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par Emmanuel Chirache le 14 avril 2011
Paru en 1992 (Virgin)
Et dire qu’en 1983, certains écoutaient encore Iron Maiden ou Judas Priest ! Cette année-là pourtant, en pleine effervescence punk hardcore, les Suicidal Tendencies sortaient leur premier album. Une sorte de passerelle entre metal et hardcore, le groupe étant jugé trop rapide pour le premier, trop épris de solos de guitare pour le second. Parfait pour la scène thrash metal alors ? Pas vraiment non plus. Les origines en partie chicanos des musiciens, le discours qu’ils tiennent et leurs liens - authentiques ou non - avec des gangs de Los Angeles les éloignent de Metallica ou Anthrax. Suicidal Tendencies doit finalement s’appréhender comme une entité à part, une formation singulière qui ne connaîtra d’ailleurs qu’un succès relatif, plus souvent fait d’estime que de dollars.
Formé en 1981 à Venice, Californie, le groupe se démarque donc immédiatement du reste de ses petits camarades. Ne serait-ce que pour son style. Fans de skate, Mike Muir (chant), Louiche Mayora (basse), Rocky George (guitare) et Ralph Herrera (batterie) s’habillent d’une façon très particulière : lunette noires, casquettes floquées "Suicidal", bandanas sur le front (voire les yeux) et chemises en tissu écossais à carreaux, les mêmes dont on affuble aujourd’hui les personnages de nerds dans les séries américaines ! Tout autant que la tenue vestimentaire, la sensibilité musicale des Suicidal Tendencies et leurs textes vont alors passionner le public prolo underground dans tous les Etats-Unis. Notamment grâce à leurs trois premiers albums, dont l’essentiel se trouve sur cette compilation indispensable pour mieux apprécier les années 80 du côté lumineux de la force.
Paru en 1992, F.N.G. regroupe 22 titres fantastiques issus de la première époque du groupe, presque une décennie. Une période que certains jugent inférieure à la suivante, il est vrai couronnée par deux disques d’or (Lights... Camera... Revolution ! et Art Of Rebellion, ce dernier ayant atteint la 52e place dans les charts, un record inégalé). Deux disques considérés alternativement par certains fans comme les chefs d’œuvre de Suicidal. Certes plus aboutis, mieux produits sans doute (encore que...), davantage tournés vers le metal mélodique, ouverts à d’autres courants comme le funk par l’entremise de l’incroyable bassiste qui officie dans les années 90, j’ai nommé Robert Trujillo, ils restent des pièces maîtresses d’une discographie sans faille. Malgré tout, il y manque un élément primordial : la fraîcheur. Cette spontanéité, cet allant enthousiaste et contagieux, on le trouve en revanche dans le premier disque éponyme de Suicidal Tendencies, puis dans Join The Army en 1987, enfin dans How Will I Laugh Tomorrow When I Can’t Even Smile Today en 1988, qui regorgent tous de pépites insensées.
Il suffit de jeter une oreille sur Suicide’s An Alternative/You’ll Be Sorry pour se convaincre que tout ce qui fait l’originalité et le talent de Suicidal existe dès l’origine, même à l’état embryonnaire. Après un rire démoniaque, le morceau part à 200 km/h avec un jeu de questions-réponses hilarant, typique de l’humour cynique de Mike Muir :
Sick of people - no ones realSick of chicks - they’re all bitchesSick of you - you’re too hipSick of life - it sucksSuicide’s an alternativeSick of trying - what’s the pointSick of talking - no one listensSick of listening - it’s all liesSick of thinking - just end up confused
Après un break, le morceau change totalement et bascule dans un tempo funky sur lequel le chanteur récite son texte tel un pasteur noir américain qui haranguerait ses ouailles, ce qui annonce à la note près l’excellent Send Me Your Money de Lights... Camera... Revolution !. Après ce début en fanfare, l’auditeur est de nouveau pris à la gorge par l’extraordinaire Join The Army, véritable profession de foi du groupe et cri de ralliement envers les fans. Sur un rythme martial, Muir crache ses invectives à la façon du major de Full Metal Jacket, enjoignant chaque homme de bonne volonté à épouser la philosophie pragmatique des Suicidal. Et si Mike Muir a retenu une leçon de ses années passées à la fac de Santa Monica, c’est cet humanisme bon enfant qui parcourt le morceau pour notre plus grand plaisir :
Don’t be no fool, don’t let your prejudice ruleDon’t judge by your fear, judge us by your earCan’t believe every word of every story you’ve heardWell I don’t care ’bout the clothes you wearIt’s the size of your heart, not the length of your hairDon’t make no difference to me, the color that you beBlack, white or brown, it’s all the same to me
Nouveau saut dans le temps avec Trip At The Brain, titre qui apparaît sur le troisième disque du combo californien, single d’une efficacité monstrueuse et preuve que le groupe a gagné en maturité sous la houlette de Mark Dodson, le producteur de Anthrax. Ce qui ne gâte en rien l’écoute de morceaux antérieurs tels que Suicidal Failure, classique indémodable et sulfureuse chanson sur le suicide qui valut au groupe une image peu ragoutante pour les maisons de disques. Le simple nom choisi par Mike Muir pour intituler sa troupe, "tendances suicidaires", provoquait cela va de soi des hoquets de dégoût dans l’establishment musical. Avec Suicidal Failure, le groupe va cependant gagner l’estime de toute une partie de la jeunesse paumée des quartiers populaires de L.A. ou d’ailleurs, qui se reconnaît dans un texte mi-désespéré mi-ironique.
Sans faire de Mike Muir un protest-singer, force est d’avouer que les textes du chanteur contiennent parfois de virulentes satires sociales ou politiques. Il peut s’agir de phrases choc au détour d’un couplet, comme le "I shot Reagan, I shot Sadat" de I Shot The Devil, ou de petites saynètes, à l’exemple du démentiel Institutionalised. Premier single de Suicidal et premier de leur clip diffusé en boucle sur MTV en 1983, le morceau s’apparente à une autofiction pleine de dérision, racontant l’histoire d’un certain Mike sur fond de guitare destructurées et de ruptures de rythme qui ajoutent au malaise général. Récité à la première personne, le texte évoque en effet la vie d’un jeune garçon mal dans sa peau, une situation à laquelle il tente de faire face tout seul, mais que ses proches vont dramatiser au point de vouloir l’interner. Ou comment la société américaine fabrique de la dépression nerveuse avec de la déprime, de l’exclusion avec de la solitude, de la névrose avec de l’angoisse. Morceaux choisis :
« J’étais juste dans ma chambre en train de regarder le mur et de penser à tout ça. Encore une fois, je ne pensais à rien. Et alors ma mère est entrée, et je n’ai même pas remarqué qu’elle était là. Elle m’a appelé. Et je n’ai même pas entendu, alors elle a commencé à hurler : MIKE ! MIKE ! Et j’ai dit : Quoi ? il y a un problème ? Elle me répond : Quel est TON problème ? Et je réponds : Tout va bien, m’man. Elle continue : Ne me raconte pas d’histoires, tu es un drogué ! Et je réponds : Non, m’man, je ne me drogue pas, je vais bien, j’étais juste en train de réfléchir, tu peux aller me chercher un Pepsi ? Elle répond : Non, tu n’es pas en train de réfléchir, tu te drogues ! Les gens normaux n’agissent pas comme ça ! Je réponds : M’man, donne moi juste un Pepsi s’il te plaît ! Tout ce que je veux c’est un Pepsi ! Et elle refuse de me le donner ! Tout ce que je voulais c’étais un Pepsi, juste un Pepsi ! et elle a refusé. Juste un Pepsi !! »
Au fur et à mesure du récit, le personnage principal perd progressivement le contrôle de sa vie aux dépens de la volonté de ses parents, qui décident de l’enfermer dans un asile. Résultat, une terrible descente aux enfers à l’absurdité kafkaïenne et aux accents réalistes, qui doivent beaucoup de leur réussite à la fabuleuse narration de Mike Muir.
D’autres incontournables parsèment la compilation, au premier rang desquels figure How Will I Laugh Tomorrow. Prémices géniales du tournant mélodique qui va s’amorcer dans les années 90, le morceau rappelle à qui de droit que les Suicidal Tendencies sont avant tout d’inlassables découvreurs de riffs, et quels riffs ! Incisifs, ultra rapides, intelligents, ceux de Two Wrongs Don’t Make A Right, du monumental Human Guinea Pig ou de l’énormissime The Feeling’s Back résonnent comme des claques à la face de leurs concurrents de l’époque. A cela il faut ajouter un hymne au skate qui donnerait presque envie d’en faire, mais quand même non, faut pas pousser (Possessed To Skate), un morceau de surf metal tout à fait surprenant (Surf And Slam), et une potacherie éhontée (I Saw Your Mommy, où l’on peut entendre ce vers digne de figurer à la Pléiade : "j’ai vu ta mère et ta mère est morte" ! ce qui n’est rien à côté du reste de la chanson, mais nous n’en dirons pas plus, des enfants nous lisent).
Il faut enfin confesser notre amour immodéré, au sein duquel gît probablement une pointe de nostalgie adolescente, pour deux chansons : A Little Each Day et Pledge Your Allegiance. Le premier, hallucinant de virtuosité dans sa composition, célèbre le mariage entre un riff magique et une voix aérienne. En un temps reculé où bien des chanteurs hurlaient comme des truies conduites à l’abattoir, Mike Muir se détache par un chant beaucoup plus posé, un chant admirablement sobre malgré quelques envolées toujours justifiées, un chant haut perché qui contraste par sa nonchalance jouissive avec l’allure énergique du rythme et la brutalité des guitares. Second morceau évoqué dans cette conclusion, Pledge Your Allegiance rallie au panache blanc des Suicidal le ban des fidèles, tandis qu’un chœur de supporteurs scande "ST", initiales du groupe, dans une acclamation à la limite des foules fascistes. Une ambiguïté forcément voulue, à prendre toutefois au second degré, ce qui ajoute un parfum d’interdit supplémentaire à cet incroyable moment de communion entre le groupe et son public.
Pour toutes ces bonnes raisons, et même pour de mauvaises si le cœur vous en dit, cette compilation s’emporte sur une île déserte, la fameuse, où d’ailleurs nous n’irons jamais. De la même façon que le littéraire garde toujours sur lui son Lagarde et Michard, le metalleux conservera précieusement son F.N.G histoire de réviser ses classiques. Le disque permet en outre d’appréhender ce qui s’avère la meilleure période du groupe, puisque paradoxalement les albums les plus récents ont moins bien vieilli, à l’exception de quelques chansons composées avec un élixir de jouvence dans la guitare. F.N.G. est aussi l’occasion pour nous de causer un peu de cette formation, qui mérite mieux qu’un public de skaters aujourd’hui presque quarantenaire et quelques entrefilets dans les vieux numéros de Rock&Folk ou sur les sites spécialisés totalement illisibles qui sévissent sur le web. Qu’on se le dise, dans les années 80 et au-delà, les Suicidal ont fait partie des tous meilleurs. Oui, j’ai promis allégeance au groupe, et alors ?
Article initialement publié le le 11 décembre 2007
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