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mercredi 15 avril 2015
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par Oh ! Deborah le 8 août 2006
paru le 8 mai 1979 (Fiction Records)
Il est toujours difficile d’écrire sur un classique. Ou plutôt, il est très dur d’exprimer la pensée qu’on a de la plus belle représentation du désenchantement adolescent, du combat intérieur perdu, même s’il en reste encore quelques élans de fougue. Une fougue maladroite, belle et sincère. Le premier album des Cure. Il voit le jour, emportant avec lui une période de doutes, de nostalgie toute post-77, de chagrins existentiels. Avec ses notes chétives et son petit son naissant, il paraît sans grande vigueur. Il cache en réalité un pouvoir émotionnel assez curiste finalement, car on ne saurait bien nommer l’espace sonore d’un 10:15 Saturday Night tellement il est exceptionnel. Le son Cure est né. Tout le monde l’a recherché mais il a disparu dans les studios de Fiction pour ne jamais réapparaître. Il a suffit de Killing An Arab, ovni intarissable à l’époque, dont on ne rappelle plus la référence à L’Étranger de Camus, pour que Chris Parry produise les Cure. On le comprend et le remercie pour Three Imaginary Boys, son rythme étouffé, si singulier, tapé par Lol Tolhurst, ses échos séquestrés dans une boite sans oxygène. Robert Smith essaie d’en sortir de sa voix déjà extraordinaire, à la fois insolente et désespérée. Sa voix éternellement adolescente, qui comporte absolument toute la vie de son chanteur et donne l’impression d’être libérée. Sans quoi, elle meurt.
Alors comme ça, Three Imaginary Boys serait un album qui ressasse les miettes restantes au punk, avec toute l’urgence, les mélodies naïves et le je-m’en-foutisme légendaire que ça comporte ? Oui et non. Certains morceaux en ont bien l’air, mais on comprend très vite que Robert Smith en avait déjà marre. Pour commencer, il marque un soupir. Celui de quelqu’un qui est affligé, qui se fraie un chemin dans le quotidien neurasthénique dont les seuls repères encore perceptibles sont les objets domestiques, un robinet trop présent à l’instar d’un téléphone qui se fait prier depuis trop longtemps, pour compléter cette pochette culte. C’est samedi soir, Smith à 20 ans, et les éléments insignifiants prennent toute leur existence lorsqu’il médite en pleine solitude. Alors que le monde entier est ailleurs, en train de la fuir. En fait, Robert Smith ne se fout de rien, pas même des présences les plus transparentes qui le hantent. Les parties de guitares sont parfois misérablement errantes, caressant nonchalamment cette monotonie, mais sur Accuracy, elles la méprisent et la narguent. Tout comme cette basse qui déambule à la manière d’un chat noir, indifférent à tout ce qui l’entoure. Il est donc frappant de constater à quel point Three Imaginary Boys marque le commencement de Seventeen Seconds, que l’un ne va pas sans l’autre. Les deux qui suivront marqueront à jamais la célèbre cohérence de la première période Cure. Guitares fluides faisant même du sur-place (Another Day), comme si le fait de se retrouver seul avec soi-même était devenu une routine hypnotique et suffisante. Les objets se confondent, alors on perd nos marques dans une douce mélancolie, contemplant la beauté du rien par la fenêtre. Un vide qui nous attire dans les profondeurs vertigineuses de l’attente grisonnante. Ce fût les premiers symptômes d’un adolescent encore assez innocent et solide pour flanquer tout ça au placard.
Irritation ou rejet total, Granding Halt ne fait plus dans le détail. On tente ici de défier les habitudes, d’éliminer le superflu, les gens, les mots en trop, c’est à dire ce qui compose la vie en générale (No people, no clocks, no speak, no food, no me) à coup de pop speedée, maltraitée par une guitare aux lames cinglantes qui meurt en fin de morceau, telle une machine dont les batteries sont consommées, archi-vidées. Une intro de mauvais goût balance Object dont le punk bancal est mené par une voix aux échos électriques et volontairement surfaits. Pour l’heure, les gens ne sont plus que des objets. Bien plus insignifiants que les objets eux-mêmes. Avec son chant furieux de caprices, Robert Smith hurle comme un enfant sur sa mère. Sauf que cet enfant n’a plus de notions humaines, il commence à perdre ses sentiments. Le calme regagne les surfaces d’une basse qui rôde, très vite assaillie par un dernier cri électrique qui effleure franchement la crise cardiaque (toujours après maintes écoutes), avant que le bassiste Michael Dempsey s’essaie au chant sur une reprise de Hendrix, qui, comme l’anecdote pop bluesy en fin d’album, semble être jouée dans un grenier au gré de l’improvisation. Car ce qui différencie le premier Cure des autres, c’est ce son garage qui englobe les morceaux paraissant être enregistrés en une seule prise. Il s’agit aussi de morceaux que le groupe trimballe depuis trois ans, d’où des séquelles punks comme It’s Not You ou So What. Sur cette dernière, Robert Smith affiche un chant inouï, outrageusement punk, égalant à l’aise Johnny Rotten. En chantant faux, il ne fait qu’embellir les chansons. Le charme est indéniable, So What est carrément décapante et fera le parfait objet de votre touche repeat. Enfin ça, c’était avant de rencontrer Fire In Cairo, parfaite ballade aux couleurs d’un coucher de soleil qui se contemple comme un safran. Si on m’avait dit que j’éprouverais de telles sensations sur du reggae, je n’y aurait pas cru. Parce que Three Imaginary Boys, c’est aussi ça. Un local de sons bruts suffocant en plein soleil. Un orage marquant les contours acérés d’un palmier fané. Avec Meathook, courte pause improvisée en milieu d’album, le ton est encore donné à l’exotisme cramé. Pour terminer le tout, les Cure signe une de leurs plus belles plages : la chanson-titre . Trois garçons imaginaires s’introduisent dans les rêves ombrageux du chanteur et laissent ici présager l’avenir. Avec son refrain de guitares en acier, c’est encore une ballade dont les moindres notes viennent à l’évidence d’une voix aux échos qui l’embrasent désespérément, « Can you help me ». Le futur est tracé tout net. Celui d’un chanteur dont la colère ne suffira plus à neutraliser les angoisses.
Seulement, pour être chef-d’œuvre, Three Imaginary Boys devait devenir Boys Don’t Cry, l’édition américaine sortie quelques temps plus tard, faisant paraître quatre monuments sacrés (Killing An Arab, Plastic Passion, Boys Don’t Cry, Jumping Someone Else’s Train) à la place de trois pierres un peu moins précieuses (Meathook, Object, Foxy Lady, It’s Not You). Le premier album des Cure, avec ses deux versions, restera à jamais un indispensable du post-punk, du rock en général, et des fins de soirées, lorsqu’il nous reste un brin d’énergie, mais que l’ennui, cette nuit, demain, imposera ses conditions. En seul maître de l’existence.
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