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mercredi 15 avril 2015
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par Emmanuel Chirache le 31 août 2010
Paru en août 2010 (Merge/Universal)
Alors ça y est, Arcade Fire vient de sortir son nouvel album, déclenchant par la même occasion des milliers de commentaires et critiques qui noircissent des milliers de pages, avec pour enjeu de savoir si, oui ou non, il s’agit d’un grand disque. Certains l’appellent un retour aux sources, d’autres considèrent que Win Butler et sa troupe ont perdu un peu de leur verve, d’autres encore l’ont surnommé le OK Computer d’Arcade Fire mais en mieux, rien que ça. Déjà, les internautes s’entredéchirent pour connaître leurs chansons préférées, les dispensables, celles de mauvais goûts, celles qui resteront. Globalement, The Suburbs est apprécié (il faudrait de toute façon être fou pour remettre en question le talent du groupe) puisqu’il récolte la meilleure "métacritique" du mois sur le site du même nom, et de loin [1]. Beaucoup d’observateurs vous diront pourtant que le groupe les a déçu en sortant The Suburbs. Faut-il les croire ?
Non, bien sûr. Certes, le disque n’éblouit pas dans l’instant celui qui l’écoute. Entendues en live au Casino de Paris en juillet dernier, les chansons de ce troisième opus préviennent d’entrée qu’il faudra les apprivoiser. Certaines passent bien l’épreuve du live, telles que Month Of May ou Modern Man et font espérer le meilleur, d’autres peinent à convaincre et font alors redouter le pire (The Suburbs notamment). Or, sur l’album, toutes les imperfections de l’interprétation en public, liées surtout à la découverte d’une partie des morceaux, sont gommées. Il faut donc un peu de patience afin d’apprécier l’ensemble à sa juste valeur. Je confesse en outre volontiers n’avoir pas du tout aimé Funeral d’emblée. Croyant avoir affaire à une énième promesse du rock indépendant, prétentieuse et sans originalité, j’avais parcouru les chansons d’une oreille distraite. Ce n’est qu’en apercevant la vidéo démentielle de Neighboorhood #2 (Laïka) à San Francisco en 2005 (la meilleure version de la chanson que j’ai pu entendre) que j’étais resté muet sous le choc de la découverte.
Revenons à nos moutons canadiens. N’auraient-ils réalisé que Funeral, les Arcade Fire auraient tout de même marqué durablement la musique de ces dernières années. Mais après un Neon Bible fabuleux, il est désormais acquis que chaque nouvelle création du groupe s’inscrit finalement dans une œuvre immense, qui doit se prendre comme un tout. A cet égard, The Suburbs appartient à cette œuvre, elle s’y réfère, y prend sa source et y ajoute un nouveau corpus. Connaissant ce qui précède, c’est par conséquent un plaisir indicible que d’entendre les nouvelles compositions d’un groupe unique en son genre, compositions qui viennent compléter les anciennes et anticiper sans doute les prochaines. Une fois n’est pas coutume, The Suburbs s’ouvre sur une chanson éponyme plutôt guillerette, clairement casse-bonbons en live, un chouïa plus intéressante ici. En réalité, le disque commence avec le bien nommé Ready To Start, qui fonctionne comme du Arcade Fire tout craché : lignes de guitare sautillantes et régulières, refrain enlevé, mélodies imparables.
Doucement mais sûrement, les chansons nous portent vers des sommets au fil des minutes. Déjà, voici que Modern Man vient balayer tous nos doutes, si doutes il y avait, par une mélodie aussi géniale que simple. Un petit air lumineux comme le meilleur Pearl Jam en a tant produit, un air entêtant qui nous dit combien certains artistes possèdent un don pour les trouver. Pour couronner le tout, la voix de Win Butler resplendit et donne à Modern Man le petit plus qui fait d’elle un classique absolue. Parmi les réussites évidentes, on compte aussi Suburban War, ballade aux arpèges tout bonnement somptueux, entre nostalgie rêveuse et romantisme absolu. Par le souffle de ses arrangements, par les intonations mélancoliques de ses mélodies, par la beauté simple de ses idées, Arcade Fire semble avoir trouvé le point G musical de chaque être humain. Peu importe le genre du morceau, d’ailleurs, si l’on en croit Month of May, hommage très réussi aux Queens of the Stone Age.
La véritable innovation de The Suburbs par rapport à ses prédécesseurs, ce sont les synthés, dont la présence n’a échappé à personne. Oui, Arcade Fire a décidé de faire péter les claviers à l’ancienne sur Half Light II (No Celebration) et les plus kitsch sur Sprawl II (Mountains Beyond Mountains). Ces derniers ont probablement fait dresser les cheveux de plus d’un fan sur sa tête. Ce serait cependant injuste de rejeter la chanson pour ce seul motif, ou encore sous prétexte que Régine Chassagne y chante comme Deborah Harry de Blondie. Dans les mêmes circonstances, beaucoup de groupes seraient en effet tombés dans le mauvais goût. Mais pas Arcade Fire. Car le songwriting de la bande absorbe tout pour le passer à la moulinette de son génie, capable de rendre le triangle sexy (Intervention) ou l’accordéon éminemment rock (No Cars Go). Comment ça se fait ? c’est très simple.
L’un des intérêts majeurs de The Suburbs, c’est que contrairement à Neon Bible, il pousse plus loin les principes de Funeral, lesquels montraient déjà que la force d’Arcade Fire tenait beaucoup, outre à ses qualités mélodiques, à sa façon d’arranger le rythme des chansons. Sur l’album, le rythme occupait donc une place prépondérante, d’autant plus qu’il était souvent joué par tous les instruments, basse, batterie, guitares, violons, accordéon. Au lieu de jouer une succession de notes différentes qui va se répéter, ce qui est généralement l’idée d’une mélodie ou encore d’un riff, Arcade Fire joue la plupart du temps la répétition d’une même note, suivie de la répétition d’une autre note, etc. La base de la chanson devient la pulsation, la scansion des notes qui confère à la musique cet aspect sautillant qu’on retrouve sur Rebellion (Lies) ou dans la majorité des morceaux du dernier album. Le groupe n’est pas le seul dans ce cas, évidemment, mais il tend à systématiser le principe et ajoute un grand nombre d’instruments dans la danse, d’où la possibilité de jouer sur ces répétitions dans le temps, en les superposant ou en les faisant se répondre à contretemps. Dès Neighboorhood #2 (Laïka), on voit que le refrain fonctionne ainsi, laissant à l’accordéon et au chant seuls la mélodie, tandis qu’un véritable orchestre impulse le rythme.
Ainsi, Ready To Start reprend immédiatement ce principe à la Rebellion (Lies), qui voit les instruments scander une répétition de notes, alors que c’est au chant de Win qu’est dévolue la partie mélodique. Les musiciens offrent ainsi à leur leader une assise rythmique redoutable, qui fait davantage ressortir la mélodie, empêchant l’auditeur de considérer Arcade Fire comme un simple groupe de bourrins. L’autre idée lumineuse du songwriting du groupe, c’est qu’au milieu de ce mur du son, il y a presque toujours un instrument perché dans les aigus qui vient entrer en vibration avec le reste de la musique. C’est le rôle dédié aux violons sur le superbe Rococo (que j’ai détesté à la première écoute) et sur le décapant Empty Room (où le violon joue la pulsation d’une note aiguë). Ailleurs, ce sont les synthétiseurs (voir le magnifique Half Light II (No Celebration)), une guitare (Suburban War, encore qu’il s’agit peut-être d’un synthé, l’instrument d’arrière-plan étant difficile à identifier), un piano (Deep Blue et We Used To Wait, où l’accord fait penser à celui de Rebellion).
Généralement, le rythme des chansons d’Arcade Fire est un binaire tout ce qu’il y a de plus basique en 4/4. Il existe toutefois des exceptions, à l’image de Modern Man, troublant ternaire en 9/4 qui rend le morceau plus complexe à appréhender mais néanmoins parfait. Le temps de la mesure paraît également étrange sur City With No Children et son riff un brin stonien, ou encore avec Suburban War, rare exception au principe de la pulsation puisque la guitare joue des arpèges pendant les couplets (le refrain scande à nouveau), et son 5/4. Signature rythmique puissante, donc, chez Arcade Fire, sans pour autant perdre de vue l’acuité de la mélodie. Il faut ici rendre hommage aux voix de Win Butler et Régis Chassagne, qui prennent seules en charge cette fonction sur leurs frêles cavités épiglottiques pendant la quasi totalité de The Suburbs. Mais quelle réussite ! Il suffit de contempler la sérénité distante avec laquelle Win chante "If I was scared, I would / And if I was bored, you know I would/ And if I was yours, but I’m not" (Ready To Start), ou bien "Oooo, we used to wait / Sometimes it never came" (We Used To Wait) pour comprendre à quel point la voix humaine peut parfois devenir le meilleur instrument de musique.
Supérieur à Neon Bible, le disque fournit une profusion de titres incontournables que l’auditeur aimera un peu plus chaque jour. On a déjà parlé des futurs classiques Modern Man, Suburban War, Month Of May et Ready To Start, citons de nouveau l’envoûtant Empty Room, le magistral Half Light II (No Celebration), le délicieux Deep Blue (que j’avais jugé fade au premier abord !), le fascinant We Used To Wait, que je ne me lasserai jamais d’écouter religieusement. Le lyrisme d’Arcade Fire y atteint des sommets proprement vertigineux de pureté, comme en écho aux paroles de Win déclamant "Hope that something pure can last". Cette soif d’absolu, le groupe la partage avec nous d’une manière si singulière et si belle qu’on n’en voit pas d’équivalent aujourd’hui.
[1] 86% de métascore sur la page d’accueil du site : http://www.metacritic.com/
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