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mercredi 15 avril 2015
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par Aurélien Noyer le 14 juillet 2009
Paru le 21 septembre 2004 (Reprise)
Si les Sex Pistols revendiquaient le titre de Grande Arnaque du Rock’n’Roll, il est impératif de décerner à American Idiot celui du plus Gros Braquage des années 2000. Fin 2003, Green Day n’était plus qu’un trio de trentenaires millionnaires, dont la crédibilité évoluait de façon inversement proportionnelle à leur âge, au point d’en faire des quasi-has-beens. Pourtant, en quelques mois, ils vont devenir plus célèbres qu’ils ne l’avaient jamais été et se tailler la part du lion sur MTV Pulse [1] Tout cela, grâce à un unique album et à un sacré coup de génie : mettre en scène , comme à Hollywood, la vie de l’adolescent moyen de l’ère Bush Jr. Ajoutez à cela une certaine dose de contestation aussi fine et subtile que les brulots de Michael Moore et vous obtenez la formule magique de American Idiot.
La supercherie est si apparente que pour parler de l’album, je n’ai pas résisté au plaisir de m’en entretenir avec feu Guy Debord [2], géniteur du situationnisme, théoricien et contempteur de la Société du Spectacle.
Inside Rock : La première chose que l’on remarque dans American Idiot, c’est sa production. Du propre aveu de Billie Joe Armstrong, le son est plus massif que sur les précedents albums de Green Day. Dans une interview à Guitar World, il l’explique de façon très nette : "on s’est dit, ’c’est parti pour du son couillu, on branche les Les Paul et les Marshall et on se laisse aller’". Et effectivement, le son est accrocheur, extrêmement commercial.
Guy Debord : Quand l’art devenu indépendant représente son monde avec des couleurs éclatantes, un moment de la vie a vieilli, et il ne se laisse pas rajeunir avec des couleurs éclatantes.
Inside Rock : Certes, il est évident que la vision de l’adolescent américain qu’offre l’album n’a sans doute pas grand chose à voir avec la réalité mais il faut tout de même reconnaître que l’illusion qu’il met en scène est redoutablement efficace, pas tant parce qu’elle s’adresse à notre raison, mais plutôt parce qu’elle s’adresse à notre instinct. Il faut d’ailleurs constater l’excellent travail de production qui contribue à mettre en scène le caractère réel et vivant de la contestation qu’est sensé représenter l’album : les chœurs de Are We The Waiting, la voix saturée qui semble sortir d’un mégaphone de St Jimmy, l’effet de bruit de fond de Boulevard Of Broken Dreams, la chansonnette au début de Letterbomb, autant d’éléments qui miment le réel.
Guy Debord : Cette marchandise est ici explicitement donnée comme le moment de la vie réelle, dont il s’agit d’attendre le retour cyclique. Mais dans ces moments même assignés à la vie, c’est encore le spectacle qui se donne à voir et à reproduire, en atteignant un degré plus intense. Ce qui a été représenté comme la vie réelle se révèle simplement comme la vie plus réellement spectaculaire.
Inside Rock : Cela dit, la qualité de l’album est très moyenne. On peut reconnaître une certaine efficacité au trio, mais au bout des quatre premières chansons, la formule commence à être trop évidente. Les prétentions artistiques de Jesus Of Suburbia et de ses trois accords arrangés à toutes les sauces possibles pendant neuf minutes n’amusent qu’un temps et la tout aussi longue Homecoming ne présente alors aucun intérêt. Quant aux compositions plus "punk", ils ne font que réutiliser un héritage vieux de trente ans.
Guy Debord : La société qui alors a maîtrisé une technique et un langage, si elle est déjà le produit de sa propre histoire, n’a conscience que d’un présent perpétuel. C’est le temps de la production économique, découpé en fragments abstraits égaux, qui se manifeste sur toute la planète comme le même jour. Le temps irréversible unifié est celui du marché mondial, et corollairement du spectacle mondial. La culture devenue intégralement marchandise doit aussi devenir la marchandise vedette de la société spectaculaire.
Inside Rock : Effectivement, l’album a connu un énorme succès et la tournée qui suivit fut tout aussi triomphale. D’ailleurs, cela me fait penser que le DVD de la tournée s’appelait Bullet In A Bible et on trouve des références religieuses dans tout l’album : les deux protagonistes masculins sont Jesus Of Suburbia et Saint Jimmy et Whatsername est désignée comme sainte dans She’s a Rebel. Quant au parcours du héros qui quitte sa banlieue résidentielle protégée pour découvrir la dureté du monde, il fait immanquable penser à celui de Bouddha.
Guy Debord : Le spectacle est la reconstruction matérielle de l’illusion religieuse. La technique spectaculaire n’a pas dissipé les nuages religieux où les hommes avaient placé leurs propres pouvoirs détachés d’eux : elle les a seulement reliés à une base terrestre.
Inside Rock : Et cette base est plus que terrestre puisque finalement qu’au bout du chemin, il n’y a aucune illumination. Le héros se rend compte que le nihilisme criminel de Saint Jimmy ou l’insurrection prônée par Whatsername ne mènent à rien et rentre chez lui.
Guy Debord : Le conformisme absolu des pratiques sociales existantes, auxquelles se trouvent à jamais identifiées toutes les possibilités humaines, n’a plus d’autre limite extérieure que la crainte de retomber dans l’animalité sans forme. Ici, pour rester dans l’humain, les hommes doivent rester les mêmes.
Inside Rock : Avec une telle fin, on peut mesurer l’hypocrisie qu’il y avait à mettre en avant le côté revendicatif de l’album.
Guy Debord : Le faux désespoir de la critique non dialectique et le faux optimisme de la pure publicité du système sont identiques en tant que pensée soumise. Les spécialistes du pouvoir du spectacle, pouvoir absolu à l’intérieur de son système du langage sans réponse, sont corrompus absolument par leur expérience du mépris et de la réussite du mépris ; car ils retrouvent leur mépris confirmé par la connaissance de l’homme méprisable qu’est réellement le spectateur.
Inside Rock : Méprisable, méprisable... Vous y allez fort. Certes, il n’y a rien de glorieux à aimer cet album, mais tout de même... il est difficile de ne pas céder à un plaisir totalement régressif, au moins durant les quatre premières chansons. On n’appellera pas ça du talent, mais on témoignera d’un certain savoir-faire dans l’entertainment. C’est déjà pas si mal.
[1] La chaîne à bloc de rock, évidemment...
[2] Toutes les phrases attribuées à Guy Debord sont tirées de La Société du Spectacle.
Vos commentaires
# Le 19 décembre 2014 à 10:42, par Ben-J En réponse à : American Idiot
# Le 3 janvier 2015 à 14:59, par Aurélien Noyer En réponse à : American Idiot
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