Chansons, textes
Born In The U.S.A.

Born In The U.S.A.

Bruce Springsteen

par Sylvain Golvet le 21 juin 2011

Single sorti le 30 octobre 1984 (Columbia).

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À quoi tient le succès planétaire d’un morceau ? À pas grand chose vous dirait probablement Bruce Springsteen, surtout si l’on considère le destin de son Born In The U.S.A.. En tout cas, c’est toujours ce qui échappe à son auteur. On le sait, et Brice l’a déjà bien expliqué dans son article sur Nebraska, le morceau est au départ une ballade acoustique tout ce qu’il y a de plus intimiste, baignée dans l’atmosphère de solitude et d’amertume qui parcourt l’album. Bien loin de l’hymne frondeur final, cette protest-song déguisée qui deviendra pourtant le succès le plus retentissant du Boss. Pour le meilleur et pour le pire.

Born In The U.S.A. était le titre de travail d’un film de Paul Schrader. Voulant raconter l’histoire d’un frère et d’une sœur se débattant avec leur statut de rock star, le réalisateur et scénariste (Hardcore, Taxi Driver,…) décide de confier l’écriture de la chanson-titre à Springsteen. Celui-ci s’exécute mais trouve sa chanson trop intéressante pour la laisser passer ainsi. C’est finalement un autre morceau, composé ensuite par le Boss, Light of Day et chantée par Joan Jett qui joue le rôle principal, qui fera office de title-song et de titre pour le film, sorti en 1987.

La chanson raconte les errements d’un jeune homme de province à qui l’on n’offre pas d’autres perspectives que de lui coller un fusil et de l’envoyer au Vietnam. Puis c’est à son retour que l’on assiste, Springsteen préférant ne pas s’aventurer à décrire un conflit qu’il n’a pas connu (il fut réformé pour cause de santé). Mais des jeunes gens revenant cassés, il en a sûrement beaucoup connus, décrivant à merveille la solitude de cet homme pris entre un souvenir qui le hantera à jamais et un pays pour lequel il s’est battu qui ne lui offre rien en retour. Dès lors, sa vie restera brisée :

I’m ten years burning down the road
Nowhere to run aint got nowhere to go [1]

Springteen a donc bien conscience de tenir là une chanson exploitable, pourtant elle sera écartée de Nebraska, jugée parmi d’autres comme ne correspondant pas à l’ambiance musicale de l’album, telle Working On The Highway. Born In The U.S.A. (la chanson) dans sa version studio fait partie des sessions d’enregistrement collectives de 1982 pour Born In The U.S.A. (l’album) avec Darlington Road, Cover Me, Working On The Highway. Comme souvent avec lui, ces sessions sont difficiles, butant sur les doutes de Springsteen quant à tel ou tel arrangement. Pourtant c’est une version presque improvisée (du moins pour sa relance finale) qui apparaîtra sur l’album deux ans plus tard, la constitution d’un album entier s’avérant un casse-tête qui taraudera longtemps le Boss, malgré l’aide non-négligeable de Jon Landau. Le single sort donc en octobre 1984, soit quatre mois après l’album, qui récoltent tous deux un succès critique et surtout populaire incroyable.

Pourtant, la chanson est vite devenue un cas d’école en matière d’interprétation biaisée, par le public et aussi par les politiques. Il faut dire que Springsteen n’a pas facilité la tâche aux adeptes du premier degré. Les paroles sont presque hurlées, la batterie de Max Winberg est martiale, le célèbre gimmick de synthé est plus qu’entraînant. Vous ajoutez à cela des mots-clés qui feront tilter la plupart, comme « Vietnam » ou « Khe Sahn » [2], et vous n’aurez pas à vous étonner que cela sonne comme un hymne revanchard. Sans compter que la pochette du single et de l’album arbore une Star-Spangled Banner à peine déguisée. A coup sûr, si la chanson avait été incluse à Nebraska dans sa version acoustique originale, l’impact n’aurait probablement pas été le même.

Car même s’il est difficile d’affirmer que cette chanson est patriotique, comme Reagan semblait le penser, [3] elle ne pourtant pas être vue comme anti-patriotique non plus. De fait, c’est toute l’ambiguïté de la chanson qui en fait sa force. Car Springsteen s’est toujours placé du point de vue des classes laborieuses, du peuple en général, en opposition aux dirigeants du pays. Issu du New Jersey provincial et laborieux, le Boss considère qu’il faut avant tout être loyal envers ces petites gens, se rappelant que la population du pays fût forgée par un contingent important d’Européens fuyant la famine de leur pays. Springsteen étaye même son point de vue en tournée en reprenant This Land is Your Land, chanson de Woody Guthrie qui reprenait l’idée que tout Américain a le droit aux même privilèges que ses semblables, sans distinction aucune. Une sorte de patriotisme donc, une foi dans laquelle ce pays aura toujours quelque chose à offrir à ses habitants. D’où une certaine colère de Springsteen face aux positions politiques et économiques prises par les U.S.A. en ce début des années 80.

De manière certes plus tardive, Born In The U.S.A. présente aussi de nombreuses accointances avec le cinéma du Nouvel Hollywood. Alors qu’en 1975, Springsteen et son E Street Band était sapés comme les petites frappes de Mean Street, la petite bande formée par Scorsese, De Palma, Coppola tentait de donner un peu de sang-neuf au cinéma de studio américain, tout en remettant en cause les mythes américains dans leurs ensemble. Le clip de Born In The U.S.A. a d’ailleurs été confié à John Sayles, celui de Dancing in the Dark à Brian de Palma (un clip d’une laideur assez extrême d’ailleurs). Mais thématiquement, c’est surtout avec The Deer Hunter (Voyage au Bout de L’Enfer, Mickael Cimino, 1978) que la chanson partage le plus de points communs. Suivant le destin de quatre américains avant, pendant et après leur mobilisation au Viêtnam, le film véhicule la même amertume teintée de colère et de résignation vis-à-vis de cette guerre et de ses vétérans. Le vétéran de la chanson, c’est évidemment le personnage de Mike, joué par Robert de Niro, lui aussi ancien sidérurgiste, pour qui il est impossible de reprendre son ancienne vie au sein de sa communauté, hanté par son « frère » resté là-bas (Nick, joué par Christopher Walken).

I had a brother at Khe Sahn fighting off the Viet Cong
They’re still there, he’s all gone [4]

C’est donc devant une impasse devant laquelle ils se trouvent l’un et l’autre, dans un pays qui n’a rien d’autre à proposer à ses jeunes que de se battre. Cimino a lui aussi dû faire face à certaines critiques insistant sur un sois-disant patriotisme déplacé, sur la représentation partisane des vietnamiens dans le film, mais aussi pour cette scène finale où la bande se retrouve pour l’enterrement de leur ami et où la seule chose qui les réconforte est de chanter ensemble un timide God Bless America (chanson contre laquelle celle de Guthrie répondait justement). Pourtant comment peut-on voir un réel hymne à l’Amérique dans cette scène d’une ironie féroce, où la douleur l’emporte sur tout sentiment patriote ? Sûrement en survolant l’œuvre comme cela a été fait pour Born In The U.S.A..

Histoire de rétablir un peu la vérité de sa chanson, Springteen ressortira l’originale, enregistrée lors des séances de Nebraska, en 1998 sur le coffret Tracks. De même, pendant le Ghost of Tom Joad Tour, Springsteen jouera à la guitare slide ce titre auquel il redonne un aspect solennel.
La véritable portée du texte est donc enfin rétablie ? Pas si sûr, le titre était paraît-il utilisé il y a encore peu de temps pour torturer les prisonniers de Guantanamo par son écoute à un volume très élevé.



[1"Dix ans que je parcours la route / Nulle part où fuir, je n’ai nulle part où aller."

[2Bataille sanglante où le Vietcong encercla l’armée américaine, qui resista pendant de nombreux jours.

[3À cette affirmation, Springsteen aurait répondu qu’il n’avait pas du vraiment écouter la chanson.

[4"J’avais un frère à Khe Sahn, combattant le Vietcong/Ils y sont encore, il est parti."

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