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par Emmanuel Chirache le 30 octobre 2007
Paru en novembre 1959 (RCA)
Cinquante millions de parodies et d’hommages ne sauraient avoir tort, serait-on tenté de déclarer en propos liminaire de notre petite étude. Car s’il existe une pochette qui fut maintes fois imitée mais jamais égalée, c’est bien ce photo-montage qui illustre la compilation Gold Records Volume 2, plus connue sous le titre devenu mythique de 50,000,000 Elvis Fans Can’t Be Wrong. De Phil Ochs à Bon Jovi, en passant par The Fall ou Soulwax, mais aussi des couvertures de Mojo ou Rock&Folk : tous, d’une façon ou d’une autre, ont fait allusion à ce moment fameux de la carrière du King. Une telle notoriété, donc, n’aurait pas lieu d’être si ce disque n’avait pas marqué les esprits et son temps. En fait, rarement une image n’aura été autant en harmonie avec son titre, et rarement une pochette n’aura été aussi parfaitement en adéquation avec son époque. Car cette banale pluie d’Elvis en smoking lamé or cristallise toute l’ambiguïté du nouveau paradigme culturel et artistique qui va s’imposer bientôt au monde entier, ses espoirs en même temps que ses dérives. Un traité de philosophie en une image, une petite révolution en une phrase.
Et pourtant, rien d’extraordinaire dans cette pochette, me direz-vous. En effet que voit-on ? Des tas de petits Elvis reproduits à l’identique mais à des tailles variables, et disposés un peu partout dans l’image. Pour l’anecdote, on notera que le King pose avec son fameux costume à 10 000$ designé par le tailleur Nudie Cohn [1], le même qu’il avait porté lors de son passage au Ed Sullivan Show. À cela, RCA décida d’ajouter un titre un brin provocateur à une époque où Elvis Presley ne fait pas totalement l’unanimité auprès du public adulte et provoque même quelques polémiques virulentes. Mais derrière ces multiples Elvis se cache une profonde mutation culturelle en cours, un bouleversement qu’un intellectuel éminent avait prédit dès les années 30. Lorsqu’il écrit le court texte L’Œuvre d’art à l’âge de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin entrevoit avec brio à quel point la conception de l’art va se transformer sous l’effet de la modernité.
D’après Benjamin, l’œuvre d’art était autrefois caractérisée par son unicité, qui lui garantissait une "aura". À l’inverse, les arts qui se développent au XXe siècle, à savoir le cinéma et la photographie, permettent une reproduction infinie de l’œuvre, ce qui lui retire cet aspect authentique et sacré. En contrepartie, l’art devient accessible au plus grand nombre, il se démocratise. « La masse est la matrice où, à l’heure actuelle, s’engendre l’attitude nouvelle vis-à-vis de l’oeuvre d’art », écrit le philosophe. « La quantité se transmue en qualité ». Loin de critiquer ce nouveau rapport à l’art, Walter Benjamin y voit la possibilité d’enrichir la perception esthétique de l’homme. « Au moyen de la distraction qu’il est à même de nous offrir », continue-t-il, « l’art établit à notre insu jusqu’à quel point de nouvelles tâches de la perception sont devenues solubles ». En d’autres termes, le cinéma permet par exemple d’ausculter la réalité sous des angles inconnus ou des points de vue décuplés, par le biais de ralentis, de gros plans, ou de plans concomittants. L’art perd en valeur magique ce qu’il gagne en intérêt cognitif. En décortiquant scientifiquement le réel, l’art moderne abolit aussi la distance entre l’objet et le spectateur. La société de masse contribue pour Benjamin à « rendre les choses spatialement et humainement plus proches de soi », une véritable avancée progressiste pour l’auteur.
Cette analyse nous ramène directement à 50,000,000 Elvis Fans Can’t Be Wrong et à Elvis Presley. Comme le cinéma, le rock a favorisé la démocratisation des pratiques culturelles, au point que le titre du disque renvoie à l’argument du nombre. Si tant de gens aiment Elvis, alors ils ont raison, proclame-t-on chez RCA. Une logique qui foule au pied des siècles de cartésianisme, de science galiléenne et de philosophie humaniste, lesquels nous ont appris que la foule pouvait avoir tort contre un seul. Beaucoup de commentateurs ne se sont pas faits prier pour le rappeler durant les débuts d’Elvis Presley, méprisant ouvertement l’adulation d’une génération d’adolescents pour un chanteur considéré comme vulgaire. Il n’empêche, le succès de masse d’un artiste questionne toujours la critique, et le débat ne manque pas de resurgir périodiquement. Avec le recul, nous savons désormais quelle fut l’importance du King dans la diffusion d’une musique populaire noire ou blanche jusque-là dédaignée. Avec lui, des millions de jeunes gens ont réellement pu se former un univers singulier et émancipateur.
Car c’est là l’autre révolution, "progressiste" dirait Benjamin, du rock : l’émancipation générationnelle, sexuelle, culturelle et sociale d’une classe d’âge entière du monde occidental. Une émancipation rendue d’autant plus facile par l’identification du public aux stars du rock, puisque la plupart de ces vedettes sont des adolescents issus de la classe moyenne. En retour, vénérer la même idole amène les fans à s’identifier les uns aux autres, à développer une conscience de groupe. Ainsi que l’avait pressenti Walter Benjamin, il n’existe plus de distance entre le spectateur et l’objet de son admiration. Poussée à son comble, cette tendance culmine avec la prolifération des sosies d’Elvis, dont cette pochette apparaît comme la vision prémonitoire. A la multitude des fans évoquée par le titre répond donc une multitude d’Elvis, ce qui laisse à penser que les uns et les autres sont solidaires, semblables dans une masse démocratique ou une démocratie de masse.
Néanmoins, l’ère des masses porte en son sein le double vicié de la démocratie, son inverse monstrueux : le totalitarisme. Pour le philosophe Theodor Adorno, l’industrie culturelle moderne tend vers une forme de dictature, avec sa standardisation et sa production en série d’objets uniformes, dont la confection est pensée par les dominants et imposée aux dominés. Formaté par le marketing et l’industrie marchande, le consommateur devient presque aussi anonyme que l’individu des sociétés totalitaires. En effet, avec la consommation généralisée et la mondialisation des médias, l’homme partage avec des millions de ses semblables tous ses comportements et même son histoire, son vécu, son expérience. Ce qui lui fait perdre son identité, sa capacité à dire "je", au profit d’un "on" global, qui peut verser dans le fétichisme d’un chef ou d’une idole. Sans partager le point de vue élitiste et marxisant de Adorno et ses continuateurs, il faut reconnaître que le théoricien allemand pointe le danger principal qui menace voire gangrène la société actuelle. Des dérives qu’on trouve en germe dans cette pochette, où Elvis peut apparaître comme le despote d’une contrée habitée par des copies sans conscience propre. D’ailleurs, qui n’a jamais senti un malaise à la vue de ces sosies ou de ces fans qui abdiquent leur personnalité pour s’approprier celle de leur modèle ?
Démocratie ou totalitarisme, émancipation ou aliénation, identification ou fétichisme, la pochette de 50,000,000 Elvis Fans Can’t Be Wrong synthétise par conséquent les faces sombre et lumineuse d’une époque, dans laquelle nous évoluons toujours. Cela quelques années avant le pop art, qui s’intéressera lui aussi aux techniques de la publicité et de l’industrie en exposant des sérigraphies d’artefacts ou de portraits, symboles du règne de la reproductibilité qui trouve aujourd’hui dans le clonage son pendant scientifique. Le maître en la matière s’appelle Andy Warhol. Ses photos en série de Marilyn Monroe et ses déclinaisons des soupes Campbell l’ont fait passer à la postérité, sans que l’on sache exactement s’il s’agit d’une critique de la consommation ou d’un éloge. Sans surprise, l’œuvre de Warhol contient des portraits de Elvis Presley, en versions unique, double ou triple, une manière de jouer avec le culte du vedettariat. Mais contrairement aux peintures aplaties du créateur de la Factory, la couverture de la compilation Gold Records s’inscrit dans la profondeur de l’image, suggérant ainsi une omniprésence spatio-temporelle de Elvis. Elvis est partout, tout le temps. Au-delà de sa propre enveloppe charnelle, au-delà de la mort, Elvis continue de vivre à travers sa musique, ses représentations, son influence, ses sosies, et ses apparitions quasi-mystiques à tous les coins du globe bien après le 16 août 1977... Ne pourrait-on appeler ça une "aura" ?
[1] Le tailleur ukraino-américain fabriqua également des costumes pour Hank Williams et Gram Parsons.
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