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par Sylvain Golvet le 15 juin 2010
Paru en 1988 (Enigma pour les USA / Black Fist en Europe). Réédité en 1993 (Geffen).
Daydream Nation est la pierre angulaire du rock indé américain. Véritable disque de transition pour Sonic Youth, c’est une sorte de testament des années quatre-vingts, de la première période du groupe et un point d’appui pour la carrière au succès grandissant qui suivra. Comme un pied dans l’underground et un autre dans le rock alternatif. Et plus que tout ce disque rendra le groupe et la scène underground respectable, dépassant le statut de trublions bruitistes.
Sister était une première approche dans des sphères plus pop, mais souffrait d’une production encore un peu cheap. Ici, le groupe s’éloigne d’ailleurs quelque peu de l’orthodoxie hardcore qui leur tenait jusque là à cœur. Le disque dure soixante-dix minutes, c’est un double LP, chose contradictoire avec un mouvement qui prône l’ascétisme et la violence sèche et brève. En tant que groupe new-yorkais, ils ont aussi jusqu’alors une image liée à la scène no-wave : bruitisme, détachement ironique, performances artistiques passant avant la musique. Et ce n’est pas totalement faux. Lee Ranaldo et Thurston Moore ont joué avec Glenn Branca pour ses symphonies à guitares et le groupe à souvent fricoté avec Lydia Lunch. Pourtant, le groupe se situe vraiment à la limite des deux mouvements, voire au-delà. Un goût du bruit blanc, de la trituration jusqu’à plus soif de leur pauvres instruments ajoutés à une sorte d’humour acide et détaché, souvent perçu comme de l’arrogance ou même de l’indifférence, était allié à une énergie purement punk dans la rythmique et dans la volonté de faire sonner cela comme un groupe de rock plutôt qu’une performance d’art conceptuel. Et par-dessus une touche de pop laissant parler la mélodie, avec des constructions plus complexes mais plus cadrées qu’auparavant.
Plus que tout, le groupe était à l’époque très impressionné par Dinosaur (futur Dinosaur Jr., mené par J Mascis), notamment par cette capacité à se baser sur des compositions classiques (entendez-là par avant le punk) tout en proposant un son nouveau, plus violent. « Car le fait que Mascis écrive des chansons à la Neil Young, mais très hardcore, très jeunesse américaine, était totalement nouveau, En fait, faire des choses inspirées d’avant les Sex Pistols était un peu dangereux. Et soudain c’est devenu la meilleure chose à faire. » déclarera Moore. Et c’est comme cela que Daydream Nation participera lui aussi à la montée en puissance commerciale du mouvement alternatif, en le faisant paraître plus sérieux aux yeux des médias et des vendeurs de disques. Et comme pour rendre hommage à Mascis, le morceau d’ouverture Teenage Riot, auparavant nommé Rock’n’Roll For President, est une projection sur un gouvernement américain alternatif qui serait présidé par celui-ci.
Sonic Youth en 1988, c’est Thurston Moore et Lee Ranaldo à la guitare, Kim Gordon à la basse et Steve Shelley à la batterie. Et chacun apporte son truc, transcendant les autres. La batterie de Steve Shelley donne une assise rythmique unique et permet à l’album de suivre une espèce de course effrénée. Après un début calme, tout en murmures et arpèges légers, le tout s’emballe à l’arrivée du riff et la batterie s’élance pour ne (presque) plus pouvoir se calmer. Et c’est là la clé de la qualité de l’album et du groupe. Il passe enfin à la vitesse supérieure de l’efficacité grâce à leur jeune recrue (Shelley, plus jeune que les autres les a rejoint deux ans avant pour l’enregistrement d’Evol) qui sonne enfin comme il aurait toujours dû. Et permet à Thurston et Lee de partir dans les zones complexes de leurs accords étranges sans que le groupe ne perde au passage l’énergie rock des morceaux. Néanmoins on assiste à quelques moments d’accalmie, et la descente rythmique et l’étirement d’arpèges entremêlés permettent à The Sprawl de fournir l’un des moments de grâce de l’album.
Kim Gordon est en grande forme également. Elle hurle comme jamais sur ’Cross The Breeze et raille les travers du show-biz dans un Kissability furieux grâce à son solo tranchant. Son jeu de basse reste rudimentaire mais précis et colorant efficacement le ton général, permettant aux guitaristes de s’envoler dans leurs lointaines contrées.
Et oui, les guitares ! C’est ici le nerf de la guerre et en 1988 c’est loin d’être une évidence. Le rap commence à gagner en crédibilité et le public semble s’être tourné vers des sonorités plus synthétiques, donnant à Madonna ou Michael Jackson leur statut d’icônes pop. Pourtant, le groupe se plonge corps et âme dans le déluge de cordes. Le groupe continue ici sur sa lancée d’expérimentation sonore, en poussant plus loin leur méthode alternative d’accordage. Les deux guitaristes se retrouvaient souvent avec un entassement unique d’instruments, avec pour chacun un système de cordes différents. Utilisant un certain nombre de guitares bon marché, certaines n’avait que des cordes de do, d’autres marchaient avec un système de double corde, la, la, mi, mi, la, la, faisant sonner de manière étrange des accords basiques. Ainsi, compensant une technique pas toujours élaboré (de l’aveu même de Thurston) Sonic Youth se forge un son décalé, à la limite de la justesse, avec ce son tranchant et vrillant qui fera école.
Paradoxalement, le disque est produit par Nick Sansano, jeune ingé-son ayant travaillé plutôt pour des artistes hip hop : Public Enemy ou Run DMC. Ce qui a dû donner plus de liberté au groupe, leur permettant de proposer ses propres expérimentations sans les a priori d’un producteur rôdé. Ainsi, Nick passera de nombreuses nuits à bricoler avec Lee Ranaldo les bandes enregistrées dans la journée.
Ce dernier chante sur trois titres, soit une de ses plus importantes contributions vocales et on l’en remercie tant sa voix particulière fonctionne à merveille. De fait, il est le vrai chanteur du groupe et sa voix est la plus mélodieuse, là où Thurston et Kim ne s’embêtent pas sur la justesse. Et son timbre grave et profond peut aussi le transformer en déclamateur (Eric’s Trip).
Écrit pendant la campagne présidentielle de 1988-1989, qui mettra fin au mandat de l’acteur-président Reagan, le disque sonne le glas de cette période de faste assumé et de règne des yuppies de Wall Street. Ayant toujours été à la fois fascinés et critiques sur l’histoire américaine et ses mythes, Sonic Youth et Lee en particulier sur Hey Joni (sorte de mélange entre Hey Joe et Joni Mitchell) prône la nécessité de profiter du présent, de ne pas se laisser envahir par un passé mythique et par un futur déprimant.
Hey Joni, put it all behind youHey Joni, now I’ve put it all behind me tooForget the futureThese times are such a messTune out the past, and just say yesIt’s 1963It’s 1964It’s 1957It’s 1962Put it all behind youNow it’s all behind you
Et que dire du titre Daydream Nation, parfait résumé objectif et critique du pays du « rêve éveillé ». Plus encore avec la pochette, à la fois simple et austère, ils semblent annoncer la morosité des années à suivre succédant au faste clinquant des eighties. Celle-ci a d’ailleurs contribué à la prise au sérieux de cet album, allant au delà des collages rudimentaires jadis utilisés par le groupe et faisant ressembler leurs pochettes à de vulgaires tracts punks réalisés à la va-vite.
Le disque se termine sur Trilogy, un triptyque ironique rendant hommage à celui d’Horses tout en singeant les délires des groupes progressifs seventies. Ils vont même jusqu’à orner le disque de logos représentant chaque membre du groupe à la manière de Led Zeppelin. Steve Shelley y est représenté en chérubin ailé armé de baguettes, comme pour railler son jeune âge. Trilogy est en fait l’enchaînement de trois morceau, dont The Wonder où Thurston Moore chante (déclame ?) son texte comme un possédé.
Avec Daydream Nation, rarement un groupe d’art-rock n’avait sonné aussi puissant et mélodique, sans laisser l’expérimentation de côté et inversement. Ouvrant la brèche du succès (même si celui de cet album a été assez relatif en terme de ventes) à de nombreux groupes dans leur sillage, tels Nirvana, Sonic Youth passe ainsi à la postérité et s’envolera vers des sphères plus grunge en signant avec Geffen, mais gardera toujours cette volonté farouche de ne pas faire comme les autres.
Calme et tendu, beau et grinçant, bruitiste et mélodique, ironique et colérique : Ce Daydream Nation est de ses disques qu’il faut courir acheter !
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