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par Emmanuel Chirache le 19 février 2008
En vérité, Don’t Eat The Yellow Snow n’est pas une chanson. Il s’agirait plutôt d’une petite opérette, qui ne se conçoit pas sans ses camarades Nanook Rubs It, St. Alfonzo’s Pancake Breakfast et Father O’Blivion, soit toute une face de Apostrophe. Quatre chansons alors ? Non, une centaine, un millier de chansons se cachent dans cet incroyable et absurde récit d’un petit Esquimau. Un fourmillement de styles, de mélodies, de détails cocasses ou insensés. A chaque idée dans le texte répond une idée dans la musique. Sur sa façon de composer, Frank Zappa a souvent expliqué pratiquer un art du poids/contrepoids, une dynamique qui fonctionne à la tension, celle-ci montant et retombant alternativement. D’où, au premier abord, une impression de confusion dans la musique de Zappa. En réalité, un tel travail réclame de la part de l’auteur et des musiciens un perfectionnisme maladif. Tout n’est pas confus, tout est imbriqué, tout fait signe sans pour autant faire signification. De quoi rendre dingues certains auditeurs impatients. Zappa lui-même ne revendique-t-il pas la devise du "n’importe quoi, n’importe quand, n’importe où - sans la moindre raison" ?
A cet égard, Don’t Eat The Yellow Snow représente un pur chef d’œuvre, un sommet de virtuosité qui porte l’estampille "génie" à chacune de ses secondes. Si Zappa a brisé depuis longtemps la structure couplet/refrain qui bride parfois la musique populaire, il semble ici avoir trouvé l’équilibre parfait entre liberté et contrainte. Ni trop commercial ("strictly commercial"), ni trop avant-gardiste. Plus que pour ces textes, le morceau vaut pour la musicalité de ses mots, ses clins d’œil, son humour surréaliste et parfois graveleux. Ainsi il est question au début d’un petit Esquimau à qui sa mère conseille de ne pas manger la "neige jaune", c’est-à-dire la neige sur laquelle urinent les huskies. Pourtant, en parallèle à ce gag sorti d’on ne sait où, l’histoire évoque aussi des péripéties plus graves, comme le massacre d’un bébé phoque par un trappeur malintentionné. Cela dit, rien n’indique qu’il faille prendre tout cela au sérieux, au contraire. Chez Zappa, l’humour prime souvent sur le reste, et le compositeur a toujours confessé préférer la musique instrumentale. C’est contraint et forcé par le business de la musique pop qu’il se résigne à écrire des textes, des textes forcément crétins, provocateurs, iconoclastes.
Et puisqu’il s’agit d’un rêve ("I dreamed I was an eskimo"), les paroles fonctionnent de manière floue, répétitive, impressionniste, elles sont rythmées par des onomatopées discursives autant que musicales, des bruits scandés par des chœurs oniriques, qui se perdent dans un écho sonore. Dès le début, Zappa répète trois fois : « well I turned around and I said ’Ho, Ho’. » Idem pour la phrase de la mère qui recommande à son fils de prendre garde aux huskies et à la neige jaune, entonnée à toute allure deux fois de suite, avant que ne débute Nanook Rubs It. Ce dernier enchaîne sur un tempo beaucoup plus blues et relate la rencontre puis le combat entre Nanook et le trappeur. Il s’agit du véritable cœur de la chanson, qui voit la musique passer par différents états, d’abord ce blues rempli de ponctuation instrumentale (saxo, xylophone, soli de guitare, coups frappés sur le phoque), durant lequel Zappa emprunte même des éléments du gospel. Par exemple, il chante, repris ensuite par les chœurs (en majuscules et en gras) : « I said, with a laaaid, LAAAID, fiiilled, LAID FILLED, a laid filled snow shoe, SNOW SHOE, he said Peek-a-boo, PEEK-A-BOO » (2x).
Après quoi Zappa se lance dans un talking blues magique dont lui seul a le secret. Dans sa bouche, les mots se bousculent en rimes galopantes : « so I bent down ’n I reached down ’n I scooped down, an’ I gathered up a generous mitten full of the deadly... YEEELLOOW SNOOOWW ». Quant à la rythmique, elle se poursuit implacablement pendant que la guitare de Zappa brode autour du thème. Après un bridge magnifique ("I can’t see"), le chanteur joue les bluesmen en transe, pour qui la phonétique des paroles compte bien davantage que leur sens : « He took a dog-doo sno-cone an’ stuffed it in my right eye... He took a dog-doo sno-cone an’ stuffed it in my other eye... An’ the huskie wee-wee, I mean the doggie wee-wee has blinded me... » Dans ces phrases, on sent avec délice combien les consonnes ("dog-doo") et les voyelles ("huskie wee-wee, doggie wee-wee") s’assemblent uniquement en fonction de leur sonorité.
Zappa décrit ce phénomène de la manière suivante : « Quelques fois, je montre les paroles à ma femme ou je lui demande de me les lire, comme ça je peux juger de quoi les sons ont l’air, parce qu’une partie des textes est assemblée phonétiquement. Je modifie sans cesse les paroles de certaines de mes chansons. Certaines changent par accident. Quelqu’un lira de travers les paroles, et ce sera si drôle que je les conserverai telles quelles. » Troisième partie de Don’t Eat The Yellow Snow, St. Alfonzo’s Pancake retrouve le Zappa orgiaque qui conduit un déluge de cuivres et de percussions, notamment sur la fin du morceau où George Duke (claviers) et Ruth Underwood (xylophone) font des merveilles sur un train d’enfer. Enfin, Father O’Blivion contient des souvenirs déformés de l’adolescence à San Diego du jeune Frank, entre catéchisme et rock’n’roll. On y entend parler d’un père L’Oubli qui fait des crêpes et chante Lock Around The Crock, alors que la musique passe d’une habile parodie funk à une samba endiablée. Encore une fois la rime (en "ock", en "ite", puis en "own") l’emporte sur le fond, lequel ne rime à rien.
En concert, Zappa maltraite ses chansons pour en faire de l’art en mouvement, des variations toujours nouvelles. Parfois ratées et décevantes, d’autres fois réussies et magnifiques. Il se trouve qu’une version de Don’t Eat The Yellow Snow (et sa suite) défie l’entendement. Le 18 février 1979, Zappa et sa troupe livrent à l’Odeon Hammersmith de Londres une performance de haute volée. Ce jour-là, la plupart des musiciens étaient paraît-il malades, ce qui n’empêcha pas le groupe de donner probablement son meilleur concert. En partie grâce au public. Au milieu de Nanook Rubs It, Zappa interrompt la chanson pour improviser avec les spectateurs pendant que les musiciens continuent sur un rythme lancinant. L’auditeur peut donc profiter d’un poème littéralement hurlé par un type de l’audience. Zappa, qui adore la participation de son public, se délecte de cette intervention puis ajoute une litanie de paroles inédites, qui rebondissent en partie sur les événements. Il commente même ses propres textes avec acidité : "This is really stupid, isn’t it ?". C’est alors qu’en plein récital, il s’arrête soudainement : "What ? Another poem ?" le type de tout à l’heure prend le micro et récite ses vers sur un ton qui colle idéalement au climat général : "I want a garden... I want a garden where the trees have no leaves, I want a garden where the weeds don’t even grow, I want a garden, I want MY garden. I want a garden where there are no colors..." Des rires partent dans la salle. Plus le poète en herbe s’enfonce et plus les musiciens jouent exprès de façon dissonante. L’un d’entre eux met fin à la récitation : "Oh, you want a kindergarten". Le public explose d’un rire libérateur. En guise de clôture, Father O’Blivion s’est vu ajouter un final totalement terrifiant, où Denny Walley chante en falsetto une petite mélodie inquiétante. Il faut entendre ces 20 minutes de folie pour le croire. Ce n’est pas un hasard si le disque s’appelle "On ne peut plus faire ça sur scène"...
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# Le 26 décembre 2012 à 01:07, par youber En réponse à : Don’t Eat The Yellow Snow
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