Dernière publication :
mercredi 15 avril 2015
par mot-clé
par index
par Aurélien Noyer le 2 décembre 2008
Paru le 7 octobre 1986 (Def Jam)
Tous les critiques sérieux vous le diront, le Reign In Blood millésimé 1986 de Slayer est le meilleur album de thrash-metal (ou de speed-metal... faisons fi des querelles terminologiques) de tous les temps. Ils rajoutent en général qu’il se classe également parmi les meilleurs albums de metal-tout-court de tous les temps. Il s’en suit souvent une évocation de son caractère brutal, des rythmes effrénés (210 bpm de moyenne) et de sa durée extrêmement réduite (29 minutes) qui renforcent l’intensité de la violence dégagée par la musique. Si vous tombez sur un critique anglophone, il évoquera peut-être les paroles, et en particulier celles de Angel Of Death et leur description des atrocités commises par le docteur Josef Mengele à Auschwitz. Dans tous les cas, l’emphase sera mise sur la violence et l’aspect éminemment transgressif de cette œuvre, voire sur son caractère intemporel. Bref, s’il fait bien son boulot de hiérophante de l’orthodoxie metal, le critique fera tout pour vous convaincre avec force périphrases des qualités quasi-transcendantales de Reign In Blood.
Pourtant, toutes les argumentations critiques ne peuvent aller contre l’empirisme scientifique et il faut donc parfois recourir à l’expérimentation pour découvrir un soupçon de vérité. Je vous enjoins donc à faire un test : dégotez-vous un échantillon d’une centaine de jeunes Homo Sapiens mâles d’âge compris entre 17 et 20 ans. Parmi ceux-ci, isolez la population susceptible d’écouter du metal, ils devraient être facilement repérables à leurs pantalons baggy déchirés, à leurs T-shirts noirs aux motifs sataniques, morbides et/ou macabres, voire à leurs sweat-shirts à capuche au nom de leur groupe préféré. En outre, les patchs cousus sur leur sac-à-dos peut également être un bon indicateur... et dans tous les cas, il est conseillé d’éliminer d’office les jeans slim. Maintenant que vous avez votre population de metalleux, débrouillez-vous pour vous débarrasser des individus qui connaissent déjà Slayer de façon à ne garder que ceux qui n’ont jamais entendu le groupe. Vous pouvez alors leur faire écouter Reign In Blood, observer attentivement leurs réactions et surtout recueillir leurs impressions.
Comme je me doute que vous avez autre chose à faire de votre temps que de mener des études socio-musicales, je vous livre le résultat : pour la plupart des sujets, Reign In Blood est un excellent album ; ils pensent le réécouter régulièrement et essayer de découvrir le groupe. Par contre, il n’y a eu quasiment aucune remarque sur un aspect particulièrement violent ou choquant...
Je sais ce que vous vous dites. "Ça fait deux paragraphes que cet abruti pipeaute sur une fausse étude sociologique et non seulement ça n’est pas crédible un seul instant, mais en plus je ne vois pas où ça nous mène." Ce à quoi je rétorquerai que d’une part, mon baratin n’a pas besoin d’être crédible, puisque cette histoire de pseudo-étude a pour unique but d’illustrer de façon ludique mon propos et de rendre la lecture de cet article moins rébarbative - en conséquence de quoi, cher lecteur, tu es prié de faire preuve d’un peu plus d’humour - et que d’autre part, j’en serais venu au fait si l’on ne m’avait pas interrompu.
L’idée qu’étaient censés illustrer les paragraphes précédents est que, si Reign In Blood reste encore un des meilleurs albums metal enregistrés, le fait d’évoquer le caractère extrêmement violent ou choquant de cet album en 2008 relève de l’escroquerie intellectuelle, de la paresse éditoriale (la célèbre méthode "on reprend ce qui a déjà été écrit et on paraphrase") ou d’une méconnaissance totale du paradigme metal, le "ou" étant bien entendu non exclusif.
En effet, feindre de s’extasier sur la violence de Reign In Blood, c’est ignorer un genre que cet album a justement engendré, à savoir le death metal. Il convient donc d’être honnête et de reconnaître que Slayer passe pour un groupe de bisounours à côté de la musique et de l’esthétique défendues par des groupes comme Cannibal Corpse, Morbid Angel ou Hate Eternal. C’est le corollaire direct du paradigme metal : une musique qui se veut transgressive n’a de cesse de dépasser les limites qu’elle découvre. Or en vingt ans, le metal a eu le temps d’aller bien plus loin que Reign In Blood ; d’ailleurs, Tom Araya, chanteur et bassiste du groupe, mettait bien en perspective cette évolution lorsqu’en 2006, il déclarait au Sun que "no one had heard anything like [Reign In Blood] before. In the twenty years since then, people have got more desensitized. What was over the top then might not be now." [1] Et le guitariste Kerry King de confirmer en 2007 : "If you released Reign in Blood today, no one would give a shit." [2]
Faut-il alors, suivant cette logique, voir en Slayer un groupe has-been, dépassé par tous les groupes qu’il a influencé ? Évidemment non, car ce serait passer à côté de qui fait la particularité du groupe et qui donne à Reign In Blood son caractère véritablement unique. Il faut donc établir la propriété suivante.
Propriété 1 : Slayer est le groupe décrivant au mieux le mouvement asymptotique du metal "traditionnel" vers une musique toujours plus agressive.
Corollaire : Soit la droite séparant le metal traditionnel de tous les types de metal extrême (death-metal, grind-core, etc...) et soit la fonction décrivant le mouvement décrit dans la propriété 1, alors Reign In BloodReign In Blood définit la notion de quantum musical, c’est-à-dire la plus petite différence musicale possible.
Ah ah... Je vois avec jubilation qu’on fait moins les malins face à une formulation un tantinet scientifique. Je serais toutefois bon prince et je vais donc tenter d’expliciter ma pensée par une méthode qui, si elle n’est pas aussi rigoureuse que la précédente, sera un peu plus compréhensible... d’autant que j’entends déjà les plus cartésiens d’entre vous railler mes ambitions pseudo-scientifiques : "Ah ! Mais qu’est-ce que c’est que ce baragouinage ? Il se veut rigoureux et il ne définit même pas les termes qu’il emploie. Metal "traditionnel" ou "extrême", quelle est la différence ?"
Comme il me serait difficile de leur donner tort, je vais donc commencer par exprimer le postulat de mon raisonnement, qui consiste à dire que ce qui fait la différence entre le metal traditionnel et le metal extrême, c’est la présence ou non de sens. Ce postulat a sa source dans la constatation du caractère toujours plus trangressif du metal, dans l’observation du fait que depuis les ancêtres (dont certains ont fourni une inspiration plus esthétique que musicale, cf. Alice Cooper & co...), il y a dans l’esthétique metal une volonté de choquer, d’évoquer les tabous (la mort, la maladie, le sexe, l’Holocauste) de la manière la plus crue qui soit. Or la capacité d’une musique à choquer, à être transgressive, vient avant tout de son contexte culturel. Hors de ce contexte, il n’y a plus de tabous et donc plus de sens (au sens linguistique du terme) à la transgression. Suivant ce principe, on peut distinguer le metal traditionnel dont le principe est de questionner les tabous sans les franchir et le metal extrême où les tabous sont abolis, où tout est permis tant en termes musicaux qu’esthétiques. C’est tout le paradoxe du metal : à partir du moment où on passe outre les tabous, on perd en pertinence et on tombe dans le grand-guignol, le gore, l’outrance.
"Et Slayer dans tout ça ?", me direz-vous... Et Slayer, justement, se situe à la frontière séparant les deux sortes de metal. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Reign In Blood reste encore et toujours une référence du metal plus de vingt ans après sa sortie : contrairement à ce qui est dit depuis une petite vingtaine d’années (depuis les débuts du death metal, en gros), Reign In Blood a montré qu’il n’est pas ce parangon de brutalité outrancière que des critiques paresseux continuent de voir en lui.
Bien entendu, il serait stupide de le qualifier d’album subtil. La majorité des morceaux ne dépasse pas les trois minutes, car comme le rapporte le guitariste Jeff Hanneman, "if we do a verse two or three times, we’re already bored with it" [3]. Quant aux paroles, si elles ne sombrent totalement pas dans la débauche de références macabres et morbides propre au death metal, elles ne brillent pas par leur subtilité philosophique. Que dire également d’un groupe qui s’amuse à récupérer l’aigle impérial allemand dans son logo suite à la polémique sur la chanson Angel Of Death ? Et pour la petite histoire, lors de la tournée de 2004 habilement baptisée Still Reigning et au cours de laquelle le groupe entreprit de reprendre en live l’intégralité de l’album, du faux sang pleuvait littéralement sur scène lors de la chanson Raining Blood. Donc qu’on n’essaie pas de me faire dire qu’il faut réhabiliter Slayer. Fondamentalement, ce sont des gros crétins de metalleux. Néanmoins, ils ont eu le mérite de savoir mieux que personne jouer avec les limites à ne pas franchir.
Thématiquement, ils sont allés bien plus loin que leurs congénères. Car s’ils ne se sont pas débarrassés d’un satanisme de pacotille (même si les références démoniaques sont moins présentes dans Reign In Blood que dans les opus précédents), ils délaissent les épopées soi-disant épiques et les provocations sexuelles et bas-du-front courantes dans le metal pour évoquer des sujets beaucoup plus mordibes, sans toutefois rechercher une quelconque démarche intellectuelle (telle que revendiquée par Metallica sur les albums-concepts Master Of Puppets ou And Justice For All...). L’exemple le plus flagrant de ce choix est sans doute le titre Jesus Saves qui se veut sans doute une critique sans concession du christianisme mais dont les paroles, sous des dehors agressifs, sont confondantes de candeur et se résument à "Dieu n’existe pas, tes prières ne servent à rien". Même dans le contexte de la moral majority de Reagan et du PRMC de Tipper Gore, il est évident qu’il ne faut pas chercher une volonté réellement subversive dans de telles paroles, le groupe ne cherchant pas tant à dénoncer qu’à simplement choquer (il faut d’ailleurs rappeler que le chanteur du groupe est chrétien). Et c’est en s’enfermant dans cette logique purement provocatrice que Slayer va en quelque sorte forcer l’avènement de l’esthétique gore du death metal.
Et c’est musicalement que le groupe va affirmer une réelle pertinence : en se démarquant tout d’abord des clichés du metal des années 80 : ni emphase, ni soli à rallonge, et encore moins de complexité structurelle. Non seulement les compositions sont courtes et se limitent bien souvent à deux couplets quasiment identiques entrecoupés de soli particulièrement courts (du moins selon les règles du metal), mais les riffs sont de surcroit extrêmement basiques, se résumant parfois au même accord répété au quart-de-croche avec une variation sur le quatrième temps. On est bien loin du One de Metallica et on se rapprocherait plutôt du punk-metal californien à la Suicidal Tendencies (dont le leader Mike Muir est un ami du groupe), mais dans une optique nettement plus extrémiste et moins revendicatrice.
En outre, avec Reign In Blood, Slayer ose un quasi-sacrilège en oblitérant au maximum la structure metal inventée par Black Sabbath. Alors que les atmosphères plombées et les riffs mid-tempo sont censés être l’épine dorsale des morceaux autour de laquelle peuvent alors s’articuler passages plus ou moins rapides et soli, Slayer impose à quelques courtes exceptions près (Postmortem ou le début de Jesus Saves) un rythme frénétique d’un bout à l’autre du disque. Cependant, il faut surtout rendre à César ce qui revient à Dave Lombardo et rappeler le rôle fondamental de ce frénétique métronome humain. En effet, si Reign In Blood ne souffre pas du monolithisme rythmique inhérent aux infantiles bourrinages (double pédale continuelle et blast beat) du metal extrême, c’est grâce bien grâce à Dave Lombardo dont la précision et la richesse du jeu dépassent largement le seul cadre rythmique et développe une certaine vision mélodique dans la façon de jouer de la batterie, contrastant avec le jeu anti-mélodique des guitaristes... et on ne saurait donc trop conseiller aux épileptiques acharnés que sont généralement les batteurs de metal extrême de réviser les parties de batterie de Lombardo...
Il faut également relever que le radicalisme musical du groupe ne sombre étonnement pas dans la bouillie musicale pure et simple. Et d’aucuns loueront la production de Rick Rubin qui, inaugurant ce qui deviendra sa marque de fabrique, enregistre le groupe au naturel, sans effets supplémentaires, en se contentant de s’assurer que chaque élément trouve sa place au mixage et offrant ainsi à Slayer une qualité sonore que peu de groupes de metal peuvent revendiquer.
S’éloignant radicalement du bon vieux metal de papa Ozzy, radicalisant le propos esthétique et musical à la limite de l’artistiquement supportable (car soyons sérieux... qu’est-ce donc que le death metal sinon une vaste blague ?), Slayer signe, avec Reign In Blood, son meill...
Diantre... alors que je m’apprête moi-même à conclure cet article, je m’aperçois que j’étais sur le point de succomber à un autre poncif récurrent dans la plupart des articles rétrospectifs sur Reign In Blood, l’idée selon laquelle Slayer n’a jamais sorti de meilleur album depuis... Évidemment, qu’ils n’ont pas sorti de meilleur album !!! C’est la nature intrinsèque du groupe qui veut ça : se définissant in fine comme l’ultime frontière du metal traditionnel, le groupe ne s’est laissé aucune marge de manœuvre artistique, et après la réussite de Reign In Blood, ne pouvant aller plus loin sans tomber dans la vacuité du death metal, ils étaient obligés de reculer ou de stagner.
[1] Personne n’avait jamais entendu quelque chose comme [Reign In Blood]. Depuis une vingtaine d’années, les gens sont devenus de moins en moins sensibles. Ce qui était alors extrême pourrait ne plus l’être maintenant.
[2] Si on sortait Reign In Blood aujourd’hui, tout le monde s’en foutrait.
[3] Si on fait un couplet deux ou trois, on commence déjà à s’ennuyer.
Répondre à cet article
Suivre les commentaires : |