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par Emmanuel Chirache le 19 octobre 2010
Paru en 2006 (OCD International)
L’insupportable manie des rappers qui consiste à multiplier les pseudonymes trouverait son origine chez Dr. Octagon, a.k.a Kool Keith, alias Keith Thornton, a.k.a toute une pléiade d’autres surnoms débiles qui lui permettront de varier les projets et de s’entourer d’un halo de mystère. Deuxième effet Keith Kool, celui-ci semble d’une stupidité rare, à tel point que la rumeur prétend qu’il a déjà été interné dans un asile psychiatrique. Mais grâce à un flow pas dégueulasse, des lyrics décalés, amusants, "abstraits" pour reprendre une terminologie utilisée à son propos, ainsi que d’excellents producteurs comme Dan The Automator, Kool Keith est devenu en quelques années un véritable objet de curiosité, voire de culte, au sein de ce qu’on appelle un peu vite le rap underground. Son premier crew à la fin des années 80, The Ultramagnetic MC’s, est même cité parmi les tous meilleurs groupes oldschool de la Côte Est des Etats-Unis. En solo, il réalise ensuite le premier album de Dr. Octagon en 1996, Dr. Octagonecologyst, qui le propulse en tête de proue du hip hop alternatif.
Suivront sous des pseudonymes différents d’autres disques inégaux, sans cesse comparés à ce coup de maître qui, d’après les fans, mérite une suite. L’idée d’un "retour du Dr. Octagon" fait donc son chemin dans le crâne de Keith, lequel déteste pourtant par-dessus tout regarder en arrière. Ses nouveaux disques ne marchent en fait pas si bien que cela, et retrouver le succès commercial d’antan serait une bonne opportunité pour engranger un peu de cash, tout en contentant les fans. Vers 2003, Kool Keith contacte alors le label CMH Records afin de lancer la production du disque. Exit Dan The Automator, producteur du premier opus, le label fait appel à John Lindland, Simon Walbrook et Ben Green pour concocter les morceaux sur lesquels Keith est invité à poser sa voix. Surnommé One-Watt Sun, le trio va travailler en Europe et en Australie à la fabrication d’instrumentaux qui n’auront pas grand chose à voir avec ceux auxquels le rapper était habitué. Ce sera rapidement une source de discordes entre l’artiste et ses producteurs, d’autant plus que la star entre également en conflit avec sa maison de disques.
Résultat, le Dr. Octagon est rapidement évincé du projet, et le reste de l’album se fera sans lui mais à partir d’anciens enregistrements de sa voix confiés au label. Voici l’origine du malentendu autour de ce Return of Dr. Octagon. Car il y a malentendu. N’étant plus en mesure de contrôler quoi que ce soit, Kool Keith va immédiatement renier l’œuvre : "Je déteste Octagon, déclare-t-il au webzine Hip Hop Core dès 2004. Ce n’est pas mon meilleur projet. Et oui, probablement que ça sortira sous plusieurs formes avec d’autres labels qui essaieront de le remixer, de le réinterpréter à leur sauce en utilisant ma voix. En posant mes vocaux sur des beats que je n’aime pas, avec des producteurs que je n’ai jamais rencontré dans ma vie." Son ancien producteur Kutmasta Kurt ira lui aussi de sa petite pique envers l’album, reprochant à celui-ci une orientation plus électro-pop, un feeling européen. Or, c’est exactement pour ces raisons que ce retour du Dr. Octagon s’impose comme un disque phénoménal à plus d’un titre.
Le travail de production de One-Watt Sun étonne en effet par sa diversité électronique, qui incorpore des éléments pop, rock, et R’n’B avec une aisance fluide et homogène. Plus étrange encore, un titre tel que A Gorilla Driving a Pick Up Truck sort du hip hop pour explorer de nouveaux territoires passionnants entre indus, ambient, et trip hop. Concentrons-nous sur le morceau, qui démarre par une slide-guitar et des synthés (incroyable mais vrai !), avant d’avancer sur un tempo martial et de s’enrichir d’une dizaine de sons admirablement complémentaires. Emprunts à la technique du glitch, foisonnement sonore, ambiance aérienne, grosse voix grave sussurrante et appliquée, ce type de bidouillages géniaux rappelle beaucoup l’art de Trent Reznor ainsi que Puscifer, le side-project plus récent du chanteur de Tool Maynard James Keenan, et en particulier un morceau tel que Indigo Children que A Gorilla Driving a Pick Up Truck anticipe quelques années en avance.
Le reste du disque est tout aussi réussi, bien que dans une veine différente. Plus commercial et dansant, le single Trees fait preuve d’une remarquable imagination mélodique à une époque où le hip hop peine gravement à se renouveler. Pas de boucle bête et méchante ici, mais un feu d’artifices sonore qui progresse, mute, se transforme. Le flow de Kool Keith contribue à l’efficacité du morceau par son caractère là encore mélodique à l’image du refrain ("trees are dying !)", qui remplace la monotonie à laquelle nous ont habitué une bonne partie des MC’s actuels. La tonalité rock est présente un peu partout pour notre plus grand plaisir, et se mélange bien aux instrus électro, comme cette guitare au début de l’excellent Aliens. L’aspect ludique de la musique (voir la fin de ce même Aliens qui accélère petit à petit dans une farandole délirante), l’originalité des couches instrumentales superposées de façon faussement aléatoire, tout cela rend le disque parfaitement jubilatoire et lui confère une espérance de vie supérieure à ses collègues du genre. Les directions inattendues prises par à l’intérieur de chaque chanson, le mélange entre sons inventés et sons réels (violons, guitares, cuivres...) empêchent l’auditeur de se lasser et lui permettent de progresser dans son plaisir au fil des écoutes. Voici un disque qui ne ressemble à rien de connu dans le milieu du rap, hormis les vénérés Puppetmastaz.
Citons enfin le superbe Ants, le démentiel Perfect World (très proche de Nine Inch Nails, à écouter absolument !), le funky Al Green, le sympathique Dr. Octagon. Légère baisse de régime avec It’s the Morning et Jumpstart, puis regain sur le dernier titre en duo avec Princess Superstar (pseudo à chier, mademoiselle), Eat It, qui convoque encore une fois les Puppetmastaz. The Return of Dr. Octagon a été en partie réalisé à Berlin ? tu m’étonnes, John. On voit bien l’influence du contexte musical berlinois, dont font partie les Puppetmastaz, dans les mix du disque. Moins formatées, plus ouvertes au mélange des genres, plus ludiques tout en conservant une exigence artistique, les chansons possèdent la liberté d’une Europe moins soumise aux dictats commerciaux et soucieuse d’AAAART. Au final, même Kool Keith admettra à demi-mot qu’il est davantage troublé par une production audacieuse qu’énervé : "Je ne suis pas fou. Mais je ne répète pas les paroles quand je rappe. Ils ont concocté des bidouilles électroniques, tu sais, MOT ! MOT ! MOT ! qui me font sonner comme si j’étais trois personnes à la fois ! C’est intéressant." Difficile de croire que c’est le même type qui rappe sur certains morceaux de Prodigy... Bref, malentendu dissipé, The Return of Dr. Octagon n’est peut-être pas un "vrai" disque de Dr. Octagon, mais who cares ? c’est d’abord un album essentiel.
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