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par Béatrice le 30 octobre 2007
paru le 3 septembre 2007 (Lo-Max)
Sur ces pages, il y a encore beaucoup de choses qui n’ont pas été tentées, beaucoup de thèmes qui n’ont pas été abordés, beaucoup de perspectives qui n’ont pas été considérées. Normal, et heureux, cela signifie qu’il reste encore des choses à dire et du boulot à fournir. L’une des nombreuses cartes de l’éventail infini des possibles non exploités mais possiblement exploitables, c’est celle de l’histoire de fantôme, ou plus exactement et à l’abus de langage près, celle de l’histoire de revenant. Il faut admettre que c’est rarement la première chose qui vient à l’esprit lorsqu’on s’apprête à parler de musique, et que ça n’est a priori pas la forme la plus adaptée à un article sur le rock (et a posteriori non plus, d’ailleurs). Toutefois, à de rares occasions, il peut arriver que la situation s’y prête, voire que le sujet de l’article appelle cette forme ; autrement dit, il peut arriver que l’histoire du disque dont l’article est censé traiter ne soit rien d’autre qu’une histoire de revenant. Si ce n’est pas le cas de The Unfairground, ça ne sera jamais le cas d’aucun disque – profitons-en donc.
Que tout le monde se rassure, on ne s’est pas tout d’un coup converti à l’horror rock ou au mort métal, et si pour une fois il va être question d’un revenant, il n’y a pourtant rien d’effrayant dans ce qui va suivre (désolée…). De toute façon Kevin Ayers est bien incapable d’être effrayant, aujourd’hui peut-être plus que jamais. Cela ne l’empêche pas d’être un revenant tout ce qu’il y a de plus revenu, comme quoi, vous seriez bien inspirés de revoir vos préjugés sur les revenants. Kevin Ayers n’est jamais mort non plus, pour l’instant (ce qui aide à ne pas être effrayant, pour un revenant, même si je suis prête à parier que même après sa mort, un Kevin Ayers revenant ne saurait être effrayant). Il était juste parti, ou plutôt il avait disparu, des circuits musicaux depuis une belle quinzaine d’années… Et voilà qu’après quinze ans passés tranquillement entre sa cuisine et sa piscine à Carcassonne, à des lieues du monde du rock qui avait occupé une bonne partie de sa jeunesse, il décide de revenir, sans prévenir. Assez surprenant, pour un ex-ex-songwriter reclus qui confesse n’avoir pas touché une guitare pendant plus de dix ans…
Mais les histoires de revenants sont toujours surprenantes, même quand elles ne se déroulent pas dans un vieux château des Highlands. Même, et surtout, quand elles commencent dans une galerie d’art à Carcassonne, par la rencontre entre un musicien anglais retiré et un peintre américain encore en activité. Le peintre américain ne connaissait pas le musicien anglais ; il ne savait pas qu’en face de lui se trouvait un des fondateurs de Soft Machine, amateur de bananes au point de leur dédier un disque, il ne savait d’ailleurs même pas qu’il était en face d’un musicien. Mais tout ça, le peintre américain allait finir par le savoir, parce que le peintre américain et le musicien anglais étaient bien partis pour devenir amis – c’est d’ailleurs ce qu’il s’est passé. Puis un jour, le musicien anglais a fini par ressortir sa guitare du placard, et par faire écouter quelques nouvelles chansons à son nouvel ami le peintre américain, qui les a beaucoup aimées, vraiment, et a décidé qu’il fallait en faire quelque chose, vraiment, et les a donc faites écouter à ses amis anglais du label Lo-Max, qui les ont beaucoup aimées, vraiment, et on décidé qu’il fallait en faire quelque chose, vraiment. Et voilà comment on transforme un ancien musicien anglais reclus en revenant, et comment le dit ancien musicien anglais reclus se retrouve à valdinguer de studio en studio, très loin du sud de la France, pour rendre visite à tous les musiciens de la jeune génération qui se sont manifestés quand on leur a parlé d’un nouveau projet d’album de Kevin Ayers.
Tucson, Arizona. New York City. Londres. Glasgow. Des musiciens tout droit sortis de Neutral Milk Hotel, Teenage Fanclub, Euros Child, The Psychedelic Furs, Architecture in Helsinki, et autant de groupes dont le Monsieur Ayers n’a guère entendu parler, mais, après tout, puisqu’ils sont là, (Dieu sait qui les a trouvés – pas lui en tout cas) et qu’en plus ils apprécient sa musique, et qu’en plus ils sont doués, pourquoi s’en plaindre ?
Du coup, Kevin Ayers est revenu pour de bon, pas translucide pour un sou, et très loin d’être fantomatique. Au contraire, il est revenu avec la même voix de baryton enjôleur à peine amochée par l’âge, la même nonchalance faussement insouciante et le même talent pour les jeux de mots qui font mouche. En prime, il a gagné une jolie pochette dessinée par son nouvel ami le peintre américain, Tim Shepard de son nom, sur laquelle se cachent un cadavre de banane ainsi que la grenouille joueuse de cor de la pochette de Joy of a Toy, au milieu des titres des dix chansons de l’album, judicieusement éparpillés sur les étals d’une fête foraine. Cette pochette – ciel bleu, sol gris, mouettes et détritus, attractions colorées mais désertées – ne pourrait pas mieux coller au titre, le très bien trouvé The Unfairground, concaténation habile de "unfair" (injuste) et de "fairground" (foire). Ce titre d’ailleurs dit un peu tout, ou en tout cas, on peut lui faire dire beaucoup (peut-être plus qu’il ne sait réellement) sur l’album, autant avant qu’après écoute. Il appelle donc à ce qu’on s’y arrête un instant, ne serait-ce que pour considérer la myriade d’interprétations et extrapolations qu’il autorise : une foire, en soi, ce n’est pas l’endroit le plus juste ou le plus beau au monde – c’est l’endroit des marginaux, des freaks, des charlatans, des frissons éphémères, de la poudre aux yeux et des lumières qui ne font que passer. Ca n’en est pas moins supposé être un endroit d’innocence et de candeur, un refuge d’enfance et d’insouciance, où, l’espace de quelques heures, rien ne compte à par les ritournelles des manèges et les vertiges des montagnes russes. Sauf que le lendemain matin, tout redevient du toc, du carton-pâte et des guirlandes déglinguées, des caravanes en piètre état attendant de repartir égayer d’autres places mornes et plages grises. Rien que dans le fairground, il y a un feu d’artifices de symboles contradictoires, la parade d’une mélancolie qui se grime en gaieté et une pléthore de tableaux tout en contrastes à nuancer… Beaucoup d’entre eux légitiment l’ajout d’un "un" qui vienne insister sur l’artificiel, le délabré, l’hypocrite, la vanité ou la profonde tristesse de cette drôle d’invention humaine qu’est la foire – et, par extension, toute l’industrie du divertissement, qui n’est après tout qu’une gigantesque foire aux foires.
Tout ça, et un peu plus, c’est sur la pochette, dans la grande roue arrêtée, dans le gris du sol qui donne aux baraques colorées l’air d’entrepôts délaissés, dans le The Unfairground vermillon qui est traîné par un planeur à travers le ciel bleu. C’est aussi dans les dix chansons que le sieur Ayers a daigné nous octroyer après quinze ans en ermite, même si ça y est moins évident. La musique est sautillante, bariolée, lumineuse et insouciante ; forcément, avec la voix qu’a (toujours) Kevin Ayers, difficile de sombrer dans la complainte larmoyante ou le crève-cœur enragé… Le baryton débarque sur fond de rythmique gambadante et de cuivres languissants, et il est difficile (voire impossible) de réprimer un large sourire qui s’imagine qu’un rayon de soleil doré vient juste de se poser à quelques mètres. Les lumières scintillent, rouge bleu jaune vert orange, la grande roue se déploie calmement, des clameurs s’élèvent depuis les montagnes russes, la musique s’étire et fait des bulles, la voix vient caresser les tympans... toutes invitent à ouvrir une parenthèse et à profiter d’un moment hors du temps, dans un espace éphémère (puisque nomade)... Une fête foraine qui va son train, déconnectée du reste de monde – qui ne veut pas vraiment d’elle, d’ailleurs… Apparemment, tout va bien, pour peu qu’on se laisse bercer par la nonchalance d’une fanfare de malodies qui semblent appeler à ne se soucier de rien, car rien n’est important ici, tout est un jeu, une farce, une façade peinturlurée.
En fait, bien sûr, tout ne va pas si bien. La nonchalance et l’insouciance elles-mêmes font partie du jeu, de la farce et du peinturlurage… Derrière, il ne se cache pas que de la matière à être gai et bondissant, sinon, ça ne serait pas drôle ; derrière, il y a la peinture écaillée, les couleurs fanées, les grincements des manèges rouillés, la déprime du clown et la peau de banane abandonnée au pied d’un banc. Il y a des gens qui se sentent vieillir et arriver dans une impasse, des épaules sur lesquelles on ne peut plus se reposer, des amitiés qui s’effilochent à force de faire semblant, des amours contrariés par la distance (réelle ou figurée), des rêves chancelants, et des babes qui s’enfuient… En fait, il y a beaucoup de raisons de s’angoisser, de se lamenter ou de se blottir sous sa couette. Ou de s’enfermer dans la parenthèse d’un monde de bric, de broc et de bout de ficelles colorés, qui faute d’être plus coupé de la réalité que les autres, en a au moins l’apparence.
Mais au fond, rien n’est si terrible que ça – rien n’est terrible au point que la douce nonchalance sautillante qui prédomine sonne faux ; finalement elle n’est peut-être pas si artificielle que ça, elle ne l’est peut-être même pas du tout. Tout ça sonne même fichtrement juste, dans sa simplicité et son évidence. "But you’re far away/ I can’t touch you/ You’re far away/ And it’s too much to/ feel this way/ I’ve got to be with you", ou "You shout, scream/ Give me back my dream/ I need one to get through the day", ou encore plus, tout bêtement "Don’t have very much to say/ nver was so good with words/ it’s only that I’m missing you/ Wishing that I was kissing you now / Baby won’t you please come home", ça n’a rien de renversant, mais ça n’a pas besoin d’être arraché à une gorge nouée dans tout les sens pour parler à n’importe qui, au contraire. Ca pourrait même difficilement fonctionner mieux que dissimulé derrière cet air de dire "ce n’est pas bien grave, vraiment, enfin un peu quand même, sinon je n’aurais pas besoin de le dire, mais pas tant que ça, c’est la vie, c’est tout". Et ça n’a l’air de rien, mais en dix courtes chansons, c’est particulièrement bien dit, tout ça, sans pourtant assombrir un seul instant le sourire qui s’était pointé dès les premières secondes. Un peu désillusionné, mais pas trop… d’où le titre de l’album, et la chanson éponyme, qui sous des airs de revue de foire enjouée, conclue qu’"il n’y a pas grand chose dans cette fête forraine qui ne puisse être oublié /il ne reste plus grand chose à te montrer/ peut-être le tunnel de l’amour / qui sait, peut-être y resterons-nous toujours/ comme les étoiles au-dessus."
En attendant, dans le sud de la France, les peintres américains font revenir les musiciens anglais.
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