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mercredi 15 avril 2015
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par Lazley le 24 octobre 2006
sorti en décembre 1973 (Warner)
Nous y voilà. Après huit ans d’expérimentations floues, de dérapages fuzzy, de décibels suramplifiés, vint en 1973 ce monstre terminal, mis à bas par la machine à riffs la plus lourde de l’histoire du rock.
C’est peu de dire que la course était serrée. Esquissée par de super-ensembles dans les sixties (Cream, The Jeff Beck Group, voire Iron Butterfly) puis altérée par d’obscurs barbares (Blue Cheer, le MC5, et dans une moindre mesure les Stooges), l’idée d’un rock puissant, martelé, joué à un volume quasi-insoutenable, bref de hard-rock avait pris corps vers 1971, par l’installation au sommet de la pyramide sonore d’une trinité diabolique qui allait hanter la mémoire de tous les futurs apprentis guitaristes : Led Zeppelin/Deep Purple/Black Sabbath, hydre aux cris métallisés, gravant ses accords plombés au plus profond de l’ouïe de millions de fans consentants.
Rappel des faits : à l’époque, le Zep s’est placé (comme toujours) en pôle position de popularité/technicité/ventes en balançant coup sur coup quatre albums numérotés (I, II, III, IV pour les retardataires) et cités depuis comme références récurrentes et inamovibles bases de tout hardos. Grondant derrière, Deep Purple croise le fer avec la bande à Page, enregistrant épopées marshallisées (tout l’album In Rock) et mastodontes prêts-à-diffuser (Machine Head, concentré de tubes FM). Dans les cours de récré, le sempiternel affrontement Beatles/Stones est remplacé par un Jimmy Page Vs. Ritchie Blackmore, témoin d’un nouveau règne, celui de ce foutu "guitar hero", version institutionnalisée des défricheurs des sixties.
Mais, tandis qu’on tente inlassablement de déterminer, de Whole Lotta Love ou de Highway Star quel est l’hymne hard ultime, quatre post-ados de Birmingham poursuivent leur périple vers le haut des montagnes Décibels. Le Sabbat Noir, puisque c’est de lui qu’il s’agit, s’était déjà lancé dans les pugilats mémorables. Quatuor féru de lectures occultes et des vieux horror movies de la Hammer, les membres de la bête s’essayaient alors à de bien étranges conspirations soniques. Explication : groupuscule paumé du blues, les membres de "Earth" (Bill Ward aux fûts, "Geezer" Butler aux graves, Tommi Iommi à la six-cordeset John "Ozzy" Osbourne aux imprécations) se rebaptisent Black Sabbath en 1968, cachetonnant dans les vieux bars londoniens et peaufinant un répertoire pour le moins décalé. Car Iommi, architecte de la formation, n’est rien de moins qu’un OVNI crashé sur l’enclos des gratteux de l’époque. Tandis que sévissent les aristocrates Clapton, Page, Blackmore et que Hendrix finit de s’envoler vers Mars, que Jerry Garcia endort la planète avec ses mélopées psychédébiles, le forgeron moustachu perd deux phalanges dans un accident de scierie, quelque semaines avant de laisser ses comparses en plan pour rejoindre les allumés de Jethro Tull. D’abord anéanti, Iommi se relève, repart en chasse, et tire de son handicap un avantage terrifiant sur tous les tripatouilleurs de manche précités : un son d’outre-tombe, obtenu par la pose sur le manche sombre de sa SG de cordes extra-lights (accordées un demi-ton plus bas), permettant à ses nouvelles phalanges de cuir d’acquérir cette attaque vrombissante, à mi-chemin entre le marteau et l’enclume. Mais plus important encore, Iommi est le premier guitariste soliste de l’histoire du rock à ne pas se lancer dans de longues suites de solis blues interminables (ces étirements infinis de gammes, jouées encore et encore, l’apanage du super-multi-instrumentiste-mollusque-ombrageux Jimmy Page), tout simplement parce que sa technique était bien trop rudimentaire. De Paranoïd à Children Of The Grave, ses plans portent les stigmates de son approche tant critiquée de la guitare, et enterrent sous des torrents de fonte le concept de super-musicien.
Mais le secret de Black Sabbath, s’il ne réside étrangement pas dans ses compos tapageuses et astucieusement troussées, tient cependant en une alchimie païenne, un pacte qui lie les membres du groupe de la façon suivante : le toucher caverneux -et unique, on ne le répétera jamais assez- de Iommi, appuyant les cris de possédés, sanglots et autres prêches d’Ozzy Osbourne (une des voix les plus singulières du rock : entre la gargouille et l’aliéné, ce timbre impossible qui tranche net avec les minauderies de Robert Plant ou les montées post-Joplin d’Ian Gillian), lui-même assommé par les martèlements tortueux du grizzli Bill Ward, le tout enveloppé dans le terrifiant linceul de la basse de Butler (rôle capital du "serviteur" Geezer : tâtonnant pour épauler les accords d’Iommi, il invente la basse metal : ce cruel lâcher d’anguilles, que l’on retrouvera partout, des Melvins aux Queens Of The Stone Age en passant par Soundgarden). Et, comme de bien entendu, le massacre sonore est servi par ces textes dont on ne sait jamais s’il s’agit d’éructations acnéiques ou de jets d’une lucidité inquiétante. Lester Bangs l’avait bien compris, lui qui associait War Pigs (de l’album Paranoïd, sorti en 1971) au Masters Of War dylanien, et percevait derrière le décorum satanique (le premier d’une longue série de cirques métalleux) l’ironie un rien potache des lyrics d’Osbourne.
Constamment fustigé par les critiques car cible facile - comprenez, un groupe jouant à un volume insoutenable, gâchant les relents de fête hippie du début seventies, promenant ses gros riffs préhistoriques devant des parterres immenses de freaks prostrés et touchant pile là ou ça fait mal (les premières paroles apocalyptiques et désespérées du rock, on vous dit !!!), ça perturbe l’industrie !- le Sab vomissait imperturbablement de nouvelles coulées toujours plus intenses de magma sonore. Le premier essai éponyme de 1969 surprit, Paranoïd choqua (tubes interplanétaires,plages noires et embrumées...), Master Of Reality (1971) et Vol.4 (1972) confirmèrent : l’infâme créature semblait être là pour durer.
Prospérant alors sur les bénéfices de tournées interminables, les 4 de Birmingham se lancent dans l’autoproduction de leur cinquème opus, dont l’enregistrement débute milieu 1973. Embarquant le claviériste de Yes (!), Rick Wakeman, Ozzy & co. s’enferment en studio avec force dope, alcool et têtes explosées. Piquant au débotté le titre de ce nouveau boxon lubrique à une vieille couv’ du Melody Maker couvrant les faits du quatuor, le Sab’ adopte un profil qui dénote de ses précédentes oeuvres... Et rue d’entrée avec l’éponyme premier titre. Plus encore qu’Iron Man, souvent qualifiée de synthèse du metal naissant (power chords bas du front, textes désossés...), la chanson Sabbath Bloody Sabbath devient une sorte de contre Imagine. Dialectique amusante : le Lennon/prophète bésiclé rêveur bousculé par l’Ozzy/pasteur haranguant l’auditeur sur le thème fort peu usité à l’époque du "repentez-vous, la fin est proche" (c’est pas très rock’n’roll à la base le Jugement Dernier, non ?). On se marre d’avance en imaginant l’Osbourne, vestes à franges, regard d’aliéné, rugir en tournoyant autour du Walrus méditant, tentant de l’extraire de sa transe par des grimaces bien senties...
Mais là n’est pas la question (quoi que ce genre de scène mériterait les honneurs d’un supplément au Rock Dreams de Pellaert). Car Sabbath Bloody Sabbath, c’est avant tout le triomphe de l’hébétude. Iommi tronçonne comme prévu quelques accords-masse d’arme, Ward godzille, Ozzy s’abîme. La routine, jusqu’à ce pont acoustico-lyrique. Vous avez bien lu : le Sab’ se la joue pop friquée ! C’est là que l’auditeur flaire la blague, le coup monté de l’album : épaulé par les synthés-claviers de Wakeman, l’ensemble de la galette revêt quelque apparât lyrique potache, et fait à peu près le même effet qu’un yéti fringué en Byron (vestes à jabot, pantalon velours etc...) : hilarant ou flippant, au choix. Et en avant pour l’Holocauste décibellisé ! A National Acrobat, outre son titre farfelu, charrie quelques quintaux d’airain le long d’un cheminement pachydermique, et se retourne en une pirouette pataude vers un final "cavalerie en débandade".
Et Fluff... clavecin, tapis de grattes folk, hymne cocaïnomane, pastiche des celtiqueries zeppeliniennes torché par quatre zikos morts de rire ; le Sab’ se marre, accalmie durable ?
Sabbra Cadabra dit NON ! Et appuie sa déjà pesante argumentation par ce qu’Iommi a fait de mieux : de l’overdub finement ciselé, batistes de chrome (chez le Sab’, on maîtrise l’oxymore, ouais m’sieur !), piano-bar industriel de Wakeman, et un Ozzy se roulant par terre d’hystérie pas surjouée pour un sou. Et vas-y que je t’embraye sur un Killing Yourself To Live en mode "tank à chenilles", crocs déjà clairsemés de chair humaine noircie par le volume nimbé d’écho. Who’s next ? Who Are You, asséné par les ronronnements du synthé, lyrics de condamné à mort, basse en branle constante. Puis Looking For Today, traversée de joyeusetés pop (versant désinhibé de Sabbath Bloody Sabbath), et un Ozzy gambadant dans les fleurs, cramant tout sur son passage, en bon Attila du binaire. Et botte secrète, fente et coup de grâce servi par Spiral Architect, montée d’acoustiques, Iommi relance la machine à accords une ultime fois, Ozzy se pulvérise ses cordes vocales dans d’infâmes gargouillis autocomplaisants, et le groupe se fend la gueule en ajoutant une salve d’applaudissements à la fin du morceau.
Alors, pourquoi ce Sabbath Bloody Sabbath en incontournable ? Le petit rédacteur est-il subventionné
par Ozzy "MTV zombie" Osbourne ? B-Side Rock était-il en manque d’inspiration ? Que nenni ! Du premier son à la pochette baroque kitsch, cet album mérite une place d’honneur, car il incarne le dernier chef-d’œuvre d’un groupe et d’un genre bientôt noyé dans les excés en tous genres (viol de bébés requins, groupies outragées par tous moyens incongrus, l’équivalent de trois fois la Colombie en dope consommée...). Le chant du cygne du hard ?
Euh... on dira plutôt le dernier hurlement !
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