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par Thibault le 29 juin 2010
Si l’année 1968 fut riche en événements politiques, en mouvements sociaux et contestations de tous genres, tentatives plus ou moins poussées de révolutions, la moindre chose que l’on puisse dire, c’est qu’au final, très peu de rockeurs, ces musiciens cessés l’incarner, la rébellion, se sont engagés aux côtés des militants de l’époque. Surtout au Royaume Uni. Autant aux USA les hippies se sont plus ou moins (im)mobilisés lors de sit-in, mais comme le disait à juste titre ce brave Frank Zappa, ce mouvement était celui de jeunes gens issus des classes moyennes qui trouvaient là le moyen de s’amuser un peu et d’emmerder leurs parents. Ils n’avaient pas de programme ni de propositions politiques. Et ceux qui en prétendaient en avoir et appelaient au soulèvement n’étaient pas plus reluisants, au contraire ; entre les membres du MC5 et leur manager John Sinclair, pas un peu mais totalement abrutis (désirs d’avenirs : « dope & sex in the streets ». Sans commentaires.), qui sont en plus rentrés dans le rang la queue entre les jambes dès 1969 et le crétin beatnik d’arrière cuisine qu’était Jim Morrison, responsable de vers aussi bas du front que « They got the guns but we got the numbers », on ne peut pas dire que l’union du rock et de la politique ait donné des résultats intéressants durant cette période.
Et les jeunes anglais, qui avaient pourtant bien plus de raisons de râler que les jeunes blancs américains, se sont tenus à bonne distance de tout engagement. Les Who n’ont jamais dit la moindre chose sur le sujet, plus généralement le Swingin’ London n’a pipé mot, Cream s’est bien gardé de tout commentaire social… Même constat pour Pink Floyd, Jeff Beck et tant d’autres. Quant aux Beatles, le message de Lennon est on ne peut plus clair : « But when you talk about destruction, Don’t you know that you can count me out » dit il dans sa chanson Revolution. Alors forcément, au milieu de tant de tiédeur, voire de rejet, la moindre chanson anglaise millésimée 1968 qui aborde l’actualité politique semble rebelle, révolutionnaire, anarchiste. Ainsi en est-il de Street Fighting Man des Rolling Stones. Jagger écrit quelques lignes sur ses impressions au retour d’un rapide passage dans la capitale française alors couverte par les barricades, lignes dans lesquelles il parle de « revolution », « street », « scream », « kill »… Pour une très large partie de la critique et du public l’affaire est entendue. Si le Mick a écrit cela, c’est parce qu’il est forcément émeutier, anti capitaliste, anti bourgeois, libertaire… Les Stones, ces méchants garçons, pardon ces bad boys, volontiers provocateurs, qui rejoignent la cause, quoi de plus beau ? Si on l’ajoute l’opposition, totalement artificielle rappelons le encore une fois, avec les Beatles, le tableau est complet, alléchant. Lennon le planqué contre Jagger l’engagé, les mous contre les durs, etc.
Pourtant à y regarder de plus près, si la chanson parle de l’actualité politique, ce n’est pas une chanson engagée. Elle ne prend pas position, et n’incite pas à aller jeter des pavés sur la maréchaussée. Déjà on ne conçoit pas les Rolling Stones en agitateurs le poing levé. Leurs préoccupations sont ailleurs. Depuis le succès de (I Can’t Get No) Satisfaction en 1965 le quintet aspire à une vie de bohème. Les anciens érudits de musique noire en costumes cintrés sont passés à autre chose. Jagger se voit bien en dandy lettré, fantasme de plus en plus sur Rimbaud (cela vaut il mieux que de jeter des pavés ? Question épineuse qui reste sans réponse…), lui et ses petits camarades consomment de plus en plus de drogues, se donnent une allure de débauchés… En 1968, lorsqu’on les interroge sur leurs centres d’intérêts, la politique passe à la trappe. Charlie Watt évoque la peinture, le cinéma de la Nouvelle Vague, Brian Jones est trop zombifié pour penser, Bill Wyman suit le mouvement, s’habille en rose et profite de la fête… Quant à Keith Richards, il commence à délaisser cette esthétique d’aristocrate décadent pour redisséquer ses disques de blues et apprendre l’open tuning.
Seul Jagger s’est penché sur les mouvements sociaux. Et encore, penché, c’est un bien grand mot. Le bonhomme est allé à une manifestation ou deux, s’est promené dans Paris pendant que les sorbonnards faisaient des printemps de chaise, mais quel gamin de l’époque n’en a pas fait autant ? Aujourd’hui combien de lycéens vont dans les cortèges pour échapper à l’interro de math ou au cours d’espagnol ? Jagger a fait exactement ce genre de choses, il est allé voir ce qu’il se passait, ce qu’il a vu ne l’a pas enthousiasmé plus que cela et il est rentré à Londres. Ce qui n’est guère étonnant, on imagine mal un ancien étudiant de la London School of Economy (l’équivalent de nos Sciences Po et HEC, d’où sont sortis des grappes de prix Nobel et un certain JFK) grimper sur une barricade le petit livre rouge à la main.
Ce que dresse le chanteur dans Street Fighting Man, c’est avant tout un constat. La chanson fonctionne sur une alternance entre quelques courts couplets descriptifs et un refrain où l’accent est mis sur le ressenti personnel de Jagger. La situation est d’abord évoquée en deux trois lignes :
Everywhere I hear the sound of marching, charging feet boy‘Cause summer’s here and the time is right for fighting in the street boy
Plus loin dans le texte :
Hey, think the time is right for palace revolutionBut where I live the game to play is compromise solution
Le ton est descriptif, mais également caustique, ce qui laisse supposer une certaine distance vis-à-vis des lanceurs de pavés. Quelques petites piques mine de rien ; « summer’s here and the time is right for fighting », sous entendu « l’été c’est mieux pour se révolter, on a beau temps », « the time is right for palace revolution », oh les deux mots qui se télescopent ! Jagger décrit ici les événements qu’il a vus, mais il n’adhère pas au mouvement. Les deux utilisations du « je » correspondent pour la première à un constat, et pour la seconde à un appel au compromis. Il y a une bonne dose d’ironie en guise d’enrobage, évidemment, faire rimer « palace revolution » avec « compromise solution » est assez moqueur, mais il est très difficile d’y voir un appel à l’émeute. D’autant plus que le refrain est sans équivoque :
Well what can a poor boy do‘cept to sing in a rock ‘n’ roll bandCause in sleepy London TownThere’s just no place for a street fightin’ man, no
Jagger fait ici preuve de lucidité, il sait ce qu’il se passe, il voit bien les mouvements à droite à gauche, mais surtout il demande : « et que voulez vous que j’y fasse ? » Le chanteur a conscience qu’on attend de lui et des Rolling Stones une prise de position forte. C’est lors d’un de leurs concerts parisiens en 1967 qu’ont eu lieu un des premiers affrontements entre jeunes et policiers, il fallait bien trouver une figure charismatique, un leader. Rôle que Jagger cherche à éviter avec cette chanson, et qu’il va clairement refuser ; alors qu’on ne cesse de l’interroger sur l’actualité, sur ses soit disant sympathies révolutionnaires, le garçon coupe court en déclarant « le rock n’est pas un truc politique ». [1]
Car Jagger, qui est loin d’être stupide, sait bien qu’il ne gagnera pas grand-chose en se mêlant de questions politiques. Non pas que l’homme soit cynique ou totalement désintéressé de la chose, mais il n’a tout simplement ni les capacités ni l’envie d’être un leader d’opinion politique. Ni lui ni le groupe ne veulent de cela. Ils auraient belle allure les Stones en militants aux côtés de Cohn-Bendit (ierk) ! Jagger tourne d’ailleurs en dérision l’attitude du groupe dans une autre chanson de l’album Beggars Banquet (où se trouve Street Fighting Man), Jigsaw Puzzle, petite perle de songwriting sous haute influence de Bob Dylan.
Oh the singer, he looks angryAt being thrown to the lionsAnd the bass player, he looks nervousAbout the girls outsideAnd the drummer, he’s so shatteredTrying to keep up timeAnd the guitar players look damagedThey’ve been outcasts all their lives
Mis en perspective avec ce couplet, le refrain de Street Fighting Man ne souffre d’aucune ambiguïté. On comprend bien le message de Jagger : « attendez, vous me voyez faire de la politique avec une telle équipe ? La seule chose que je puisse faire, c’est de la musique. » Et le reste de l’album va dans ce sens, il suffit de jeter un œil aux paroles de Factory Girl et de Salt of the Earth pour mieux saisir le propos des Stones. Ces deux chansons expriment une conscience sociale, notamment la seconde, qui conclue l’album en appelant à boire à la santé de ceux qui sont nés avec peu et tentent d’avoir davantage.
Say a prayer for the common foot soldierSpare a thought for his back breaking workSay a prayer for his wife and his childrenWho burn the fires and who still till the earth[…]Raise your glass to the hard working peopleLets drink to the uncounted headsLets think of the wavering millionsWho need leaders but get gamblers instead[…]Lets drink to the hard working peopleLets drink to the salt of the earthLets drink to the two thousand millionLets think of the humble of birth
Voici la seule chose que peut faire le groupe, continuer à jouer de la musique et lever leur verre à ceux qui triment plus dur qu’eux, rien d’autre.
Mais alors d’où viennent ces lectures biaisées de Street Fighting Man ? Comment se fait-il que cette chanson ait été tellement récupérée, au point d’être reprise par Rage Against the Machine et de finir dans le générique de l’adaptation cinématographique de V for Vendetta par James McTeigue aidé des frangins Wachoski ? Quelques hypothèses. La première, n’a été retenu que le dernier couplet, où Jagger chante :
Hey said my name is called disturbanceI’ll shout and scream I’ll kill the king,I’ll rail at all his servants
Forcément, si on prend ces lignes telles quelles le propos est très virulent. Mais il est toutefois pondéré par le refrain qui revient immédiatement, et marque une rupture avec le « well » introductif. On peut aussi voir dans ces lignes de la pure provocation et de l’ironie, deux éléments que Jagger manie de plus en plus. Tiens, prenons Sympathy for the Devil. Pas une miette de satanisme là dedans, mais bel et bien un exercice de style où le Mick fait feu de tout bois pour endosser le rôle du provocateur lettré et s’inscrire dans la lignée des poètes qu’il adule, Baudelaire en tête. L’ironie et l’humour sarcastique étant les tons dominants sur tout Beggars Banquet (il suffit d’écouter Jigsaw Puzzle, Dear Doctor, la crasseuse Stray Cat Blues ou bien sur Sympathy for the Devil pour s’en convaincre), on voit mal Jagger écrire une charge aussi directe et frontale, sans aucune mesure ni nuance.
Alors, Street Fighting Man a-t-elle été écoutée « à l’envers en faisant le poirier », pour reprendre les fameux mots de Lennon ? D’où peut bien venir cette assimilation révolutionnaire ? Une réponse émerge : en fait, le public et le critique attendaient une prise de position de la part des groupes de rock. Le grand problème de la « contre culture » alors grandissante fut de se trouver des leaders, des figures fortes, des portes paroles. Il fallait trouver des personnes capables de rassembler, de mêler art et politique, de donner un sens et une direction à ce mouvement, bref il manquait une tête au corps. Un rôle quasi prophétique que tous les grands noms vers qui les regards étaient tournés ont refusé, d’ailleurs. Même ce bellâtre à prétentions chamanico-politiques de Jim Morrison a dans un éclair de lucidité laissé tomber son personnage de guignol sous acide qui tentait d’agiter les foules. Bob Dylan a passé toutes les années 1967-1969 chez lui, tranquillement assis avec sa guitare acoustique, à faire des disques de folk-country en décalage total avec la tendance dominante. Quant aux Stones, leurs préoccupations sont simples. Lors du concert d’Altamont en 1969, Jagger dit que la seule chose qu’il souhaite, c’est que les gens passent un bon moment en écoutant de la bonne musique. Il n’y a aucune portée politique derrière tout cela.
Et force est de constater que même le temps n’altère pas cette réputation de chanson révolutionnaire. L’an passé les quarante ans de mai 68 ont été l’occasion de moult rétrospectives, et pratiquement à chaque fois que la musique fut abordée, Street Fighting Man eut droit à son petit encadré, ressassant encore sur « le-riff-acoustique-trop-chouette-Jagger-qui-théorise-le-phénomène-social-concentré-d’époque »… Bon, passer à côté du sens de la chanson en 1968, c’est somme toute compréhensible, manque de recul du à l’effervescence du moment, dirons nous. Mais quarante ans plus tard… Il faut vraiment s’obstiner dans une optique bien fermée pour continuer à y voir de la rébellion. Car les Rolling Stones la jouent encore sur scène, une preuve supplémentaire que Street Fighting Man n’est pas un appel à la révolte. Depuis 1973 le business de la Mick & Keith Inc. tourne à plein régime, réglé comme une horloge suisse. Si le titre avait une visée contestataire originelle, on imagine mal le groupe continuer à le jouer lors de shows dans tous les stades de la planète. Quelle crédibilité aurait des quadras, quinquas, désormais sexagénaires blindés aux as qui continueraient de jouer aux rebelles comme s’ils avaient vingt ans ?
C’est là que l’on sent rend compte de toute la force du mythe sixties, de sa pérennité dans les esprits. Jagger a beau avoir chanté cette chanson fringué de paillettes et de rubans, il reste pour beaucoup le leader d’un mouvement et Street Fighting Man l’emblème de cette contestation politique. Ce qui rappelle si besoin était que ce qui se prétendait être une contre culture libératrice est de plus en plus devenu une micro culture à part entière, sclérosée dans ses mythes, figures et idoles, qu’elle s’est empressée de trouver dès ses premières heures pour se donner une raison d’être, quitte à faire des contresens sur ces mêmes idoles.
[1] source : There’s A Riot Goin’ On de Peter Doggett
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