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par Thibault le 19 avril 2010
Paru en 1988 (Elektra / Vertigo)
Du 18 au 20 juin prochains se tiendra la cinquième édition du Hellfest à Clisson. La programmation du cru 2010 est terrifiante, met au défi n’importe quel festival européen, et même américain : Kiss, Sepultura, Deftones, Infectious Grooves, Airbourne, Motorhead, Slayer, Alice Cooper, Stonesour, Saxon, Biohazard, Garcia Plays Kyuss ainsi que Slash et son backing band. Et nous ne parlons que des têtes d’affiches ! On retrouve également le Dillinger Escape Plan, Anvil, Mondo Generator, Brant Bjork et tant d’autres. Sans aimer la totalité des groupes présents (aaah, Stonesour… cette excroissance FMisante de la meute décérébrée Slipknot, quel délice), un constat s’impose : une telle affiche est tout simplement hallucinante dans un festival provincial français.
Surtout quand on regarde ce que propose la concurrence. Pour sa huitième édition Rock en Seine capitalise tant bien que mal sur sa situation géographique privilégiée et sur ses habitués Josh Homme – Arcade Fire – Massive Attack. Les Vieilles Charrues, toujours le cul entre plusieurs chaises, proposent une affiche totalement incohérente, écartelée entre Gojira, Diam’s et Indochine (vous pouvez vomir). Quant aux Eurocks celles ci régressent d’années en années, ne comptant plus désormais que sur des Hives déjà sur les rotules pour leur apporter un peu de fun. On ne vous parlera pas du Printemps de Bourges ou de Musilac, question de décence.
Au milieu de tout ce fourbi, la réussite fulgurante du Hellfest, lancé seulement depuis 2006 (quand la Route du Rock de Saint Malo végète depuis 1991…), force l’admiration, sinon le respect. Paradoxalement, un tel succès ne fait que souligner, une énième fois, le déséquilibre médiatique que subit le metal. Alors que le genre n’est plus du tout un épiphénomène marginal, preuve en sont de telles festivités, son traitement médiatique se cantonne toujours à la presse spécialisée. Pratiquement personne ne propose un regard extérieur neuf sur le Lourd… Il faut se contenter des impayables pitreries de Patrick Roy lors de ses cultissimes sorties à l’Assemblée Nationale. Toujours est-il que les choses prennent de l’ampleur, au point que la question qui se pose en voyant l’affiche du Hellfest est : comment peut-on aller plus loin ? Comment faire mieux que l’édition 2010 ? Un seul challenge résiste encore : avant de fermer boutique, il faut Metallica.
C’est que les Four Horsemen ne sont pas simplement le leader maximo du metal, ils sont le metal. Tout est dans le nom, clair comme de l’eau de roche. Ambitieux et mégalos depuis leurs premiers gigs, Lars, James, Kirk et Cliff ont fait une métonymie pure et simple : avec un tel nom ils ne font qu’un avec leur sujet, le groupe et le metal accomplis l’un dans l’autre, indissociables. Dès lors les deux termes doivent valoir l’un pour l’autre, synonymes et même plus encore. Cette volonté d’hégémonie a guidé tout le parcours de Metallica, mais elle s’appuie sur un socle inébranlable, quatre pièces témoins d’une première ambition s’affinant d’albums en albums : transcender par une poigne de fer tous les codes metal existants depuis le Sab’ en une œuvre originale, qui marquera le genre au fer rouge, définissant ses contours en les gravant dans le marbre.
Comme l’écrit un confrère d’Albumrock.net : « vitrifier l’auditeur à coup de guitares sanguinaires, l’ébahir au moyen de parties instrumentales denses, conjuguer la rage pure et une certaine recherche du Beau ». En somme, canaliser une férocité qui ne demande qu’à exploser au travers d’une musique toujours plus complexe, et sublimer la technicité convoquée en retournant à cette soif de conquête insatiable. Déployer une musique intransigeante tout en ne l’envisageant qu’en termes de domination (avec le stade comme moyen d’expression privilégié), tant du public que des autres formations (la féroce concurrence au sein du Big Four, Anthrax – Megadeth – Slayer – Metallica). Comme accomplissement ultime de cette démarche, unique dans l’histoire du rock, se dresse le pinacle …And Justice For All (1988).
Mais autant son prédécesseur, Master of Puppets (1986), fait l’unanimité auprès des fans (devrait-on dire des troupiers ?) du quatuor, autant …And Justice For All occupe une place parfois ingrate. Et pour cause, il arrive au lendemain de la disparition tragique de Cliff Burton, excellent bassiste mort dans un accident de bus lors de la tournée de 1986. Pour beaucoup …And Justice For All marque une rupture dans la première dynamique de Metallica, et fait office de parenthèse entre les premières déflagrations thrash et le virage heavy du Black Album (1991). Fréquences basses enterrées, morceaux à rallonges, à première vue l’album de la Doris bafouée est un épisode à part, l’étape de deuil indispensable pour repartir sur d’autres bases.
Pourtant, plutôt que d’envisager le corpus des Four Horsemen selon une première trilogie réalisée avec le carré magique Burton – Hammett – Ulrich – Hetfield suivie par un disque singulier, marqué par l’arrivée de Jason Newsted, on peut considérer un premier essai, Kill’Em All (1983), étourdissant et contenant son lot de tueries (Seek & Destroy, The Four Horsemen, du premier choix) mais manquant de direction et d’unité (beaucoup de morceaux datent de l’époque où Dave Mustaine, futur Megadeth, était encore guitariste), puis une série de trois albums s’affinant à chaque étape.
En mettant en perspective le sequencing de Ride The Lightning (1984), Masters of Puppets et …And Justice For All, on observe une véritable continuité : un premier morceau à l’introduction de plus en plus électrisée (les guitares acoustiques de Fight Fire With Fire se mêlent à des électriques sur Battery puis disparaissent sur Blackened), de plus en plus long, et paradoxalement de moins en moins agressif, plus contenu. Suit toujours le morceau éponyme, titre de bravoure toujours plus long et complexe ainsi qu’une « ballade » en quatrième position, qui s’écarte toujours plus du lyrisme théâtral à la Iron Maiden (Fade to Black – Welcome Home (Sanitorium) – One). En fin de parcours, un instrumental fleuve, The Call of Ktulu, Orion et To Live Is To Die.
En réalité, tout …And Justice For All converge en ce point : une émancipation totale et achevée de l’influence New Wave Of British Heavy Metal, courant dont la tête de pont n’est autre qu’Iron Maiden, formation à qui Metallica doit énormément. Inutile d’énumérer tous les plans de batterie et de basse qu’Ulrich et Burton sont allés piocher dans les galopades de Number of the Beast (1982) pour les glisser dans Kill’Em All ou Ride The Lightning. A ce titre, Children of the Damned n’est rien de moins que la matrice de toutes les ballades des Four Horsemen. Néanmoins en 1988 Lars et ses petits camarades approchent les vingt cinq ans, finissent leur complexe d’Œdipe et sortent la Grande Œuvre, la plus originale, la plus singulière.
Œuvre que certains ont qualifié de « metal progressif », tant les morceaux s’allongent (le titre le plus court touche à 5’14’’ !) et flirtent avec les limites techniques des membres, pourtant élevés à rude école (Hammett s’est fait les doigts aux côtés de Satriani). De fait, le morceau éponyme ne sera pratiquement jamais joué en live, trop compliqué à mettre en place. Hormis quelques pièces maitresses comme One, Blackened ou Harvester of Sorrow, Metallica devra pratiquement réapprendre à jouer son album en un long medley pour le défendre sur scène. Alors, progressif ou pas ? Si Metallica devient un groupe de metal progressif avec …And Justice For All, il ne perd rien de sa colère primitive, et est progressif comme l’était le King Crimson de Lark’s Tongues in Aspic ou de Red : froid, desséché, dur.
Prenant le contrepied de la complexification de leurs compositions, les Four Horsemen dégraissent le son, épurent la production à son strict minimum. Aucune fantaisie, ‘Tallica n’a jamais été aussi martial. Les textures ne sont pas négligées pour autant, au contraire, jamais les guitares n’ont été aussi biaisées. La distorsion est spartiate : musclée, anguleuse, nerveuse, sans un gramme de gras. Les aiguës sont gluants, glaçants et la batterie résonne de façon très particulière, à la fois sèche, épaisse et étouffée. A moins d’amplifier les fréquences basses outre mesure, au risque de faire saturer votre chaine hifi, Jason Newsted est pratiquement inaudible, on le devine bien plus qu’on ne l’écoute.
C’est peu dire qu’…And Justice For All est un album inconfortable. Par rapport, à ses prédécesseurs, la grande nouveauté est que les morceaux n’explosent jamais. Fight Fire With Fire était un shoot de nitroglycérine à la limite de l’assourdissant, Blackened et sa suite présentent une colère contenue, cheminent sur un tempo plus lent, plus posé. Il faut s’accrocher à ce qu’il y a, c’est-à-dire très peu, en fait. Une batterie, deux guitares qui jouent le même riff, un chanteur qui prend son temps pour arriver, des solos qui ne surgissent qu’au bout de plusieurs minutes. Metallica parvient à enchainer les riffs à tiroirs sans les juxtaposer sans liant, ceci entre autres grâce à l’utilisation du staccato sur la corde de mi comme point d’ancrage. Une technique qui permet la greffe de toutes les trouvailles guitaristiques sur cette colonne vertébrale inamovible.
Du côté des solos se trouvent des petites tueries de metal épique, froid et tranchant. Les stridences, freinages, grincements, vrilles de ferraille et coulées de notes claires d’Eye of the Beholder secouent la caboche et nouent les intestins, interdisant toute assimilation avec la « branlette de manche », même si Hammett, qui reste un pur produit de l’école du shred, ne se soucie pas non plus outre mesure de la clarté et de la parcimonie du plan. L’alchimie d’Ulrich ne cesse de varier entre martèlement incessant de la caisse claire, enchevêtrement de toms et de double pédale sur des temps instables, le tout ponctué de cymbales fracassées… Un jeu perturbant qui bouscule et déséquilibre l’auditeur, judicieusement contrebalancé par des riffs toujours accrocheurs. Bref Metallica déploie des merveilles d’innovation, en étant nettement moins démonstratif qu’auparavant (moins de notes, less is more), et sans jamais perdre de vue une certaine mélodicité sans laquelle ils ne parviendraient pas à leur première ambition ; frapper les esprits du plus grand nombre.
A ce titre il faut dire un mot sur le chant d’Hetfield, sur lequel on ne s’attarde guère trop d’habitude, préférant tartiner sur ses talents de riffeur supersonique. Hetfield, en plus d’être un immense guitariste, est un très bon chanteur de metal. Evidemment, difficile de lui trouver d’incroyables qualités de songwriter (un exercice dans lequel il est néanmoins tout à fait honnête) et des mélodies hors du commun, mais ce n’est pas exactement ce qu’on lui demande étant donné que la musique de Metallica s’oriente autour de la puissance. La qualité d’Hetfield est de se mettre au diapason : sa diction et son ton collent parfaitement avec la couleur des morceaux, il chante avec le coffre qui convient, de manière parfois approximative mais sans jamais brailler ni user de grunt malvenu (on est pas chez Sepultura ici !) et toujours en gardant des semblants de mélodie qui font tant défaut au commun du Brutal. Ainsi, Hetfield tient le haut du pavé dans la catégorie des grands frontmen metalloïdes, aux côtés d’Ozzy Osbourne et de Maynard James Keenan (Mike Patton chez Fantômas ne compte pas, il est définitivement hors catégorie !)
Pendant qu’on est dans les éloges ciblées, ce serait une impardonnable faute professionnelle de ne pas mentionner le climax d’…And Justice For All, sa pièce centrale et maitresse, One. Outre les arabesques de guitare claire, bleutées comme une lame d’acier pur, le « Machine Gun » sec et terrassant d’Ulrich, on retiendra surtout cet exploit : One est le titre de Metallica qui se rapproche le plus de ce que l’on pourrait appeler une « chanson ». La bonne tenue du songwriting y est pour beaucoup, bien sur. Bouleversés par Johnny Got His Gun, Jaymz et Lars s’emparent du thème de l’infirmité et le retranscrivent avec une sobriété et une justesse bienvenues. Mais il faut surtout saluer cette incroyable maitrise de la grammaire musicale ; One est l’unique morceau de toute l’œuvre de Metallica où les transitions sont parfaitement achevées, un exercice d’autant plus réussit qu’il joue sur le contraste ultra casse gueule du couplet clair / refrain saturé.
Et c’est une "ballade-qui-monte-en-puissance-et-finit-en-apocalypse", s’il vous plait. Bref, difficile de trouver plus ardu à effectuer sans balourdises ni boulettes. Un terrain impraticable pour le commun des mortels, dont ’Tallica sort vainqueur triomphal, véritable champion du Metal (avec un grand M, rien de moins), tout en proposant une oeuvre biaisée par rapport à ses contemporains et successeurs, qui éviteront rarement les récifs du satanisme de superette - teenage angst mal canalisée - foire émogoth. Ici, s’il y a des cheveux crades, des sales trognes, des hectolitres de binouze, des tee shirts informes et un minimum de décorum vulgos (il s’agit tout de même de metalleux des eighties, on n’échappe pas à tout), on reste à distance respectable du barnum débridé qui fait recette dans le reste du genre. Pas d’Eddie ni de Bruce Dickinson brandissant l’Union Jack au vent surplombant trois guitaristes alignés comme à la parade, pas de pied de micro à l’effigie d’une porn star-quelconque (Korn), pas d’envolées symphonico-tolkienno-élémentales, pas de racolage morbido death-core... Au contraire, une esthétique claire, simple, et beaucoup plus pérenne car renvoyant à des références communes (la balance du jugement sur fond de pierre grise blanche) et non pas à des symboles prétendument subversifs qui visent en réalité une petite fraction du public (aucun pentagramme ni belzébutheries d’aucun genre, Dieu merci).
On conseille en passant de tenter l’expérience Metallica Strikes Back, histoire de gouter davantage à cette facette, loin d’être inintéressante, du groupe. Il s’agit, comme nous l’avons déjà expliqué dans un article intégral, de synchroniser la projection de l’épisode V de Star Wars, The Empire Strikes Back avec l’écoute d’...And Justice For All. La superposition ouvre de nouvelles perspectives, et, entre autres, fait ressortir de l’album un souffle quasi héroïque, une ampleur propre aux longues épopées, mais bien plus empreints d’une inextinguible volonté d’en découdre que de lyrisme à tiroirs, théâtral et chevaleresque (pour cela se rendre au rayon Dream Theater).
D’où ce paradoxe : même amputé de Burton, Metallica n’a jamais sonné aussi serré, groupé, compact. Et assoit par la même occasion son règne en plantant une quatrième colonne, définitive. Kill’Em All était une déclaration de guerre, Ride The Lightning une démonstration de force, Master of Puppets la prise de pouvoir, ...And Justice For All est le dernier coup de burin, celui qui scelle la dalle de marbre. Dès lors il n’y aura plus que des tentatives d’expansion, des virages, des excursions, qui, preuve en est Death Magnetic (2008), reviendront toujours à ces quatre points cardinaux, autant de pitons émergés et insubmersibles. Metallica est le premier groupe, et le seul, qui a su s’imposer comme référence commune après Black Sabbath. Un exploit tant les metalleux sont capables de couper les cheveux en quatre (et vus les tifs, c’est du boulot !), et de fragmenter leur musique favorite en un milliard de sous chapelles aux appellations toutes plus retorses les unes que les autres.
Les Four Horsemen, eux, font l’unanimité, et ont résisté à tout, définissant encore les tenants et aboutissants du genre dans les esprits, condamnant des ovnis comme Tool ou Mastodon à des places de francs tireurs certes luxueuses, mais sans voies d’accès au trône. Personne n’a jamais pu espérer les dépasser, ni Pantera, pourtant féroce concurrent, ni System of a Down et le néo, ni Sepultura et le death, ni Slipknot et la daube, aucune refonte n’a réussit à venir chatouiller l’étrange bête installée au sommet.
Master of puppets I’m pulling your stringsTwisting your mind and smashing your dreamsBlinded by me, you can’t see a thingJust call my name, ’cause I’ll hear you scream
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