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par Emmanuel Chirache le 5 juin 2007
paru en 1973 (Rykodisc)
Le monde se divise en deux espèces de gens : ceux qui aiment Frank Zappa et les autres. Faire partie de la première, c’est un peu comme appartenir à une caste secrète, une race d’élus, un cerclé fermé de personnes qui ont vu la lumière. Et quand un fan de Zappa rencontre un autre fan de Zappa, un lien invisible se crée, une estime réciproque naît instinctivement dans un sourire complice. Il y a ici quelque chose dans le goût de l’anecdote rapportée par Cicéron au sujet des augures, ces prêtres romains qui lisaient les desseins divins dans le vol des oiseaux. En réalité, ces religieux étaient corrompus jusqu’aux os et disposaient de pigeons en cage, qu’ils pouvaient libérer ou non en fonction de ce qu’on leur demandait. Cicéron raconte donc que lorsque deux augures se rencontrent en public, ils évitent soigneusement de croiser leur regard, de peur d’éclater de rire parce qu’ils partagent un secret qui révèle l’ignorance et la naïveté du peuple. Les fans de Zappa eux aussi possèdent un secret du même ordre. Celui d’une musique de génie, que d’autres méprisent pour jeter leur dévolu sur la plèbe musicale. Les pauvres fous.
Comme presque toutes les oeuvres véritablement géniales, la musique de Zappa requiert au préalable un effort pour être ensuite vénérée. On ne rentre pas dans Zappa comme dans du beurre. Le génie ne va pas de soi. Il faut y mettre de l’application, persévérer dans l’écoute, apprivoiser peu à peu les contours d’une musique complexe et sans cesse surprenante. C’est pourquoi découvrir Zappa s’apparente souvent à un parcours, jonché d’étapes au cours desquelles l’auditeur progresse dans son plaisir. Pour ma part, c’est à l’adolescence que j’ai connu Zappa, grâce à mon soixante-huitard de père qui par nostalgie s’était acheté la compilation Strictly Commercial. Comme à chaque nouvelle acquisition de mon paternel, je mis le grappin sur le disque pour me faire une idée. La première écoute fut rude.
Inutile de préciser que je fus totalement dérouté par ce concentré de folie zappaïenne. À la fin du zapping, seule Dancin’ Fool obtint un complet satisfecit, et pour cause : il s’agit de l’un des plus grands succès commerciaux du maître, une chanson qui accroche facilement l’oreille, avec ses paroles délirantes et son refrain entraînant. Je n’avais aucun mérite. Mais à force de fredonner Dancin’ Fool, je me mis à l’adorer pour de bon, ce qui me poussa à écouter de nouveau la compilation. Ainsi, je découvris un, puis deux, puis trois autres morceaux fabuleux, avant de constater que chaque seconde du CD faisait frémir de joie mon cerveau et mes sens. Mieux encore, j’avais l’impression que Zappa avait écrit cette musique spécialement pour moi. Comme si je n’avais attendu qu’elle pendant toutes ces années. Merde, le syndrome du fan.
Une fois sondées les moindres nano-miettes de Strictly Commercial, restait une question inévitable : faut-il se contenter de ce "best of" excellent par définition ou le reste de l’oeuvre est-elle du même acabit ? Coup de chance, mon père possédait quelques vinyles de Zappa datant des années 60 et 70. Parmi eux, mon choix se porta au hasard sur Over-nite Sensation. J’étais déjà dans les cordes, mais l’album fut l’uppercut définitif qui m’envoya sur le tapis. Car il s’agit ni plus ni moins du sommet de l’art zappaïen, qui continuera d’ailleurs de cotoyer les hauteurs stratosphériques avec Apostrophe (1974), One Size Fits All (1975) et Zoot Allures (1976). Au milieu de tous ces bijoux, Over-Nite Sensation (1973) reste le plus brillant, le plus jouissif, le plus sobre, le plus accessible.
Accessible sans pour autant renier les principes essentiels du génie de Zappa : le foisonnement instrumental, l’orchestration millimétrée, le goût pour l’expérimentation, le mélange des genres, l’humour des textes, l’intelligence du tout, servi par des musiciens surdoués comme Ralph Humphrey à la batterie, George Duke aux claviers, Jean-Luc Ponty au violon, Ian Underwood à la flute, à la clarinette et au saxophone, ou encore Ruth Underwood aux percussions. Ces musiciens ont d’ailleurs pour la plupart tourné avec Zappa toute l’année précédant la sortie de l’album, si bien qu’ils sont parfaitement rôdés lorsqu’ils entrent en studio. Ce qui n’empêche pas leur patron d’enregistrer avec eux différentes versions d’une même chanson durant des heures, jusqu’à obtenir la prise parfaite, qui sera de toute façon réarrangée plus tard en concert. Dans un documentaire sur Over-Nite Sensation et Apostrophe sorti récemment dans la collection Classic Albums, George Duke décrit cet état d’esprit collectif unique en son genre : « C’était un véritable engagement, pas du type "salut, je me joins à un groupe et on se reverra la semaine prochaine en tournée" ! Non, c’était un engagement sérieux afin d’atteindre l’excellence. »
Le jeu en valait la chandelle, puisque rien, absolument rien, n’est à jeter dans ces sept titres. Dès Camarillo Brillo, la magie opère grâce à une orchestration à couper le souffle. Ici quelques simples phrases de guitares viennent se glisser entre les paroles, là quelques accords de piano s’immiscent délicatement, avant qu’une session de cuivres ne vienne conclure avec bonheur l’un des tous meilleurs morceaux jamais écrits par Zappa (dois-je rappeler que Zappa écrit sa musique, en compositeur savant qu’il est ?). Plus étrange, I’m The Slime démarre sur un riff imparable, puis se transforme en un monologue parlé qui évoque sur un ton inquiétant la propagande et le lavage de cerveau télévisuels. Cette chanson est aussi l’occasion d’entendre pour la première fois les Ikettes, Tina Turner, Linda Sims et Debbie Wilson, engagées à 25 dollars de l’heure. Choristes de Ike Turner, qui prêta également son studio le Bolic Sound, les jeunes femmes apportent un surplus essentiel à Over-Nite Sensation, une touche soul et féminine qui manquera par la suite aux performances live des chansons.
Autre classique incontournable, Dirty Love s’inscrit dans la glorieuse lignée des morceaux libidineux du Frankie, porté par une ligne de basse lourdement funky, des choeurs sexy et un solo à pédale wah-wah redoutable. À cet égard, notons que le funk - alors à son apogée - a beaucoup influencé Zappa, et ce comme toutes les musiques noires, que ce soit la soul, le jazz, le doo-wop ou le rhythm’n’blues. Nettement moins fameux que Dirty Love, Fifty-Fifty marque l’entrée en scène du chanteur fou Ricky Lancelotti, dont la mythique voix cassée renvoie Patrick Bruel au rang de canard. Avec son organe, Ricky transcende en effet allégrement le morceau, qui fait la part belle aux soli de Duke, Zappa et surtout Jean-Luc Ponty, violoniste de jazz virtuose qui participa quelques années plus tôt au merveilleux Hot Rats. Et comme on ne change pas une équipe qui gagne, Lancelotti continue de gueuler avec les Ikettes sur le démentiel Zomby Woof, qui enchaîne à peu près trente mille mélodies et rythmes différents en six minutes ! D’une façon générale, la surcharge d’informations au sein d’une même chanson est l’un des signes distinctifs de la touche Zappa, l’une des raisons de la richesse inépuisable de son œuvre.
Pour terminer, le disque nous offre sur un plateau deux bombes atomiques, deux chefs-d’œuvre à faire passer n’importe quel tube actuel pour une daube de tâcheron. Je veux bien sûr parler de Dinah-Moe Humm et Montana. Le premier prospère sur la veine lascive de Dirty Love et la pousse encore plus loin dans le graveleux, puisqu’il y est question d’arriver à faire jouir une fille. Zappa ne nous épargne aucun détail salace :
I whipped off her bloomers’n stiffened my thumbAn’ applied rotation on a sugar plumI poked’n stroked till my wrist got numbBut I still didn’t hear no Dinah-Moe Humm [1]
Je vous laisse le plaisir de découvrir de quelle façon perverse (évidemment) le narrateur parviendra à soutirer un orgasme à la demoiselle. Musicalement, la chanson doit son climat spécial au son de guitare de Frank agrémenté d’un superbe phazer, mais aussi au phrasé inimitable de Zappa, dont le timbre de voix colle idéalement au principe du récit chanté/parlé. Les Ikettes mettent bien sûr à contribution leur sex-appeal, tandis que la mélodie devient de plus en plus funky et hot, notamment grâce au synthé de George Duke, qui sonne presque comme du Stevie Wonder. Adorée par les fans, Dinah-Moe Humm s’imposa dans bien des playlists de concert, au grand dam du compositeur qui n’aimait pas se répéter et décida d’accélérer le tempo sur scène, histoire de se débarasser plus vite de cette corvée inévitable. Du coup, cette version studio scintille comme une étoile filante dans le ciel de l’œuvre de Zappa. Géniale, elle n’aura plus jamais d’équivalent aussi réussi en concert.
Le second point d’orgue du disque, c’est donc Montana. Une grâce divine imbibe cette chanson, qui parle en toute simplicité d’un type qui veut monter un cheval nain haut de quelques centimètres pour partir vers le Montana, armé d’une pince à épiler. Construite autour d’un tempo cool et relaxant, la chanson comporte un fantastique break au xylophone (s’il vous plaît) et un solo de guitare percutant. Il faut ici mentionner que le solo de guitare est un passage obligé dans la majeure partie des titres composés par Zappa, qui en a écrit des milliers et joué des millions, souvent improvisés, toujours exécutés avec maestria par ses longs doigts fins. Et puis il y a ce final, ces chœurs qui répètent comme une langueur "Moving to Montana soon", tandis que leur répondent en écho les cris de cow-boys de Kin Vassy. Magistral.
Après une première période fertile en chefs-d’œuvre sous l’ère des Mothers Of Invention, Zappa ouvre avec Over-Nite Sensation un nouveau cycle vertueux qui s’achèvera doucement à la fin des années 70, Sheik Yerbouti faisant office de chant du cygne. Dans la décennie suivante, Zappa s’ennuiera, abusera des synthés, s’empêtrera dans la musique contemporaine avec son copain Pierre Boulez, se posera en défenseur de la liberté d’expression, se présentera comme candidat aux présidentielles américaines et éreintera Reagan dans ses textes, avant que son cancer ne le pousse à une retraite forcée dans son studio, d’où il remasterisera son immense oeuvre. Mais s’il y a du mauvais dans Zappa, il y a surtout du génie à revendre, plus d’intelligence et d’invention dans une seule de ses chansons que dans toute la musique des années 2000. À lui tout seul, l’homme a réinventé le rock et décloisonné les musiques populaires, pour ensuite leur faire assimiler certaines caractéristiques de la musique savante. Peu d’artistes peuvent en dire autant. Aucun, en fait.
[1] Traduction approximative : "Je lui ai arraché sa culotte et j’ai raidi mon pouce, une rotation appliquée sur son bonbon [allusion à ce que vous savez]. J’ai tâté et caressé jusqu’à ce que mon poignet s’engourdisse, mais je n’ai toujours pas entendu le humm de Dinah-Moe"
Vos commentaires
# Le 26 décembre 2012 à 01:07, par youber En réponse à : Over-Nite Sensation
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