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mercredi 15 avril 2015
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par Yuri-G le 2 mars 2010
paru le 18 octobre 2005 (Fat Cat)
C’est si tendre, vu de loin. Des enfants, des animaux, oiseaux, chèvres, poussins, verdure. Au grand complet, comme tirés d’un livre d’images poussiéreux, aux couleurs passées, au charme suranné. On entend au loin les pépiements, les éclats de rire cristallins, les cloches pastorales. Des souvenirs de grenier, d’innocence envolée. Mais en se rapprochant un peu, on commence à douter. Ces doux bambins ne cracheraient-ils pas de l’encre violette, en longs filets désordonnés ? Et ce petit garçon, la tête plongée à la verticale, avec cette bavure grotesque à la base, comme si l’on lui avait tranchée ? La pochette revêt soudain une allure inquiétante, seuls d’exubérants cyniques ont pu infliger pareils sévices à ces images d’Épinal. Le collage est talentueux pourtant ; comme l’impression de tomber sur le carnet d’un écolier détraqué, aux dessins jaunis par les années, mais à la folie intacte.
Cet écolier répondrait au nom d’un certain Rob Carmichael, et son artwork trace brillamment les contours de la musique détraquée d’Animal Collective. Il en canalise le pouvoir d’évocation, loin de dépeupler leurs fantasmagories baroques de toute image mentale, mais les suscitant plus vivement, attisées par ce chaos d’images proprettes mais déjà perverties. Résolument perverties par les secousses liquides des guitares, dont on imagine les réverbérations suintantes, sur les parures vert émeraude de la jungle servant de repère aux expérimentations de ces diablotins, aux psalmodies redoutables, hystériques. Ces dessins servent ainsi de support solide à la pop distordue du groupe, une carte de visite qui plante le tableau. Imbriqués dans la musique, imprégnés de son imaginaire, à moins que ce ne soit la musique elle-même qui décline du tableau de ces bambins inquiétants.
À ce titre, le groupe ne cache pas l’hommage rendu à l’œuvre picturale d’Henry Darger, celle-ci entièrement consacrée aux maléfices de l’enfance, cruelle, brutale et cauchemardesque, et pourtant étrangement douce et paisible. Les couleurs y sont rassurantes, les contours chatoyants, les petits visages ébahis d’innocence sont disséminés dans des paysages fantaisistes à la Lewis Carroll. Mais il s’agissait bien d’enfants esclaves que dessinait Darger, maltraités, violentés (souvent étranglés) ; la lutte éternelle entre adultes et enfants, l’histoire des angéliques sœurs Vivian qui viennent délivrer le peuple des petites filles du joug assassin et pervers des Glandeliniens. De la part de Darger, c’était un refus de grandir touchant, avec un manichéisme imposé, qui avançait à visage découvert, comme pour mieux se convaincre de l’irrémédiabilité du conflit, de la nécessité de cet affrontement sauvage entre les deux castes.
Dépouillée de l’aspect guerrier de l’œuvre de Darger, la pochette de Feels n’en conserve pas moins ses traits précis et désuets, son esprit fantasque et flamboyant. Ce côté "Martine à la ferme sous champignons hallucinogènes", ces tâches d’encre violette qui giclent comme des vomissures de sang de la bouche de ces bambins apaisés, on l’a dit, établissent un jeu d’échos avec la musique d’Animal Collective. C’est limpide. Avey Tare, Panda Bear et les autres sont ces mêmes enfants, infligeant à la pop pareil traitement que celui apparaissant sur les images : un détournement des symboles établis, vers une grâce perturbatrice toute personnelle. De toute manière, au-delà de ces hypothèses quelque peu psychanalytiques et hasardeuses, il affleure une tendresse certaine, foncièrement naïve dans ces illustrations. La pochette intérieure est tapissée d’un essuie-tout imbibé de cette encre toujours violette, on imagine celle-ci découlant sur le disque qu’elle renferme, comme animée d’une force magique. Il y a des lapins qui pleurent, des buissons vert tendre où l’on se tapit pour chuchoter des secrets.
Comme Darger, le groupe se reconnaît en ces enfants. Ils n’ont pas été les premiers à le faire. Les Smashing Pumpkins, par exemple, tendaient également du côté de ces rêves fragiles mais dépourvus d’ambiguïté (Siamese Dream, regards de chérubins qui portent au loin, vers des songes intouchables ou Mellon Collie And The Infinite Sadness et ses dessins entre Lewis Carroll - encore - et une Comtesse de Ségur salement droguée). Et toujours ces images indissociables de la musique qu’elles portent. Feels se situe sur ce terrain. Un monde est offert, dès que les yeux se posent sur la pochette, prêt à englober, à absorber, équilibre parfait entre la nostalgie d’une innocence déchue et les premières brèches acides vers un cosmos réparateur, où chimie et bonheur se rencontrent. Mais où l’apaisement repu est définitivement à proscrire, tel que le souhaite le folk tribal, la pop agitée de ces garnements.
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