Dernière publication :
mercredi 15 avril 2015
par mot-clé
par index
par Psychedd le 2 janvier 2007
paru le 26 juillet 1974 (Virgin)
« Chouette ! Une chronique de Rock Bottom à écrire ! »
Voilà ce que je me suis dit au début, sûre d’avoir des tonnes de trucs à dire à propos de cette précieuse galette. Et là, soudain, devant mon écran, avec mon petit clavier frémissant d’impatience, je me retrouve conne...
Oh, bien sûr que si j’ai des tonnes de choses à écrire, mais plus je me concentre et plus mon cerveau semble pédaler dans la semoule et plus les mots refusent de sortir. Et cela pour une bonne raison : il n’y a aucun mot qui puisse exprimer ce qu’est réellement le second album de Robert Wyatt (pour les plus curieux, le premier date de 1970). Ah ! Si ! Il y en a bien un : chef d’œuvre. Mais il a été tellement utilisé qu’il en perd toute sa force. Car il faut que cela soit dit : TOUS les disques du barbu sont des chefs-d’œuvres...
... Et Rock Bottom serait en fait le chef des chefs d’œuvres de Wyatt. Mais vous êtes bien d’accord avec moi, c’est une phrase complètement stupide... Parce que de toute manière, Robert Wyatt quoiqu’il fasse, ne fait que du Robert Wyatt et d’ailleurs, personne, absolument personne d’autre ne peut faire du Robert Wyatt. Rock Bottom, c’est un peu ça. Rock Bottom est une merveille, Rock Bottom, c’est la beauté absolue, Rock Bottom est inclassable, Rock Bottom est tout simplement un album unique.
Et on a tout dit, ou presque, dessus. Que c’était là une œuvre d’une grande tristesse, enfanté dans la douleur par un homme que la vie a brisé et cloué dans une chaise roulante. Oh ! Bien sûr, la musique n’est pas des plus légères, mais au fond, l’affaire n’est pas si triste qu’elle n’y paraît...
La genèse de Rock Bottom remonte en effet à la fin de l’année 1972. Robert Wyatt vient de dissoudre Matching Mole et commence sérieusement à penser à se lancer en solo. C’est à ce moment que sa compagne, Alfreda Benge (la Alife du disque), lui propose de venir à Venise avec elle : « Au cours de l’hiver 1972, j’ai décroché un boulot à Venise pour deux mois et j’ai réussi à convaincre Robert de m’accompagner. Cela ne fut pas très facile car à l’époque, il était dans une période très bizarre. Il ne pensait qu’au travail et rien d’autre, et l’idée d’une période de vacances ne l’intéressait pas du tout. J’étais très en colère qu’il ne veuille pas m’accompagner. Il est donc venu, mais contre son gré. Il se retrouvait un peu tout seul toute la journée, alors que je travaillais sur les bords du lagon. Nous sommes donc allés lui acheter son petit synthé. Il se sentait un peu prisonnier dans cette maison, enfermé pendant deux mois, il ne faisait que de la musique. Jusque là il était très pris par son travail mais il était également nerveux pour son avenir, sur le fait de remonter un groupe. Il est vrai que ce séjour lui a fait le plus grand bien car sinon, il n’aurait pas eu le temps de retrouver sa sérénité et de se remettre au travail avec l’esprit libre. Je crois que Venise fut pour lui une grande source d’inspiration car nous étions entourés par l’eau. »
À cette source d’inspiration qu’est l’eau de la lagune, Wyatt ajoute également « les lézards sur les murs des maisons » et « les gondoliers s’entraînant sur “O Sole Mio” dans les bars locaux ».
Mais l’esprit libre, il ne le garde pas très longtemps. Au mois de février 1973, il retourne en Angleterre à la demande de Bill MacCormick qui le supplie presque de reformer Matching Mole. Robert n’est pas super chaud, mais il accepte, par principe. Sauf qu’il va falloir attendre, car avant de remonter ce groupe, le batteur a en tête le projet de monter un quartet avec Gary Windo (sax), Dave McRae (piano) et Ron Mathewson (basse). Et il compte bien faire profiter à ce groupe (nommé WMWM !) de ses compositions écrites à Venise. Le groupe fait quelques concerts dans cet avatar, puis Matching Mole est remis sur le tapis... Selon MacCormick, une "répétition" a eu lieu le 29 mai dans l’appartement d’Alfie Benge. Une répétition durant laquelle Robert Wyatt aurait en fait juste joué seul sur son synthé vénitien devant les autres musiciens. Pour Wyatt en revanche, cette répétition était censée avoir lieu le 2 juin. Mais il n’y aura plus jamais l’occasion de remonter Matching Mole...Le 1er juin 1973, Robert Wyatt est invité à la fête d’anniversaire de Lady June, une de ses amies, et comme d’habitude, il s’alcoolise à outrance : « Voilà comment les choses sont arrivées : dans l’ordre, vin, whisky, Southern Comfort et ensuite la fenêtre [...] ». Robert est tellement ivre qu’il ne se rend compte de rien et s’éveille à l’hôpital. Le verdict est sans appel : il s’est brisé le dos et est condamné au fauteuil roulant.
Sa convalescence n’est pas facile, il lui faut réapprendre à vivre avec son handicap. Heureusement que dans l’hôpital se trouve un piano. Il peut ainsi se remettre doucement au boulot et commence alors à peaufiner les morceaux qui attendent maintenant depuis un bout de temps. Il y aurait là matière à écrire une tragédie, mais ce n’en est pas vraiment une. Robert est tout sauf un artiste maudit délaissé par ses pairs après son accident. C’est même le contraire qui se produit : à sa sortie de l’hôpital en novembre 1973, il ne reçoit que des preuves de sympathie, d’amitié et d’amour. Une amie lui offre un fauteuil convenant parfaitement à l’appartement qu’il partage avec sa douce Alfie et les vieux potes de Pink Floyd organisent des concerts au Rainbow Theatre, accompagnés de Soft Machine et dont tous les bénéfices sont totalement reversés aux Wyatt...
Et même pour Robert, ce n’est pas l’abattement qui prend le dessus : « Je crois honnêtement qu’à partir de là, les choses furent plus faciles pour moi. Paradoxalement, j’étais beaucoup plus capable de faire les choses sérieusement. Je crois que les choses se sont simplifiées. Vivre dans une chaise roulante, c’est synonyme d’actions délibérées. On ne peut pas être plus impulsif. Ne plus pouvoir jouer de batterie m’a fait me concentrer sur la deuxième chose que je savais faire, c’est à dire chanter. C’était tout ce qui me restait, c’est donc ce que j’ai fait. Je n’étais plus batteur de quelqu’un qui se demandait “combien de temps va durer ce solo”. Maintenant que je chante et joue du synthé en même temps, j’ai plus le contrôle de ce que je fais. Je crois que cet accident m’a permis de devenir un musicien beaucoup plus attentif et concentré sur son sujet. ».
Entre février et mars 1974, il enregistre Rock Bottom dans les studios mobiles de Virgin, venus se parquer dans un champ voisin du cottage qu’une amie a prêté à Robert. Mais il ne met sur bande que ses parties et va ajouter les contributions des autres musiciens une fois de retour à Londres. Parmi eux se trouvent bon nombre de ses collègues et amis : Hugh Hopper, Richard Sinclair, Gary Windo mais aussi Mike Oldfield. Sans oublier ce bon vieux Nick Mason à la production...
Du beau monde pour enfin faire naître cette perle sur laquelle le temps n’a pas d’emprise. Car le choc que les gens peuvent ressentir à l’écoute de cet album doit être le même aujourd’hui qu’il y a plus de 30 ans maintenant. Rock Bottom signifierait quelque chose comme « toucher le fond », certainement pour mieux remonter à la surface. Malgré les circonstances, ce disque possède un je-ne-sais-quoi de lumineux et d’apaisant. Et plus on l’écoute plus l’aspect "aquatique" de la chose est claire et distincte. Aquatique comme la lagune de Venise, aquatique comme un liquide amniotique chaud et rassurant où l’on se laisse doucement bercer, aquatique comme les profondeurs de l’océan, glacial et immobile...
Tout cela est tellement évident à l’écoute de Sea Song (et puis, rien que le titre !).
La plus belle chose de ce disque est qu’il est à la fois très personnel pour Robert mais qu’il colle également aux états d’âme de l’auditeur. Voilà un album qu’on ne peut en aucun cas associer avec de mauvais moments, mais il peut aussi bien provoquer un joie immense qu’une mélancolie étrange et lancinante... Et les textes, surréalistes, (pataphysiques ?), tendres et inspirés ont une belle part dans l’ensemble. La musicalité des mots est incroyable car à défaut de ne plus donner le rythme sur sa batterie, la voix même de Wyatt devient un outil rythmique extraordinaire. Car quels instruments que ces cordes vocales là ! Cette voix qui peut surprendre est reconnaissable entre mille autres, angélique et inhabituelle, plus on l’écoute et plus on apprend à l’apprécier...
Musicalement, on nage dans un heureux mélange de toutes les influences de Robert Wyatt, de l’intro un peu jazzy de Last Straw à la musique plus contemporaine de Little Red Riding Hood Hit The Road en passant par des passages un peu plus rock. Sauf qu’au final, ce n’est pas tant le style qui compte, mais toutes les sensations que l’on éprouve. Chaque morceau a sa vie propre : Rock Bottom est un hymne à la vie mais également à l’amour, chose dont ne s’est jamais caché l’artiste, même si cela semble embêter la principale intéressée, Alfie : « Je me sens toujours un peu mal à l’aise à l’idée qu’une partie du disque m’est destinée. Lorsqu’il a commencé à écrire les paroles de Alifib, il chantait “Polly, my larder” et je lui ai dit “Qui est cette Polly ? Si tu fais une chanson sur quelqu’un autant en faire une sur moi.” Ce n’était pas vraiment son idée de départ, je me suis un peu imposée sur ce disque. ».
Du côté de Robert, c’est tout aussi clair et il ne semble absolument pas en vouloir à sa chère et tendre de s’être imposée : « Le sujet de Rock Bottom montre le fait que juste après l’accident, je me suis marié avec Alfie. C’est la personne qui m’a permis d’écrire certains morceaux, un mélange d’amour et de curiosité, tout un tas de choses. La véritable influence d’Alfie, ce fut sur la musique en elle-même car elle trouvait que certains de mes morceaux les plus récents étaient trop chargés, trop condensés. Et elle disait souvent “pourquoi ne laisses-tu pas respirer les choses un peu plus comme le fait Van Morrison, ou des gens comme ça.” Elle fut d’une grande aide, j’ai appris à laisser respirer les choses. [1] ». Respirer donc vivre !
Laisser respirer les morceaux est une bonne chose et pour la peine, c’est l’auditeur qui se retrouve avec le souffle coupé ! Car comment réagir à l’écoute de Little Red Riding Hood Hit The Road ? Un déluge de notes, une basse hypnotisante, des bandes passées à l’envers, c’est l’Apocalypse dans vos oreilles ! Et le vertige vous prend, la musique tourbillonne et ne fait plus qu’un avec votre pauvre cerveau qui a bien du mal à comprendre ce qui lui arrive, tellement tout cela est beau et irréel.
Et puis, bien sûr il y a Alifib et Alife, ce surnom murmuré, chuchoté, sussuré, comme un mantra rassurant. Beaucoup de femmes seraient heureuses qu’un homme leur écrive un jour une aussi belle déclaration... De la douceur et de la tendresse donc, avant la chanson finale (Little Red Robin Hood Hit The Road), qui est ce genre de chansons vous laissant sur les rotules. D’autant plus que Mike Oldfield, qui est décidemment un grand musicien fait des merveilles avec sa guitare reconnaissable entre toutes (si si, réécoutez Ommadawn et vous verrez !). Il y a cette fois ci quelque chose de menaçant dans cette histoire de taupes mortes consolées par les insectes, sans oublier la partie finale récitée par la voix terrifiante de baryton d’Ivor Cutler (que l’on pouvait entendre avec John Peel ou encore voir dans le Magical Mystery Tour des Beatles). C’est soudain la violence qui prend le pas, juste stoppée par un rire inquiétant. Il est maintenant temps de retourner à la vie qui n’est pas qu’un joli conte de fée. Et ça Robert Wyatt le sait bien, à la vie et à la joie se confrontent douleur, tristesse et peur. Mais dans ces cas là, il ne faut vraiment pas être effrayé de toucher le fond et de donner un bon coup de talon pour retrouver vite un peu d’air...
On ne déteste pas Rock Bottom. Au mieux, on l’adore, au pire, il laisse indifférent. Certains se demandent encore pourquoi on en fait tout un foin. À ces gens, je ne peux donner qu’un seul conseil : ne cherchez pas à comprendre. Robert Wyatt a mis son âme pour faire ce disque, c’est donc avec notre âme et notre cœur, et pas seulement avec nos tympans qu’il faut l’écouter. Il est d’ailleurs fort à parier que dans plus de 30 ans, nombreux seront ceux qui ressentiront et aimeront cette œuvre définitivement essentielle, mais surtout, définitivement inclassable...
[1] Toutes les citations de l’article proviennent du livre : Robert Wyatt, faux mouvements, Michael King, 1998, éd. Camion Blanc
Répondre à cet article
Suivre les commentaires : |