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par Béatrice le 20 mars 2007
Regina Spektor a un petit côté diva et, comme toute diva qui se respecte, elle cultive avec brio l’art de se faire attendre et désirée, et le porte même à un degré d’achèvement qui serait peut-être - seulement peut-être, un tantinet excessif, et qui pourrait laisser penser que dans ce domaine en tout cas, son "œuvre" a parfois tendance à lui échapper. Le concert dont il va être question ici aurait dû avoir lieu le 24 juin dernier, c’est dire ; un coup de fil à la salle et une annulation en bonne et due forme plus tard, et le voici finalement reporté au 3 décembre, qui ne verra dans les fait pas plus la couleur des boucles de la chanteuse. De là à dire qu’on commençait à sérieusement désespérer, et qu’on n’osait guère y croire en apprenant un troisième report du concert pour le dernier jour de février...
Mais une diva a aussi ses caprices, et celle-ci a décidé que son caprice serait de faire mentir l’adage qui veut que deux n’aillent jamais sans trois, adage somme toute assez idiot, quand on y pense. Alors, cette fois, elle est venue, et bienvenue. Le public ne saura jamais s’il a gagné au change ou pas, en tout cas, de son côté, elle y a bien gagné, remplissant à ras bord un Trabendo deux fois plus grand que le Café de la Danse où elle aurait joué si ses tribulations ne l’avaient pas menée d’annulation en annulation. C’est ça, aussi, l’art de se faire attendre.
Résultat, aux alentours de 20h une longue file s’étire et se déploie entre l’architecture déstructurée du Trabendo qui en rougirait de bonheur s’il n’était déjà tout peinturluré de rouge, et le grand parking plongé dans l’obscurité de ce début de nuit qui lui fait face. Ce python humain finit par fuir l’obscurité du dehors et se laisser avaler par la porte affamée de la salle, pour aller s’agglutiner devant la scène, ou devant le bar, ou dans un recoin d’où on voit un peu moins mal que d’ailleurs. Puis attend. La miss sait que son public aime attendre, mais pas trop, et lui a concocté une affiche en trois parties dont les deux premières devraient normalement faire passer le temps et permettre au retardataires de se fondre discrètement dans la masse sans trop y perdre.
Première partie, donc. Les lumières s’éteignent, les clameurs s’élèvent, et un olibrius avec un accordéon et un masque-qui-fait-peur s’avance sur la scène. D’une voix de stentor enroué, il entonne un chant de pirate échoué dans un bouge qui s’y serait vu offrir un remontant par le fantôme de Tom Waits avant de monter sur une table pour narrer son odyssée bringuebalante. Et de la même façon que le vieux loup de mer qui a écopé les sept mers sait mieux que personne captiver les badauds agglutinées entre les tables d’une auberge, l’accordéoniste qui tape des pieds et se cache derrière son masque conquiert le public de Regina en à peine un morceau. Le morceau terminé, Jason Webley arrache son masque, dévoilant un visage beaucoup plus avenant (heureusement pour lui) qui, de loin, rappelle celui de Johnny "Sparrow" Depp (nous restons bien chez les pirates), puis décide de s’amuser un peu avec ce public qui lui est dorénavant tout offert. Il n’était pas prévu sur l’affiche originelle et s’est débrouillé on ne sait trop comment pour s’incruster dans le spectacle, alors forcément, il n’a pas des masses de temps - du coup, il profite de chaque seconde qui lui a été octroyée, transpire toute l’énergie qu’il a et exhorte le public à reprendre en choeur des refrains qu’il n’avait jamais entendu ou bien à enchaîner les révolutions individuelles jusqu’à avoir suffisamment le tournis pour jouer les ivrognes. Le public de s’exécuter, le sourire aux lèvres, et les "Yaaaadaaaadi, Yaaaadaaaadaaa" et autres "Oh !Oh !Oh !" de retentir entre deux salves d’applaudissements. Si cette fois encore Regina se pique d’une annulation de dernière minute, la soirée n’en aura pas été perdue pour autant, et si elle daigne venir, elle aura à sa disposition une salle ravie et réveillée, comblée par la perspective d’un enchaînement de cette première partie de haute volée et des envolées vocales de la royale Spektor. Sauf qu’on ne le sait pas encore, mais cet enchaînement d’aura pas lieu.
Deuxième partie : maintenant que tout le monde est réveillé, il va falloir le rendormir, qu’il se calme un peu. Cette tache délicate sera effectutée avec brio par Only Son, la première partie "officielle" de Regina, qui l’accompagne sur toute la tournée et que personne ici n’attendait vraiment - d’ailleurs, il a fallu que le grand bouclé commence à gratouiller dans le noir pour que les gens réalisent qu’ils s’agissait ici d’une seconde performance et non pas de réglages de roadie. Only Son est un folkeux new-yorkais,ou plutôt un anti-folkeux, dans toute son anti-superbe, c’est-à-dire qu’il a l’air d’écrire des chansons comme ça, pour s’occuper et pour occuper ses copains, mais, dans le fonds, de s’en foutre, et de pas y passer plus de dix minutes dans les bons jours. Alors, c’est sûrement très sympathique en fin de soirée, dans son salon, quand on a suffisamment bu pour s’en foutre autant que lui. Mais là, après la performance à la dynamite de Jason Webley, entendre un grand dadais ânonner des paroles fades en plaquant trois accords sur sa gratte et en se battant avec son iPod pour qu’il accepte de jouer l’accompagnement (oui, très anti, ça, le concept de l’iPod-qui-remplace-le-groupe-et-plante-parce-que-sinon-c’est-pas-drôle), ben c’est juste chiant, donc, comme on est fatigué (rappelons que Jason Webley nous a fait jouer les toupies, ce qui donne un peu le tournis, et est assez efficace pour envoyer des morceaux d’esprit planer dans la stratosphère, se cogner au plafond du Trabendo, qui est solide, puis retomber lourdement dans les paupières qui du coup ne demande qu’à se fermer), on s’endort. Only Son aura au moins réussi à montrer que la musique, ça marche comme les particules élémentaires : quand une infime parcelle de folk rencontre une infime parcelle d’anti-folk, les deux se désintègrent, et il ne reste que du vide.
Troisième partie : cette fois, c’est bien une jeune fille qui s’avance sur scène, jupe dorée, boucles folles et grands yeux clairs pétillants d’éclats de sourire. Elle s’empare du micro et se lance a capella dans Ain’t No Cover, ouverture traditionnelle de ses concert, tapotant le micro pour se donner le rythme, et va ensuite s’installer devant son piano. Elle prévient, d’emblée, qu’ici c’est elle qui décide, et que même si elle est polie, souriante et adorable, elle ne se laissera pas marcher sur les pieds. Les photos, c’est pas tout de suite, s’il vous plaît, on va attendre que tout le groupe soit sur scène pour ça. Pour l’instant, laisser la tranquille avec son piano sous la lumière des projecteurs, à l’abri de la grêle des flashs crépitant ; de toute façon, ce qu’elle va jouer s’écoute calmement et se savoure silencieusement, et marque suffisamment pour rendre les photos inutiles - on s’en souviendra, parce que ça musique est douce, drôle, mélancolique, tendre et piquante, gentiment ironique et gracieusement décalée, et qu’elle serre le coeur sans crier gare. Sa voix est magnifique, bien plus quand elle ondule librement dans l’air que quand elle est figée entre les sillons d’un disque, et les divagations maîtrisées de ses doigts sur le piano remplissent l’espace d’air molletonné. Et elle d’enchaîner les titres criant de solitude et de morosité avec les morceaux mordants et pétillants, de passer d’une description tressautante d’une statue de Baby Jesus à des digressions douces-amères sur les Flowers qui fanent, ou de chanter les mérite de l’Human Of The Year avant de malmener son piano à coup de baguettes de batterie pour battre le rythme de Poor Little Rich Boy.
La jeune femme remet gentiment à leur place quelques photographes rebelles et impatients qui lui obéissent sans piper mot et s’empressent de ranger leur boîte à image, puis se lève et passe à la guitare, professant que "maintenant je suis plus grande, mais pas beaucoup". Deux chansons plus tard, son groupe rapplique, les flashes peuvent enfin jouer les feux follets et batifoler dans la salle en essayant de capturer un sourire de la demoiselle, qui de son côté continue à se laisser aller à son exubérance modeste et lâcher librement ses chansons à la fois déstructurées et terriblement familières, extravagantes mais incroyablement confortables. Elle est toute contente, ou alors fait bien semblant, et le public tout pareil, tente quelques phrases en français, fait danser sa voix en d’innombrables pirouettes et impose à son piano des acrobaties ambitieuses en ne le laissant que rarement se reposer sur le solide filet que tisse son groupe (qui, Dieu soit loué, n’est pas un iPod capricieux). Elle s’éclipse, tout sourire, puis revient, toujours tout sourire, et gratifie son public lui aussi tout sourire d’un rappel en cinq titres, trois s’envolant majestueusement de son piano, les deux derniers la voyant abandonner tout instrument autre que son micro et se reposer sur le soutien de son groupe en entonnant des paroles fantaisistes. Elle terminera sur Hotel Song, apparemment comblée, avant de partir rejoindre une chambre d’hôtel parisienne, parce qu’il faut bien finir par s’en aller... et espérer que son prochain passage nécessitera moins de tergiversations, quand bien même un tel concert se mérite.
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