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mercredi 15 avril 2015
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par Yuri-G le 26 août 2008
La première fois que je vois Sonic Youth. Cela se passe à Leucate, un festival sur la plage. Le billet est acheté un peu au dernier moment. Je ne nourris pas d’attentes démesurées, et même je n’y pense pas plus que ça. Il y a le ballet des préparatifs, du train et maintenant des nationales, de l’autoradio qui joue Blur et les Fiery Furnaces, de la chaleur et du soleil qui terrassent nos corps, enfoncés dans des sièges trempés. C’est suffisant pour occuper l’esprit. Tout juste si on se demande : feront-ils ce morceau ? Celui-là ? Tout juste si on pense à Kim Gordon, aperçue dans le film Boarding Gate la veille au soir, alors qu’elle traverse l’écran pour balancer trois répliques autoritaires en chinois.
La lumière décline déjà. On arrive sur le lieu dit. La grande scène est enfoncée dans le sable. Il y a deux portions de gradins, la mer juste derrière et Mademoiselle K qui gémit quelques "On est libre, on a toujours le choix" et hurle "Fini les conneries" (approximativement). Hmmm, pense-t-on. Allons chercher de quoi nous sustenter. Ce sera donc saucisse et frites. Une heure d’attente. Le temps que dEUS s’installe, lance son set, en joue deux tiers. Je n’avais pour ainsi dire jamais écouté dEUS. Au milieu de cette file pleine de désarroi, où l’on peut deviner sur les visages une horrible angoisse - "aurai-je fini de me sustenter avant que Sonic Youth commence ?" - au milieu de ce troupeau en perdition, une boule de son me fait regretter de ne pas être face à la scène. Un instrumental qui gagne en furie, inonde l’air d’une énergie et d’une beauté assez frappantes. Ce moment pourrait figer tout le monde sur place. Pourquoi suis-je là à attendre une misérable saucisse ? Alors que ces petites minutes de lyrisme et de bruit me tétanisent ? Là, c’est fini. Après recherche, il s’agissait de la dernière partie de Instant Street. Mais sur album l’éclat a disparu. Maudite saucisse ! Pour le reste, dEUS mise pas mal sur un son musclé. Avec aussi des ballades, plates à mon goût, des choses entraînantes un peu trop calibrées. Nos frites englouties, on se dirige vers eux pour assister au final. Le chanteur annonce le dernier titre - Roses. L’instant est recueilli ; voix égratignée, guitare profonde. Le ton monte. Oh, ce crescendo, impitoyable et sentimental. Il nous laisse secoués. J’ai comme envie d’écouter les albums, pour voir. dEUS se retire. "Have fun with Sonic Youth, mouahrci !"
La nuit est tout à fait tombée. Avec elle, les dernières allées et venues de bière et d’agitation, et on est assis dans le sable pendant que défilent Captain Beefheart, Suicide, Johnny Cash et The Seeds. Enfin, on s’approche du devant de la scène, miraculeusement peu encombré. C’est terrible. On se jette des regards fous. Sonic Youth fait son entrée l’air de rien. Il y a un bassiste en extra, celui de Pavement. Thurston Moore, éternelle allure d’ado branleur avec t-shirt et jean, basique. Kim Gordon, légère robe claire, classe. Lee Ranaldo, Steve Shelley, ils ont 50 ans et plus aujourd’hui. Ouais, et les voilà cambrés qui nous jettent illico quelques brûlures de guitares à blanc, mon Dieu. Une poignée de secondes pour faire surgir le début de 100%. Parfait, n’en demande pas plus. Ce qui ressemble salement à un petit hymne pour les kids alternatifs des 90s, rythme et voix indolents, basse plombée, me colle un grand sourire aux lèvres. D’autant plus quand Moore et Ranaldo s’emparent de baguettes pour racler leurs guitares et leur arracher avec jubilation des projections métalliques. Le son est parfait, merde, d’une grande force mais sans écraser. C’est un bonheur d’entendre et ressentir ces guitares corrosives, où la fluidité, la violence et la mélodie se mêlent pour donner naissance à des sonorités tellement expressives, ces guitares qui ne perdent rien de leur éclat, ce soir avec la puissance de feu du live. Je sens tout avec The Sprawl, un des titres phare de Daydream Nation. Tout est placé, adéquat comme dans un rêve, tout peut dérailler d’un instant à l’autre. Nappes des guitares, cosmiques, hypnose de Kim Gordon "Come on down to the store, you can buy some more, and more, and..." et encore frappe de Steve Shelley, qui m’impressionnera toute la soirée par sa simplicité, sa maîtrise et son impact incroyable, Shelley derrière ses fûts, enjoué comme un gosse, n’économisant aucune énergie.
Un tiers de la setlist va être consacré à Daydream Nation. À tous les coups ces versions me laissent étourdi, car je sens dans ces guitares et leur flux constant une beauté, une crudité qui me dépassent, car ces morceaux ont une histoire, pour moi, pour le groupe et pour les autres. Ils sont exécutés avec une telle honnêteté, un tel contrôle, un tel abandon que je suis aspiré vers la scène, sans m’en rendre vraiment compte, juste comme ça. Sonic Youth joue d’une manière naturelle. Sans en faire trop, sans posture en fait. Et ce qui est probablement pour eux un soir d’un niveau égal à un autre, devient pour moi incroyable. Le moment de grâce de Schizophrenia (quoi, les larmes aux yeux ?). Soulevé de terre par Hey Joni, le morceau de bravoure de Lee Ranaldo, et Lee ne se prive pas de prendre le pouvoir. Ou encore les deux chapitres de Trilogy, violente excursion mentale, exposée au grand jour par des riffs qui sentent la pourriture et la folie. Et d’autres. Thurston s’appliquera plusieurs secondes à plaquer ses cheveux en arrière, bien en arrière, mais ceux-ci se ramèneront instantanément dans son champ de vision, presque avec un "plop". Kim Gordon, délestée de sa basse, ondulera les bras vers nous, tournera sur elle-même en petits bonds lors des inflammations de Jams Run Free. Nous, trop heureux.
Ils quittent la scène ; okay, calmons-nous. Un rappel en beauté, pour clouer la soirée. Ils reviennent déjà et mon pote hurle "Brother Jaaames" et sans rire, c’est ce qu’on aura dans quelques minutes. Mais l’heure est à Teen Age Riot. Je bondis sur les premières notes. Il me fallait ce titre. Une vague m’enveloppe, comme si quelque chose se bouclait à cet instant. Un achèvement, un bond dans les années, alors qu’un ami me faisait découvrir ce titre dans sa chambre. Les découvertes décisives, Teen Age Riot en fait partie et plus tard dans la soirée, lorsque le concert sera passé et que nous nous avancerons sur la plage plus loin, seuls avec une bouteille de vin, la nuit, l’extase, je repenserai à cet instant, dans cette chambre, et à ce déclic qui s’offrait à moi en cette période, ces nouveaux horizons avec Joy Division, My Bloody Valentine et Sonic Youth. Mais tout de suite, c’est ce moment avec Teen Age Riot face à moi, son emprise que je prends en pleine gueule, son explosion de vécu et sa férocité heureuse qui m’emportent. "Spirit desire, spirit desire..." c’est bien ça. Teen Age Riot s’écoule, touche à sa fin. Non, Sonic Youth décide d’abattre larsens et feedback. Des distorsions portées par des saccades de lumière aveuglante, les ombres des guitares brandies en l’air, frottées sur les amplis. Ça rugit en tout sens. L’électricité est à son paroxysme, pourtant elle reste bienveillante. Finalement, le silence retombe pour cinq secondes. Puis Brother James, nouveau déluge auquel j’ai du mal à croire. Kim Gordon est peut-être crispée sur son micro, peut-être qu’elle rugit, je ne sais plus. Ensuite, il s’est passé quoi ? La plage donc, à l’écart. Le vin a un goût âcre sur le sable. Je suis formidablement apaisé. Dans la pénombre, j’entends plus que je ne distingue l’étendue d’eau. Les remous glacés, le vent et l’odeur forte des embruns. On parle sous le coup de l’extase, totalement. Je repense à cette chambre où j’ai entendu Teen Age Riot pour la première fois. Je souhaite que la nuit ne finisse jamais.
Le lendemain, Michel Drucker était à Leucate pour une séance de dédicaces. Tout avait une fin.
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