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mercredi 15 avril 2015
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par Emmanuel Chirache le 16 août 2011
Compilation (1958-1964) éditée en 1996 (Phillips/Mercury)
Gainsbourg, le génie français décadent que tous les mauvais groupes anglais des années 90/2000 adorent. Le type qui a pris France Gall pour une conne, le grand artiste qui a piqué la première moitié de ses mélodies aux compositeurs classiques et pioché la seconde dans le répertoire de la musique du monde, le Pygmalion qui faisait chanter des onomatopées à la future protectrice des bébés phoques quand ce n’était pas ses propres initiales. L’homme qui a transformé la Marseillaise en reggae ! Il fallait vraiment être génial pour commettre un truc pareil. Et on ne parle même pas de Gainsbarre, ses boîtes à rythme pourries, son éthylisme pathétique, ses calembours franco-anglais affligeants, ses borborygmes insupportables qui ressemblent à ceux des boulets ivres morts qu’on rencontre en fin de soirée en train d’expliquer à tout le monde qu’en fait ils sont super nets. Avec toutes ces casseroles, on n’oublierait presque ce que Serge Gainsbourg a réalisé de fantastique avant sa période François Léotard, et même avant sa conversion réussie mais intéressée au pop-rock.
Alors pour tous ceux qui en ont plein le cul de Je t’aime... moi non plus (l’expression est de circonstance), de Comic Strip, de 69 Année érotique, de Aux armes et cætera, il y a cette compilation : Du jazz dans le ravin. Des titres écrits entre 1958 et 1964 et regroupés sous la thématique du jazz, donc. Si Gainsbarre écoutera plus tard de la daube comme du reggae tout pourri ou du funk/disco new-yorkais merdique, le jeune Gainsbourg, lui, est avant tout un fanatique de Dave Brubeck, Thelonious Monk, Django Rheinhardt, Dizzy Gillepsie ou Art Tatum. Car dans la France de l’époque, monsieur, on ne fait pas du rock. On fait du jazz. Faut vous dire, monsieur, que si l’hexagone est à la ramasse niveau rock’n’roll durant les fifties, il est en revanche aux avant-gardes du be bop et du cool jazz, Louis Malle offrant par exemple à Miles Davis un nouveau terrain de jeu avec la bande originale de Ascenseur pour l’échafaud tandis que les caves de Saint-Germain-des-Prés vibraient toutes au son des jazzmen américains. Saint-Germain-des-Prés, où celui que l’on considérait pourtant comme un chanteur "rive droite" habitera pendant plus de vingt ans jusqu’à sa mort en 1991. Rien d’étonnant si c’est le très germano-pratin Boris Vian qui, le premier, rendra dans le Canard enchaîné un hommage vibrant à cet inconnu au physique disgracieux après la sortie de son premier album.
On trouve d’ailleurs ici deux titres issus de cette tentative de chanson française sous perfusion jazzy. Le premier morceau offre son nom à la compilation, et le second, l’excellent Ce mortel ennui, démontre déjà une habileté phénoménale à absorber diverses influences pour mieux les recracher. Plus élaborés encore et portés par l’orchestre d’Alain Goraguer, l’arrangeur de Boris Vian, les extraits de l’album N°4 publié en 1962 révèlent plusieurs perles d’une période décidément trop méconnue de Gainsbourg. À commencer par Black Trombone, qui swingue délicieusement le long de rimes en « one » délectables et soulignées par une section de cuivres à la classe lumineuse. Mieux encore, on se délectera de l’hallucinant Requiem pour un twister et de l’indispensable Intoxicated man, évoluant toutes les deux à grands renforts d’orgue électrique hypnotisant et de contrebasse ronde, comme pour mieux décrire les figures étranges de fêtards excessifs dont nous parle Serge avec un art du récit remarquable de concision. Et si Gainsbourg adopte dès le départ un phrasé très proche de la langue parlée, n’empêche qu’il chante encore. Allez, soyons fous et avouons que l’on n’échangerait pas tout Bonnie and Clyde contre Intoxicated man.
À l’instar de beaucoup d’observateurs et de spécialistes, le journaliste Serge Loupien déclare dans les notes de Du jazz dans le ravin préférer un autre disque de Gainsbourg, ce Confidentiel (1964) dont on retrouve pas moins de cinq morceaux sur cette compilation. Parmi eux, le fameux Chez les yéyé (une petite moquerie composée avant un retournement de veste digne de Eric Besson, qui verra Gainsbourg écrire pour France Gall, Françoise Hardy, Petula Clark et même Sacha Distel !) et l’ultra classique Elaeudanla téïtéïa, chanson tellement éculée qu’on pourrait craindre une lassitude qui curieusement ne vient pas. Clairement, Confidentiel se veut moderne et sobre, tout en s’inscrivant dans une veine inspirée du jazz manouche puisqu’on y entend juste la contrebasse de Michel Gaudry et la guitare électrique de Elec Bacsik. À l’écoute de La fille au rasoir ou de Le talkie-walkie, on comprend mieux pourquoi Serge Loupien admire Confidentiel plutôt que N°4. En effet, il s’agit surtout d’un disque pour amateur de jazz, qui tranche par son austérité sur le reste de la compilation, un brin plus glamour. Reste la drôlerie des paroles de Negative Blues :
Où est ma petite amie ?Elle est dans mon Rolleiflex [1]J’y ai filé des complexesElle a filé cette nuitOù est ma petite amie ?Elle est dans mon RolleiflexFaut connaître le contexteLe pourquoi et le pour qui
Dans la foulée de Confidentiel sort la même année Gainsbourg percussions, où le chanteur s’essaie pour la première fois à la musique exotique, empruntant ses références sans les citer à Myriam Makeba ou à Drums Of Passion du Nigérian Babatunde Olatunji (1959). Le résultat donnera des choses célèbres telles que Couleur café ou New York USA, mais surtout un exemple de jazz novateur et séduisant qui s’épanouit par-dessus des paroles incroyablement osées. Celles du fabuleux Coco and co notamment, où Gainsbourg évoque la drogue dans le milieu du jazz, héroïne, coke, éther, opium, marijuana, tout y passe ! Dans le genre, le texte de l’étonnant Quand mon 6.35 me fait les yeux doux et ses allusions crues au suicide ne sont pas mal non plus.
Quand mon 6.35Me fait les yeux douxC’est un vertigeQue j’ai souventPour en finirPan !Pan !C’est une idée qui me vientJe ne sais pas d’oùRien qu’un vertigeJ’aimerais tantComme ça pour rirePan !Pan !
Plus légers, les jeux de mots du superbe Machins choses appartiennent à ce que Gainsbourg a fait de mieux en matière d’insouciance, une suite de calembours faciles et gratuits autrement plus attirants que ceux des années 80.
Avec machineMoi machinOn s’dit des chosesDes machinsOh pas grand choseDes trucs comme ça
En plus de toutes ces petites merveilles, Du jazz dans le ravin contient des instrumentaux jazz tirés de bandes originales de films comme les fort sympathiques Angoisse et Black March écrits pour L’eau à la bouche, le formidable Générique qui ouvrait Les loups dans la bergerie et enfin un extraordinaire Wake me at five illustrant le Strip-tease de Jacques Poitrenaud. Au final, pas grand chose à jeter. Pourtant, rien de tout cela ne fera le succès de Gainsbourg, puisque le si estimé Confidentiel portera trop bien son nom et ne se vendra qu’à 1 500 exemplaires. Heureusement pour le ventre affamé de son auteur, la chanson N’écoute pas les idoles qu’il a écrite pour France Gall atteint au même moment les 300 000 ventes, un succès qui poussera l’homme à tête de chou à virer sa cutie Chez les yéyé justement. Le contrebassiste Michel Gaudry a rapporté un jour cette phrase de Gainsbourg souvent citée à propos de Confidentiel : « Maintenant j’ai décidé de me lancer dans l’alimentaire. C’est le dernier disque que je fais avant de m’acheter une Rolls. » Grâce aux hits taillés sur mesure qu’il concoctera ensuite pour ses égéries, le chanteur aux grandes oreilles s’achètera bel et bien une Rolls. Celle-ci ne sortira jamais du garage. Gainsbourg n’avait pas le permis.
Article initialement publié le 6 mai 2008.
[1] Ancien appareil photo de fabrication allemande.
Vos commentaires
# Le 10 février 2012 à 22:37, par bixente En réponse à : Du Jazz Dans Le Ravin
# Le 11 février 2012 à 11:41, par Emmanuel Chirache En réponse à : Du Jazz Dans Le Ravin
# Le 15 juillet 2013 à 13:33, par 4sStylZ En réponse à : Du Jazz Dans Le Ravin
# Le 30 janvier 2015 à 17:01, par jmhusson En réponse à : Du Jazz Dans Le Ravin
ce disque est bourré d’idées , le texte qui parle sur plusieurs niveaux et qui fait de la musique et la musique qui par le phrasé et la couleur raconte un univers , les prémices d’un jazz qui s’affranchi des ricains, un vrai plaisir .
je me suis refait quelques disques des années quatre vingt je trouve qu’il y a pas de rupture en fait
comme tous les grands artistes Gainsbourg évolue mais il garde sa forte personnalité
si on prend miles davis , david bowie c’est pareil alors après si certains fans décrochent c’est logique mais ce sont tous les trois des gens qui accepte la prise de risque et casse la règle du show biz qui veut que le public dicte sa loi
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