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Black Sunday

Black Sunday

Cypress Hill

par Thibault le 22 mars 2010

paru le 20 juillet 1993 (Columbia/Ruffhouse)

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D’entrée tuons dans l’œuf toute réclamation qui pourrait survenir à la vue d’un album de pur « rap » intronisé au sein de notre sacro saint panthéon d’or, d’argent et de diamant, nos incontournables chéris. Black Sunday de Cypress Hill y a totalement sa place. Évidemment, la musique ne sonne pas rock, et n’est pas du rock. Le produit fini est bel et bien du hip-hop 100% pur salami, du micro tenu à l’envers aux DJs en baggy derrière les platines. Mais cet album ne peut pas s’appréhender sans une culture rock, tant les morceaux qu’il présente sont l’expression d’une réappropriation de codes qui étaient quasi exclusivement l’apanage des rockeurs avant sa réalisation. Sorti en 1993 Black Sunday n’est rien de moins que le premier disque de rap psychédélique. Or depuis son apparition dans les sixties, le psychédélisme est devenu presque galvaudé ; plus d’une démarche créative précise, il est un qualificatif, un mot clé qui renvoie plus à des sonorités qu’à une idée.

Pourtant, à l’origine, le psychédélisme est un projet assez ciblé : il s’agit de retranscrire musicalement les effets de la consommation de drogue. Ont été utilisé à cette fin de nouvelles sonorités synthétiques, sensées rendre comptes des hallucinations, planages et autres moments perchés, obtenues à l’aide de pédales d’effets, de claviers et d’orgues électriques, etc. Au point que ces instruments ont été associés au psychédélisme ; d’idée particulière celui-ci est devenu un exercice de style. Il est toujours très fortement associé à la prise de stupéfiants, mais il est surtout devenu un genre très codifié.

Au début des années 90 Cypress Hill fait fi de 20 ans de « tradition psychée » (hippies, space rock, shoegaze naissant) et revient aux fondements mêmes ; le psychédélisme réside dans l’idée, et non pas dans les gimmicks désormais éculés qui ont tenté de traduire l’ingestion de drogue. En clair : pas de besoin de putains de tambourins à la noix, de bandes passées à l’envers, d’envolées instrumentales cosmico-répétitives et de voix reverbées pour être psychédélique (fuck le Brian Jonestown Massacre !) Tels Kyuss, Tool ou les Queens of the Stone Age, Cypress Hill œuvre pour se réapproprier le psychédélisme et l’exprimer à travers une musique neuve. Et afin de mener à bien leur entreprise, les latinos remontent à une œuvre psychée s’il en est, l’album There’s A Riot Goin’ On (1971) de Sly & The Family Stone.

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There’s A Riot Goin’ On.

Un choix déjà très intéressant en soi. En effet There’s A Riot Goin’ On est un disque totalement imbibé de substances, de la première à la dernière note, mais très biaisé par rapport à ses contemporains. C’est certes un disque de jam, un exercice très en vogue à l’époque, mais qui se différencie par de nombreux points des disques de rock psychédéliques du tournant entre les sixties et les seventies. Si l’assise des morceaux reste la section rythmique, celle-ci ne sert pas de point d’ancrage pour de longs solos de guitares et de claviers improvisés, amplifiés et trafiqués par le jeu de la stéréo naissante. Ici la basse totalement funk est l’instrument mixé le plus en avant, avec la boite à rythmes juste derrière elle. Le beat assuré est très simple, et la quatre cordes joue sur un tempo nonchalant, erratique mais assure la mélodie et la dynamique du morceau.

Autour apparaissent les autres instruments et voix, qui semblent toujours émerger d’une brume. Pratiquement seul en studio, Sly Stone s’essayait à tous les instruments habituellement tenus par les membres de la famille, piano, guitare et claviers principalement, et n’en tirait quelques bribes de mélodies, au son très clair, quelques excerpts qu’il a ensuite placés autour du groove. Il a ainsi traduit son état cérébral sérieusement décomposé (drugs + nervous breakdown = braindead) par une musique floue, presque anémique, où les instruments font des interventions plus ou moins fugitives…

Cypress Hill reprend à son compte le principe, tout en recentrant le propos. Contrairement à Sly qui jammait plutôt à l’aveuglette, les latinos de Los Angeles réduisent les moutures au strict minimum et ceci dans le but de faire des chansons qui respectent le format de la pop, alors que There’s A Riot Goin’ On tendait à distendre le cadres des couplets et refrains académiques. Toutes les chansons de Black Sunday fonctionnent sur le même principe. Au premier plan, rien d’autre qu’une ligne de basse, très simple mais immédiatement mémorisable, une boite à rythmes qui ne sert qu’à marquer le rythme, justement, ça tombe bien c’est fait pour cela, et les voix, nasillardes, distantes et détachées. En arrière plan des samples très parcimonieux, souvent un ou deux accords de claviers ou quelques harmoniques de guitares, parfois juste de petits gimmicks sonores comme sur Insane in the Brain. En un mot : épure.

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Gros, moches et mal fringués. Des vrais.

Le tout semble s’écouler comme au travers d’un filtre aqueux, le disque sonne comme joué en sourdine, ce qui, conjugué aux tempos très cools, contribue à le rendre encore plus stoned. Une ode à la Marie Jeanne qui s’étend jusque dans les notes du livret, qui expliquent en dix neuf points toutes les raisons pour lesquelles l’herbe devrait être légalisée (raison n°3 : « the original drafts of the Declaration of Independance were written on hemp paper », argument d’autorité !) Les basses sont jouées avec un touché qui leur donnent un timbre boisé, proche de celui d’une contrebasse jazz et les arrangements sont lointains mais distincts, clairs.

L’excellent travail de production fait que si les chansons sont vaporeuses, enfumées (« what a trip, man ! »), les mélodies sont constamment mises en valeur, et font mouche presque à chaque fois. Des tubes cools qui tiennent l’épreuve d’écoutes prolongées, quelque chose de rare ! Car malgré une seconde partie de bonne tenue mais qui verse somme toute dans l’écueil de la formule, la première moitié de Black Sunday ne lâche pas un pouce de terrain et réussit à captiver l’auditeur tout en le berçant continuellement. D’un morceau à l’autre les ambiances sont identiques, les tempos très proches, les arrangements discrets mais originaux, mais chaque chanson se distingue des autres sans soucis. Tout est parfaitement dosé et oscille entre quasi minimalisme et ambition pop (et là c’est tout l’indie à la Pavement qui regarde ses pompes).


Des semi-stridences et voix étouffées qui introduisent I Wanna Get High aux couplets plus gangstas de Cock the Hammer, Black Sunday force l’admiration par l’ambiance qu’il déploie, tortueuse, retorse et planante en même temps. Une atmosphère distillée petite touche par petite touche, dans le calme, mais sans se répéter. Chantons encore une fois les louanges de la production et du mixage qui délivrent les arrangements au compte goutte tout en donnant continuellement de la couleur aux chansons, une leçon. Pas le temps de s’ennuyer, d’autant plus que contrairement aux trois quarts des rappeurs qui remplissent leurs galettes jusqu’à la gueule, Cypress Hill a la bonne idée de ne pas s’éterniser. Quelques quarante minutes sont largement suffisantes, davantage auraient pu lasser. Autant ne pas prendre de risque, quitte à laisser l’auditeur un peu désorienté lorsque s’achève Break ’Em Off Some, brusque retour à la réalité qui coupe net le climat installé.

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RZA, producteur du Wu-Tang Clan, a inventé un hip-hop âpre et grinçant au début des nineties.

De fait, avec cet album Cypress Hill s’inscrit parmi les têtes d’affiches de ce que l’on pourrait appeler la « seconde génération » du hip-hop. Pendant des années les rappeurs avaient une approche très énergique de la musique, très expressive, avec des tempos pleins de punch. Les samples étaient très directs, parfois bourrins, les morceaux très vifs. Au début des années 90 les choses évoluent. Dr Dre joue à fond la carte funk enrobée de vaseline avec The Chronic (1992) et Doggystyle (1993). En réponse aux grosses basses salaces pompées sur Rick James et aux synthés affriolants du G-Funk, d’autres rappeurs se mettent à affiner l’ambiance, à avoir une approche plus impressionniste. En 1993 débarque le Wu-Tang Clan et son mythique 36th Chambers, tordu et nocturne, très éloigné de la frénésie de Run-D.M.C. ou de LL Cool J, ou même de Public Enemy ou de N.W.A., dont la musique, bien que plus biaisée, était très rentre dedans. Un an plus tard Nas sort l’immense Illmatic, qui propose une musique beaucoup plus posée et plus fine.

Des musiciens qui utilisent leurs samples d’une toute autre matière. Les Beastie Boys créaient des espèces d’hybrides faits de pièces rapportées, les superposaient pour en faire des objets disparates mais cools et loufoques. Nous l’avons déjà vu dans nos colonnes, chez eux les samples sautent aux yeux. Il en est tout autrement chez Cypress Hill. Le parallèle avec les Beastie est intéressant car les deux groupes sont allés piocher chez un mastodonte du rock, Black Sabbath. Les Beastie ont récupéré le riff de Sweet Leaf, et l’ont placé en ouverture de leur premier album, accompagné de la batterie énormousse de When The Levee Breaks, excellent morceau de Led Zeppelin. Le riff est immanquable, reconnaissable dès l’instant où il apparaît. De son côté Cypress Hill a jeté son dévolu sur l’harmonica de The Wizard, un choix beaucoup moins évident, et une utilisation qui ne l’est pas moins. Utilisé dans la formidable I Ain’t Going Out Like That, le sample, en partie raccourci par rapport à l’original, n’apparaît qu’au milieu de la chanson, après le refrain, et se fond parfaitement dans l’ambiance du titre.

Une parfaite illustration de la volonté de réappropriation des latinos, qui montre que, contrairement à de nombreuses idées reçues, le sampling est un exercice irréductible à un recyclage dû au manque d’inspiration. Preuve en est avec I Ain’t Going Out Like That, l’un des grands enjeux du sampling est de voir les différents aspects que peut contenir un unique son, et comment réutiliser cette entité via une nouvelle greffe pour en montrer d’éventuelles autres facettes. Car un son entre en résonnance avec ceux qui l’entourent, et les effets qu’il produit dépendent de son environnement. Ainsi, nos rappeurs s’emparent de Black Sabbath, mais également de Dusty Springfield, pourtant à des années lumières de leur univers. Les harmoniques de guitare de Son of a Preacher Man sont réactualisées avec brio et, toujours, discrétion, sur le très bon Hits from the Bong. Et ceci avant même la remise au gout du jour du morceau original par Pulp Fiction, s’il vous plait !

Entre autres choses, Black Sunday a le mérite de rappeler que la pop music forme un vaste champ dans lequel les clôtures ne sont pas aussi strictes que certains maniaques de la classification voudraient qu’elles le soient. Souvent les frontières sont perméables, et il y existe des albums qui ne sonnent pas comme des salad-bowls musicaux (Black Sunday est un disque très homogène, à l’esthétique très personnelle et achevée) mais qui sont toutefois le fruit de la digestion et de la réappropriation de divers pans de la musique populaire, qu’elle relève du rock, de la pop, du funk, ou du hip-hop… Preuve que le mélange des genres n’est pas forcément formel, que l’on peut marrier les influences sans virer au patchwork vaguement post-moderne, et mettre bas d’une esthétique pleine et cohérente à partir de matériaux disparates. (Il n’y a ici aucun message subliminal à l’attention des champions contemporains de l’électro rock ou du métissage sonore, allons, allons, qu’allez vous chercher…)

« We ain’t goin’ out like that » ? Tu m’étonnes, avec un tel accoutrement...


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Tracklisting :
 
1. I Wanna Get High (2’55")
2. I Ain’t Goin’ Out Like That (4’27")
3. Insane in the Brain (3’33")
4. When the Shit Goes Down (3’08")
5. Lick a Shot (3’23")
6. Cock the Hammer (4’25")
7. Lock Down (1’17")
8. 3 Lil’ Putos (3’39")
9. Legalize It (0’46")
10. Hits from the Bong (2’40")
11. What Go Around Come Around, Kid (3’43")
12. A to the K (3’27")
13. Hand on the Glock (3’32")
14. Break ’Em Off Some (2’46")
 
Durée totale : 43’38"