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par Béatrice le 11 décembre 2007
Par bien des aspects, Glasgow est une ville sinon carrément étrange, tout du moins passablement déroutante - une ville parfaitement bordélique, avec tous les charmes et tous les désagréments que cela suppose, et où l’on ne peut jamais être vraiment sûr de ce que l’on va trouver au coin de la rue (quand bien même il s’agit d’un coin de rue qu’on connaît par cœur parce qu’on y passe tous les jours). Il y a des immeubles flambant neufs avec vue sur des terrains vagues, des mausolées perchés sur la colline de la Nécropole qui surplombe l’usine de brasserie Tennents, des centres commerciaux gigantesques et des marchés aux puces fouillis, des grands parcs arborés et des rangées d’imposantes bâtisses rougeâtres ou grises… Et puis, il y a ce bâtiment bizarre, signé Norman Foster, qui trône quelque part au milieu d’un not-so-many-men’s land, entre une autoroute et les méandres de la grise rivière Clyde.
Ici, ça a dû être des docks, c’en est peut-être encore. Comme tous docks qui se respectent, c’est gris et imprégné de la mélancolie de la ferraille et des entrepôts, de la solitude résignée des engins de charriages et de stockage provisoire. C’est donc sur ces docks un peu paumés, sous le patronage de l’imposante Finnieston Crane (qui fut longtemps la plus grande grue du monde), qu’a été implanté l’équivalent écossais du Palais des Congrès, scindé en deux bâtiments : un long entrepôt, et cette chose Norman Fosterienne, immanquable autant qu’indescriptible. Imaginez un croisement entre l’Opéra de Sydney, un amoncellement de coques de bateaux en fer-blanc, un tatou revisité en vaisseau spatial et un casque de gladiateur de l’espace – c’est à peu près ça, et, convenez-en, c’est pas très pratique pour caser de façon brève, simple et efficace l’objet dans une conversation. Alors, pour simplifier les choses, officiellement, on l’appelle le Clyde Auditorium, officieusement, l’Armadillo (tatou, dans la langue de Robert Burns). Cette structure difficilement identifiable est donc un auditorium, du genre intimidant. De l’extérieur comme de l’intérieur, car ses entrailles sont aussi impressionnantes et déconcertantes que sa carapace : cathédrale d’acier et de métal, froide et grise, se dépliant sur quatre niveaux, le dernier étant perché haut, très haut au dessus de la scène. Du tout dernier rang des galeries, tout en haut, tout au fond, on ne voit pas le reste de la salle ; on surplombe la scène, comme suspendu au dessus, avec une vue plongeante et vertigineuse sur ce qu’il s’y passe. On sait que les musiciens vont être minuscules, presque insignifiants, mais on sait aussi qu’ils ne pourront rien nous cacher et qu’on pourra épier leur moindre déplacement sans rien en perdre. Bref, on caresse l’illusion qu’on aura peut-être une idée très vague et très éloignée de ce à quoi ressemble un concert de rock depuis la perspective d’un dieu perché sur son Olympe.
En ce premier samedi de décembre, pendant que Doherty s’essaye à échauffer l’entrepôt voisin, c’est à Ryan Adams et ses Cardinaux qu’a été confiée la grande bête froide et métallique. La tâche de l’emplir de ses chansons n’est pas des plus simples, on pourrait même craindre qu’elle soit assez ingrate. D’accord, certains spectacles s’articulent essentiellement autour de la distance entre la scène et le spectateur, en utilisant la scène comme un écran séparant l’action en place de la réalité (qu’est-ce que le théâtre, après tout, sinon un pacte garantissant que tout ce qui a lieu sur les planches n’est qu’illusion, que toc, définitivement et délibérément coupé du réel ?). Mais un concert de rock, même dans la théâtralisation la plus extrême, reste un spectacle qui fonctionne en grande partie sur une forme ou une autre de proximité, sur la recherche d’une communion dans la sueur et la fumée entre la musique, le groupe, et la masse des spectateurs, appelée par les vibrations amplifiées à se mouvoir comme une seule et même entité monstrueuse. Ici, non seulement on est loin des musiciens, non seulement on est installé dans un fauteuil confortable, mais on ne voit même pas l’immense majorité des spectateurs. On est isolé, dans une bulle, seul au-dessus de ses marionnettes qui occupent la scène, minuscules et insignifiantes par rapport au volume sonore qu’elles produisent. Et on pressent qu’il va être beaucoup plus dur pour ces marionnettes qui se promènent sur un grand rectangle noir de happer la salle dans leur musique que si elles avaient simplement été des musiciens sur la scène d’une simple salle de concert, d’autant plus qu’ici, pas d’écran géant, pas de pyrotechnie, pas d’exubérances lumineuses ni de fioritures scénographiques, pas de basses rampantes et vampiriques. Rien que cinq musiciens, un jeu de lumière sobre, et des chansons pas spécialement réputées pour leur capacité à galvaniser ou à hypnotiser. Ils peuvent éventuellement espérer un peu d’aide du caractère trsè particulier de la salle, mais guère plus... Alors… Ryan Adams & The Cardinals, avec leur country-folk mélodieux et mélancolique, ont-ils encore leur chance vus d’aussi haut ?
D’un autre officiant dans le même style, on ne l’aurait probablement pas cru. Mais voilà, par bien des aspects, Ryan Adams est un musicien sinon carrément étrange, tout du moins passablement déroutant - un musicien parfaitement bordélique, avec tous les charmes et tous les désagréments que cela suppose, dont on peut difficilement prévoir la prochaine lubie. Pourtant, en apparence, il est assez inoffensif : un songwriter américain parmi d’autres, qui raconte des histoires de solitaire au cœur fragile sur un fond musical mêlant country détendue et pop désabusée, avec parfois un éclat blues ou rock qui vient tendre l’atmosphère et fait claquer les guitares… Moui, pas de quoi s’attendre à des frissons musicaux extrêmes, me direz-vous… Certes.
Mais voilà, le fait est que Ryan Adams n’est pas n’importe quel folkeux new-yorkais amoureux et dépressif, même s’il en a l’air. Pourquoi les chansons d’amoureux dépressif fonctionnent mieux quand c’est lui qui les chante, pourquoi ce type ne perd-il rien de son charisme quand on est tellement loin de la scène qu’on ne peut même pas ne serait-ce que vaguement le reconnaître ?... Peut-être est-ce juste parce que Ryan Adams est un type qui n’en fait qu’à sa tête et qui est prêt à s’éparpiller dans toutes les directions avec une allégresse proportionnelle à l’ampleur du carnage que cela peut constituer pour sa carrière, ce qui laisse penser que quoi qu’il fasse, lamentable ou génial, au moins il ne triche pas. Peut-être est-ce juste parce qu’au fond, si arrogant qu’il puisse paraître, il sait que tout ça ne compte pas pour grand chose, et n’a de mérite que d’exister, ce qui n’est déjà pas mal, mais pas une raison pour se prendre au sérieux – d’où les "cette chanson est –encore !- sur… la déception amoureuse" ironiques en introduction.
À moins que ce ne soit tout bêtement parce que Ryan Adams est un songwriter extrêmement doué, doublé d’un chanteur exceptionnel, et assisté d’un excellent groupe parfaitement rodé ? Des chansons, il y en a, et pour toute classique que soit leur facture, elles n’en sont pas moins touchantes et efficaces. La voix les sublime, les module, les transforme, les recrée jusqu’à les rendre parfois méconnaissables. Mais c’est surtout dans la cohésion du groupe que réside la magie, qui se révèle toute entière dans ces moments où la nonchalance de morceaux country qui s’étirent paisiblement se transforme graduellement en tension dense et palpable, et où sous le jeu des projecteurs qui changent de couleur, l’atmosphère s’intensifie et s’épaissit. C’est le dernier concert d’une longue tournée, rien de bien étonnant à ce que le groupe s’entende bien et se laisse emporter dans de longues plages instrumentales liant les chansons entre elles. Mais il n’empêche, on ne se serait pas attendu à ce que les dites chansons puissent prendre une telle dimension et une telle ampleur, et grimper, intactes, jusqu’au plafond de l’auditorium. On ne se serait pas attendu à ce que les mouvements de cinq minuscules silhouettes qui se découpent dans la lumière des projecteurs ou sur le fond d’étoiles bleues qui sert de décor facile et évident à When The Stars Go Blue puissent constituer un spectacle aussi magique et fascinant. Lointain, distant, presque dans l’illusion…. Et en même temps présent dans chaque parcelle de la salle, occupant tout l’espace de façon presque palpable… Le groupe a beau prendre son temps entre les chansons et laisser parfois de longues plages de quasi-silence reconquérir la salle, à chaque fois que la musique reprend, elle a gagné en cohésion, en densité et en solidité.
Le pari était peut-être risqué, mais qu’importe, puisqu’il est tenu. Si loin que fût sa source, la musique des Cardinaux d’Adams n’a aucun mal à happer son auditoire aussi bien que si elle résonnait dans un cadre intimiste, et, plongée dans cette salle immense à l’acoustique impeccable, où les spectateurs sont suspendus à plusieurs mètres de la scène, elle se pare d’une beauté magique et irréelle, née du décalage entre les personnages qui jouent sur une scène trop grande pour eux et leur production piégée dans une immensité trop étroite pour elle.
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