Man’s Land en 1977, voila déjà une douzaine d’années que Jacques Higelin enregistre des disques, encore davantage qu’il chante sur scène (et encore on ne compte même pas ses prestations enfantines), et encore davantage qu’il joue de la musique sur scène, professionnellement ou bien juste comme ça, pour son plaisir, ou pour passer le temps, en solo ou avec ses amis des sphères illuminées, Areski, Fontaine, tout ça. Et ceci, tout en tâtant régulièrement du théâtre et du cinoche, tant qu’à faire. Des activités variées, donc, parce qu’Higelin est un touche à tout. Il l’a prouvé en laissant courir ses doigts et ses cordes vocales le long du jazz, du rock’n roll, et de la musique Pop (celle avec un grand P, qui regroupait alors en un insondable maelstrom tout ce qui était nouveau à l’époque ou presque). À ce moment-là, il en est au rock, d’ailleurs.
C’est à peu près avec No Man’s Land que sa carrière commence à prendre une orientation que l’on pourrait quasiment qualifier de définitive. Dans le style, d’abord, qui délaisse ici volontiers les sonorités brutes qui caractérisaient un disque comme BBH75 pour explorer d’autres climats, davantage tournés vers l’installation d’une émotion, la chanson prenant le pas sur l’énergie, ouvrant toute porte à la sensibilité de l’artiste, à ses délires éthyliques, l’établissant plus que jamais comme cet "autre fou chantant" dont plateaux TV et scéniques raffolent, pas forcément pour de bonnes raisons, d’ailleurs. Mais ceci, on le sentait venir, puisque Alertez Les Bébés contenait des chansons comme Rien ou encore La Rousse Au Chocolat. L’autre changement, c’est le succès, puisque celui-ci tend enfin une main bien franche à Higelin, via Pars, son premier véritable tube, avant les autres, Champagne ! et Tombé du Ciel par exemple. Et puis c’est pas volé. Une chanson toute simple, pourtant, tout du moins dans les mots, avec un accordéon aussi sobre que magique, émouvante au possible, un serre-gorge absolu sans aucun sentimentalisme sirupeux. On navigue sur une mer au spleen léger où la voix du chanteur fait des merveilles, où chaque instrument fait des merveilles, d’ailleurs, chacun parfaitement à sa place. Une cohérence qui vient sans doute du fait qu’ils sont presque tous joués par l’auteur lui-même.
A l’entame, pourtant, on trouve Banlieue Boogie Blues, un titre qui ne le voit pas encore reléguer son vieux blouson noir aux vestiaire. Un piano bordel, une guitare blues à souhait, un gros grain de folie, on dirait presque du Faces en français, avec ce même sens du vaudeville qui met instantanément de bonne humeur. On est encore dans du bon gros rock. D’ailleurs, plus loin il y a Denise, qui garde ce même esprit festif postillonant, Higelin chante ses prises de tête amoureuses sur un rythme frénétique, endiablé, essayez donc de ne pas taper du pied en l’écoutant vous verrez bien que c’est impossible. Alors oui peut faire les cons sur No Man’s Land, mais le propos sait se faire sérieux et grave, même si teinté d’ironie. Lettre A La Petite Amie De L’Ennemi Numéro Un est magnifique de désabus, assénée dans un nuage de fumée, une voix de gangster-zonard fatigué fait grincer ses mots, ça parle de mauvaise réputation à la Brassens mais dans un autre vocabulaire, et de harcèlement flicaillon. Higelin excelle comme à l’acoutumée dans le style "correspondance à sa chère et tendre". On peut se demander si au travers de l’histoire de ce bandit en cavale ne filtre pas une bonne part d’autobiographie, une sorte de blues de l’inadéquation à la société et ses conventions de bienséance, lui qui a toujours mis un point d’honneur à bousculer chacune d’elles :
"Quand j’serai dehorsJ’en aurai fini pour longtemps avec leurs gueules d’enterrement,De croque-morts,[...]Ça fait longtemps que je roule ma bosseLes honnêtes gens me cherchent des crosses[...]Faut que je change d’adresse car dans la presseVu le portrait qu’ils m’ont tailléY a plus personne pour repasserMes chemises."
Et puis il y a les "chansons", donc. Un piano et un accordéon, un peu du reste aussi bien sûr, et puis un texte "rive gauche" bien barré dans ses métaphores, Un Aviateur Dans L’Ascenseur préfigure ce qui deviendra plus ou moins la "marque de fabrique" d’Higelin pour les années à venir, ce style poète hirsute célébrant la vie et ses plaisirs. L... Comme Beauté demande un effort minimum pour l’auditeur d’aujourd’hui. Parce qu’il faut bien savoir que c’était une époque qui découvrait les instruments électroniques, les synthés, et que ce qui est le plus typique de la mode d’un jour est généralement ce qui sonne le plus daté quelques années plus tard. Oublier donc un instant qu’on n’aurait pas fait ça comme cela aujourd’hui, se concentrer sur des paroles magnifiques, déclamées comme peut être Leo Ferré seul l’aurait pu, avec tout cette émotion balancée au vent, les yeux dans les étoiles. "Tu es la beauté que j’adore, car elle m’a appris à aimer, et à comprendre la laideur, qui est le miroir où je peux contempler ma vérité...". Il n’y a pas de quoi rire, ni même sourire, si on se donne la peine de s’assoir et d’écouter, dans cette chanson qui peut se révéler strictement insoutenable pour qui se trouve un instant aux prises avec une profonde mélancolie. Le même effort est nécessaire pour Les Robots, dans une sprit totalement différent néanmoins, qu’il faut resituer dans cette période qui ouvrait grand la voie au disco et à l’electro. Jacques Higelin se place en dissident, lui et les "rêveurs" face aux robots que sont devenus ceux qui ont cédé au carcan "métro-boulot-dodo" qu’impose notre monde moderne, dit qu’il attend son heure, et l’on aimerait bien qu’elle vienne, cette heure-là, et puis on le suit où il veut de toute façon.
Le disque se clot sur L’Amour Sans Savoir Ce Que C’Est, une sorte de synthèse en un morceau de tout ce qu’il y a de bon dans No Man’s Land. Ca commence tout doucettement en piano-voix, puis le piano s’emballe, sonne la charge pour la guitare et un blues-rock impécable, puis on fait une pause, et ça repart avec un Higelin vociférant son désespoir, et puis... Tout se suspend. Des voix de chorales enfantines s’élèvent, nous prennent la main pour nous emmener paisiblement vers la sortie, et on pense aux Stones sur You Can’t Always Get What you Want, ouais, rien que ça.
No Man’s Land est certes un disque daté, inscrit dans son époque, de par ses sonorités surtout, mais ce qui est le plus important, c’est qu’il se situe à un carrefour du génie de Jacques Higelin : on peut y entendre en une seule galette une liste presque exaustive ("presque" parce qu’il ne faut pas déconner, quand même, on n’enfermera jamais le talent de ce type sur un unique album, ni même sur une dizaine) de tout ce qu’il est capable de faire. Il a enregistré de meilleurs albums, c’est une évidence, mais pour qui ne possède pas de best-of et veut quand même écouter un peu de chaque Higelin en un seul disque, celui-ci fera parfaitement l’affaire, si l’on veut bien me passer l’euphémisme.
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