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par Yuri-G le 30 juin 2009
Lennon n’est pas un personnage avare en grandes chansons, n’est-ce pas ? Au sein des Beatles ou sous son simple nom, il a écrit des hymnes, des classiques pop, des étrangetés cultes. Tant et plus. Mother fait partie des grandes chansons de Lennon. Mais elle possède pourtant un trait unique, qui est une densité éminemment intime et douloureuse. C’est une grande chanson, mais pas au panthéon de la pop music. Quelque part au loin, dans un sanctuaire plus secret et libre, dédié aux simples expressions qui bouleversent sans besoin d’être consacrées, là, Mother a sa place. Cette chanson est peut-être la première à incarner pleinement Lennon, parce qu’elle le libère. En 1970, il veut confronter son passé et il veut dépasser les Beatles. Ce n’est pas pour imposer son nom. Il cherche davantage à s’explorer, à délivrer ce qu’il a de plus secret, d’intensément fragile et meurtri. Voici l’instant charnière.
Rien de ce que fait et pense Lennon à cette époque ne peut vraisemblablement être séparé du couple qu’il forme avec Yoko Ono. Eux deux suivent la voie de l’expérimentation. Initié par son âme sœur, John s’ouvre à l’avant-garde, à la contre-culture radicale. Il pose nu à ses côtés sur la pochette de leur album Two Virgins. Il s’adonne au happening, pourquoi pas en gardant le lit avec sa compagne plusieurs jours d’affilée, recevant les journalistes à son chevet pour revêtir le geste d’une symbolique pacifiste. Intense effusion donc, pendant laquelle John et Yoko créent le Plastic Ono Band. Ce groupe est en fait une entité aux présences variables, puisque Lennon ne veut plus d’un cadre immuable qui (sûrement) le briderait dans sa volonté d’une création absolument personnelle. Le Plastic Ono Band est là pour jouer en studio, sur scène. C’est davantage un concept, qui trouve son incarnation avec Ringo Starr à la batterie (ou Alan White), Klaus Voormann à la basse, Eric Clapton à la guitare (parfois), Billy Preston mais aussi Phil Spector à la production... et d’autres. Ce sont des amis derrière les fonctions. Le groupe mis en place, John décide enfin de composer l’album dont il pourra dire et dira : « c’est moi, et personne d’autre ».
Mother en est la pièce maîtresse. Elle ouvre l’album, et le contient déjà entier. Oui, après tout, elle pourrait bien n’être qu’une splendide déclaration d’intention. Débuter par une chanson dédiée à sa mère, cela situe le propos. "Je vais parler de moi. Il n’y aura rien, si ce n’est moi. Je suis John Lennon. Je vais parler à ma mère." Mais justement, tout calcul est écarté. Plus question de brandir quoi que ce soit. Etiquette post-Beatles, révolution, et quoi... Non. Mother est une chanson cathartique. Elle ne cherche plus à dire, elle dit. Et l’on sait que de l’expression la plus intime naît la plus grande universalité. C’est donc une composition où Lennon s’adresse à ses parents. Sa mère se nommait Julia. Il l’a peu connue, ayant été élevé par sa tante. Alors qu’il avait 17 ans, Julia est morte renversée par une voiture. Au volant, un policier ivre. Son père, lui, se nommait Alfred. John l’a peu connu, Alfred était dans la marine. Il n’était presque jamais là. Pour leur parler, Mother se veut belle, grave, libératrice.
Pendant quelques secondes, un clocher résonne. Des coups répétés. Espacés, froidement solennels. Échapperaient-ils d’un film de Murnau, répercutés dans la brume épaisse de Transylvanie ? Ou seraient-ils frappés sur la petite place d’un village italien, tel un souvenir d’enfance dont on sonne le glas ? Sous cette augure, la mélodie fait irruption, d’une intense simplicité. Dans son opération de dévoilement, si elle veut atteindre la vérité, celle-ci doit se traduire par l’essentiel. Une trame brute, où le piano est l’axe fondamental. Celui-ci s’impose puis se retire. Revient avec un accord juste comme un coup porté à l’âme, plaqué, étendu, enfin éteint. Ringo Starr frappe sa batterie avec pesanteur et régularité. La basse supporte ce cheminement de quelques appuis ronds. Rien de plus. Dans cet écrin, l’espace est ménagé par Phil Spector. Loin des pratiques qui ont fait sa renommée, forte d’arrangements démesurés, il magnifie la chanson en soupesant les éléments, presque avec pudeur. Il appose quelques fins échos autour de la voix de Lennon. À l’écoute, ces sonorités paraissent émerger d’un lieu retiré : hors du temps et pourtant étonnamment proche. Ce qui, dans l’intention, pourrait se révéler sommaire, irradie... parce que la nudité y est bouleversante. L’épure, dont on se dit qu’elle peut être recherchée toute une vie, est ici délivrée. C’est le mot. Mother est une délivrance pour Lennon, une délivrance qui appelle la pure simplicité de la mélodie ou des mots. Comme si, venant de naître, l’homme composait pour la première fois.
Alors, sa douleur ne sera pas habillée de rhétorique. À la mère disparue, au père absent, Lennon réserve les mots élémentaires. Leur sens est indivisible.
Mother, you had meBut I never had youI wanted youBut you didn’t want me
Ce sont des constats dont la réciprocité est cassée, à jamais irréparable. Pour en prendre pleinement conscience, Lennon conclut :
So, I just got to tell youGoodbye, goodbye
Un adieu libérateur, longuement tenu par son chant mélancolique. Il ne s’agit pas de dire adieu à père et mère pour fuir à jamais leurs fantômes. Comme Lennon le formule dans le troisième couplet, la fuite est une erreur. Bien plus, son adieu inscrit définitivement la perte des êtres aimés dans son art, la musique. Grâce à elle, il accomplit son premier pas face au deuil. Il l’affronte, l’assume, le transcende par ses seules véritables armes. Maintenant, la chanson peut atteindre un point culminant. Mother se conclut donc par deux sentences lapidaires, que Lennon répète encore, encore.
Mama, don’t goDaddy, come home
Et à cet instant, John Lennon crie. La souffrance se mêle à la grâce virginale du premier hurlement qu’il ait jamais osé poussé dans une chanson. Son cri n’est pas d’emblée frontal. Il enfle chaque fois davantage. « Maman, ne pars pas/Papa, reviens à la maison ». Ces souhaits qui n’ont jamais pu être exprimés à leur encontre, ils doivent être hurlés à présent. Pour mièvres qu’ils puissent paraître à l’écrit, ce sont bien parmi les exhortations les plus bouleversantes qu’on ait pu écouter.
Lennon poursuit à cette période la thérapie primale du docteur Janov. Le patient y a recours au cri pour revenir à un état natal, où les problèmes névrotiques trouvent déjà leur source. Incontestablement, Mother est issue de ce processus. Mais pour autant, elle ne peut être réduite à un dérivé de la thérapie mis en musique, comme on semble souvent l’entendre. Elle l’excède, oh combien. Ces cris ne sont pas quelque chose de dictés. Ils existent par leur débordement. Hargne, écorchure ; et le vertige qui l’emporte avec pour unique soutien un piano sépulcral. Lorsque Lennon s’y laisse aller, le cri est reçu avec effroi mais cet effroi est avant tout celui d’une grande beauté. La violence n’est pas une coquetterie, ni un procédé. Elle est nécessaire. Elle se tient dans le bouleversement, qui est immense. Ainsi, Mother délivre Lennon. Son amorce décide du périple qu’il poursuivra sur la longueur de l’album Plastic Ono Band. Dans un sanctuaire secret, libre, elle choque et transforme quiconque a, un jour, intimement senti que la musique était faite pour ces expressions-là.
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