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par Manu le 4 avril 2006
"And so castles made of sand fall in the sea, eventually..."
Cette année-là, The Jimi Hendrix Experience n’a pas eu le temps de souffler. À un rythme inhumain de concerts et de décalages horaires, 1967 a amené le trio à un succès international fulgurant. Et dans cette course effrénée vers la gloire, ils trouvèrent même le temps d’enregistrer deux albums exceptionnels : Are You Experienced ? Et Axis : Bold As Love.
Avec Axis..., Jimi voulait calmer le jeu et prendre le temps de mettre en forme ses idées. Pressé par le temps avec seulement 16 jours d’enregistrement, il en sortit frustré de n’avoir pu faire tout ce qu’il voulait mais Axis : Bold As Love compte tout de même de nombreuses perles dont Castles Made Of Sand. Cette chanson fait alors figure de vitrine pour les talents grandissants de compteur et compositeur de Jimi. Il s’agit d’une magnifique parabole lyrique où se mêlent trois scénarios qui ne sont autres que des passages de son enfance déguisés en poésie.
Le sable (the sand) était une des métaphores favorites d’Hendrix pour symboliser la nature éphémère de l’existence, du temps qui s’écoule et le fait que rien ne peut être considéré définitivement comme acquis, qu’il s’agisse de l’amour, de la fidélité, des liens familiaux ou de l’amitié. Car toute l’enfance d’Hendrix s’est déroulée dans un état d’incertitude et de transition (changements de maisons, d’écoles, de carrière et une mère qui était là une minute et s’en allait la suivante) sur fond d’alcoolisme, de violence, de pauvreté et de famille brisée. Ainsi, un château fait de sable crée l’illusion un temps, mais est fatalement voué à finir en miettes de par sa nature fragile.
Le premier couplet recrée une dispute entre ses parents. Le père mis à la porte s’adresse à la mère et lui rappelle l’amour qu’ils partageaient : « qu’est devenu notre amour ? ». Mais c’est une relation construite sur du sable et « la mer finit toujours par détruire les châteaux de sable ». Le second couplet parle de son petit frère Leon. C’est le « brave petit indien qui joue dans les bois avec ses copains et qui rêve de devenir un vaillant chef de guerre ». Allusion aux après-midi passées dans le parc à jouer aux cow-boys et aux indiens dont se souvient aujourd’hui Leon. Peu avant ses dix ans, les services sociaux l’ont emmené en pleine nuit : « l’ennemi le tua dans son sommeil cette nuit-là ». Enfin, le troisième couplet parle de sa mère : « une jeune fille au cœur incompris », « handicapée à vie et incapable de s’exprimer ». En effet, lorsque ses parents avaient tous deux trop bu et que la dispute éclatait, le père par ses cris interdisait à la mère de répondre empêchant toute discussion. Quant au handicap, c’est une allusion à la dernière visite que Jimi fit à sa mère à l’hôpital peu avant sa mort où il eut la surprise de la découvrir en fauteuil roulant : « Elle avança son fauteuil sur la rive et cria à ses jambes "j’ai fini de souffrir" ». Puis sa route a croisé celle « d’un bateau doré ». Et ce bateau l’a emmené au paradis.
Le couplet sur le jeune brave indien aura un immense retentissement dans une époque marquée par l’envoi de milliers d’hommes au Vietnam où ils sont fauchés par la mort avant même d’avoir compris pourquoi ils se battaient. Pourtant, en 1967, l’ancien parachutiste Hendrix est encore favorable à la guerre. Certainement une preuve de plus que l’imagination de l’artiste est souvent en avance sur sa raison.
Certains ont donné des interprétations bien plus farfelues à ce texte. Pour les guides de tourisme marocains, Castes Made Of Sand aurait été écrite par Jimi après qu’il eut visité les ruines d’un vieux fort dans le désert marocain dont une moitié est écroulée dans le sable et l’autre submergée par la mer. Ce fort existe bien, c’est le fort Bordj El Berod près de la plage d’Essaouira. Et Jimi a effectivement fait un voyage au Maroc. Voyage un peu mystérieux qui a donné naissance à de multiples fables et histoires farfelues dont celle-ci. Car Jimi a écrit cette chanson en octobre 1967 et n’a été au Maroc qu’en juillet 1969. [1]
La musique, quant à elle, illustre les progrès fulgurants d’Hendrix en matière de composition. On est loin de la rage et des explosions telluriques d’Are You Experienced ?. Hendrix affiche clairement des ambitions, et s’ouvre de nouveaux horizons qui l’amèneront quelques mois plus tard à son chef-d’œuvre Electric Ladyland. Et il est intéressant de constater que plus les morceaux se complexifient, plus les limites du power trio se font sentir : Castles Made Of Sand ne sera jamais jouée live. D’ailleurs, à l’exception de Spanish Castle Magic et Little Wing, la plupart des morceaux d’Axis... ne donneront jamais lieu à des interprétations sur scène. Avec cet album, Jimi se découvre des affinités avec le méticuleux travail de studio. Une passion vers laquelle il se dirigera de plus en plus par la suite, allant jusqu’à construire son propre studio.
Effectivement, le studio d’enregistrement devient ici un instrument à part entière. Il passe derrière la console de mixage, apprend vite et sait parfaitement traduire aux ingénieurs du son ce qu’il veut obtenir. Une qualité rare chez les musiciens à l’époque. Le morceau est parsemé d’overdubs de guitares à l’envers soutenant magnifiquement le récit.
D’autres usaient de bandes à l’envers (Jimi était fan des Beatles par exemple), mais ça relevait plus du bidouillage qu’autre chose. Il fallait tâtonner longtemps pour obtenir un résultat probant. Mais avec Jimi, cela ne se passait pas comme cela. Dès la première prise, une fois la bande retournée, ça collait parfaitement au morceau, à la stupéfaction des ingénieurs et techniciens du studio. Il semblait être capable de penser « à l’envers » et savait exactement comment obtenir ce qu’il avait en tête.
Un assistant d’Eddie Kramer [2] aux studios Olympic se souvient : « il prenait tous ces morceaux enregistrés à l’envers et les assemblait. Ce n’était pas simple ! J’ignore comment il se repérait à l’envers. Pourtant c’est bizarre, les sons ne ressemblent à rien, les repères ont disparu... Lui il savait. Les autres font ça en tâtonnant ». Ou encore : « J’ai essayé avec d’autres, parfois avec de la chance ça marchait, et parfois ça ne donnait rien. Lui, il avait un plan. Les deux tiers des trucs à l’envers marchaient comme il voulait. Il devait avoir un cerveau en plus monté à l’envers. Moi je ne suis pas équipé pour ça ! ».
Mais qui est "équipé" pour comprendre le fonctionnement d’un génie ? Et si la clé résidait dans le sable ? Nous ne sommes finalement que de pauvres et éphémères châteaux de sables, et la mer finira bien par nous emporter...
[1] Pour en savoir plus sur ce voyage au Maroc : http ://www.univibes.com/Moroccofake.html
[2] Eddie Kramer : ingénieur du son d’Hendrix.
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