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par Emmanuel Chirache le 24 novembre 2009
Cette rubrique a vu défiler pas mal de chansons. Celle-ci fait pourtant partie des rares qui puissent prétendre à la perfection. Car avec On The Road Again, nous parlons tout simplement de l’une des plus grandes chansons jamais entendues, non pas seulement dans le blues, mais au sein de la musique même. Hymne psychédélique, relecture d’un vieux morceau de blues sur fond de tampura indienne, invention par Alan Wilson du solo ultime de l’histoire de l’harmonica, On The Road Again trouble et troublera les sens de générations entières d’auditeurs aussi longtemps qu’on en conservera la trace sonore. Fortement inspirée d’un air éponyme composé en 1953 par Floyd Jones, la chanson aurait pu n’être qu’une énième variation musicale sur le thème éculé de la route, si cher au cœurs des Américains, avec son riff monotone ponctué en fin de phrase par quatre notes fameuses et ses paroles qui parlent de "mama", de "lord", de "lonesome road" et de "wicked son". Du cliché en veux-tu en voilà. Sauf qu’ici, la simplicité confine au génie pur, l’hommage de la reprise tourne à la création fascinante, le riff qu’on croyait si ennuyeux devient obsédant grâce au bourdonnement de la tampura, et les paroles envoûtent par la grâce du chant en falsetto d’Alan Wilson, un chant qu’on passerait des heures, des jours, des mois, des siècles à écouter en fermant les yeux, prêt à tuer pour qu’un silence religieux se fasse autour de nous et que plus rien ne compte d’autre que cette courte chanson qu’on voudrait éternelle.
Le chant d’Alan Wilson, donc. Si haut, si hypnotique, si surprenant, si chargé d’émotion qu’il est difficile d’imaginer le visage poupon de son auteur quand on l’entend. L’idée du falsetto, Wilson est allée la récupérer une fois de plus dans l’extraordinaire patrimoine du blues. Il s’agit bien sûr d’une imitation du chant si particulier de Skip James, qui va chercher les aigus avec une douceur incomparable. Et c’est bien cette voix haute survolant le bourdonnement de l’harmonica et de la tampura qui provoque une transe et une sensation de bien-être immédiates. La tampura ? Étrange bestiole. Originaire d’Asie, l’instrument ressemble vaguement à une sitar dans sa version indienne (il en existe des déclinaisons turque, ouzbek, afghane, pakistanaise, bulgare...), sauf qu’il n’est qu’un simple outil d’accompagnement et produit juste un son de bourdon en diapason avec la mélodie. Sans doute l’instrument le plus facile à jouer (pincer les cordes suffit, pas de frets sur lesquels déplacer ses doigts), et le plus difficile à accorder au monde, puisque la tampura ne vaut que pour sa résonance du thème mélodique. Et le fait que On The Road Again commence et se termine par ce son monotone lui confère comme un petit sas entre l’aspect onirique de la musique et la triste réalité du silence qui la précède et la suit.
La voix de Wilson et la trouvaille du luth indien ne suffisent pas à expliquer le génie du morceau. Il faut ajouter l’harmonica. Sur google, on ne compte plus le nombre d’apprentis harmonicistes qui tapent "on the road again solo harmonica tab", ou bien "Alan Wilson tonalité harmonica", ou encore "comment jouer solo on the road again", etc. En fait, tout ce que la planète compte d’obsédés de l’instrument vouent un culte justifié à l’auteur de ce solo parfait. En 1970, Alan Wilson enregistre Hooker n’ Heat avec son idole John Lee Hooker, lequel dira qu’il considère son cadet comme le plus grand harmoniciste du monde. L’une des raisons pour lesquelles ce solo est resté dans les mémoires réside en outre dans l’apparition d’une note, une note mystérieuse parce qu’impossible. En réalité, Alan Wilson a trafiqué le sixième trou de son Hohner Marine Band accordé en La (A en anglais) afin de hausser le fa dièse d’un demi-ton vers le sol, sans pour autant utiliser la technique dite de l’overblow, assez délicate à réaliser et qui n’existait pas à l’époque de la chanson [1]. On trouve facilement sur youtube des vidéos expliquant comment opérer son harmonica à cœur ouvert pour arriver à produire cette fabuleuse note qu’on peut savourer entre 1’51" et 1’52".
Voilà comment un vieux blues se transforme en chanson moderne, symbole de la transhumance et du psychédélisme hippies : un « trip » dans tous les sens du terme. A sa sortie en août 1968, le single se classe huitième en Angleterre (le n°1 de la semaine étant le monstrueux Fire d’Arthur Brown, autre perle qu’il faudra un jour évoquer dans ces pages) et seizième au Billboard américain. Peu à peu, On The Road Again éclipsera même le groupe qui l’a engendré, à tel point qu’aujourd’hui presque personne ne connaît le nom de Canned Heat (prononcer Kennedite), nouvelle victime du syndrome "single immortel". La chanson apparaît d’ailleurs dans plusieurs films, notamment Alice dans les villes où elle est utilisée avec brio par Wim Wenders. La scène voit Alice, une petite fille au caractère bien trempé, prendre une glace dans un café en compagnie de Philip, son père de substitution le temps d’un périple qui les mènent de New York à la Ruhr en passant par Amsterdam. Nous assistons donc à un paradoxe audio-cinématographique : une pause statique au sein d’un road movie en mouvement perpétuel avec pour bande originale la road song par excellence. Diffusée par un juke-box et fredonnée d’un air indifférent par un petit garçon qui lèche un cône vanillé, On The Road Again passe alors dans son intégralité, tandis que les deux protagonistes échangent quelques mots un peu las. Une fois la chanson finie, l’auditeur ressent comme toujours une forme d’éveil brusque, la sensation étrange de quitter un monde enchanteur pour pénétrer à nouveau celui de la réalité. Arrêter d’écouter On The Road Again, c’est quitter l’état de fœtus pour naître au monde alors qu’on en était protégé, c’est connaitre la souffrance après avoir seulement profité du bonheur simple d’exister à travers le corps d’un autre. Post ontheroadagainum animal triste.
Alors laissez-vous bercer à ces mots si grandioses, pour l’éternité :
You know the first time I traveled outin the rain and snow,-* In the rain and snow.I didn’t have no payroll,Not even no place to go.And my dear mother left me whenI was quite young,-* When I was quite young...
Canned Heat en live :
Skip James :
[1] Elle a été inventée dans les années soixante-dix par l’Américain Howard Levy.
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