Dernière publication :
mercredi 15 avril 2015
par mot-clé
par index
par La Pèdre le 24 avril 2012
15 mai 1987 (Triple X)
Que s’est-il passé ? On en a tant dit. Ce groupe à l’imagerie caractéristique, junkie et baroque à la fois, qui débarquait sur la place de L.A. comme la fraicheur retrouvée en plein milieu d’une décennie que la critique - avec la réserve qu’on lui connait - voudrait fâcheuse. Artistes visionnaires qui portaient sur leurs dos l’éclat d’une jeunesse déviante, engendrant sur le tas une nouvelle mystique de la cité des anges. Fini le Los Angeles chamanique et hippie des Doors, glamour et espiègle des Runaways, fini celui de Randy Newman ou autres Lobos. Désormais c’etait celui, toxique et grunge, de Jane’s Addiction, qui viendra se remplir de son cortège - Rage Against the Machine et System of a Down en tête.
Que s’est-il passé alors pour qu’un groupe qui batifolait avec joie dans l’anomalie siamoise ne devienne qu’une bande de fantoches surannés ? Pour des gars qui tenaillaient le côté sombre de la psyché humaine la pochette de Strays sortie en 2003 ne semble être qu’une blague à l’humour fuyant. Farrell et Navarro ont réussi à se dégoter les cagoles les plus botoxées de la côté Ouest, à milles lieux de la finesse morbide qu’on leur prêtait. Alors on finit par se dire que c’est peut-être ça la véritable déchéance : dans une complaisance ennuyée, rester à la surface des choses telle une prothèse PIP flottant sans direction dans les eaux de Santa Monica.
Voilà ce qui traverse grossièrement notre esprit lorsqu’on dépoussière le premier exercice de Jane’s Addiction, album live souvent éclipsé par le dyptique Nothing’s Shocking/Ritual de lo Habitual, qui pose avec maturité l’univers du groupe et jette le pont historique entre college rock et grunge. Enregistré en 1987 lors d’un concert au Roxy Theatre d’Hollywood, la bande sera ensuite retravaillée en studio, gardant ainsi la vitalité du live tout en offrant une qualité sonore remarquable [1]. A la production ce n’est pas sans hasard que l’on retrouve Mark Linett, qui ayant travaillé tout au long de sa carrière avec des groupes de l’Ouest Américain (des Beach Boys jusqu’aux Red Hot), en connait un rayon sur les différents avatars de la musique angeline. Sur la pochette Perry Farrell pose mort dans un artwork réalisé par ses soins : git dans un corset le corps blafard d’un junkie dreadeux qui porterait le visage d’un Kafka californien. Bienvenu chez Jane.
A l’intérieur, c’est une galette qui se construit en deux sets, une montée électrique et une descente acoustique , suivant -on aime le croire- le cycle psychique d’une droguée qui céderait sans surprise à son addiction [2]. La première partie concentre l’énergie sexuelle et délirante du groupe, où s’esquisse un college rock dans la lignée des Pixies gorgé de sang et de libido ; « Oh, I know about war but I just wanna fuck ! » scande fidèle à lui-même Farrell sur Pigs in Zen qui, en qualité de frontman narcissique à la croisée de Freddie Mercury et d’un personnage de Mortal Kombat, ne lésine jamais lorsqu’il s’agit de mettre en scène son surmoi [3]. La batterie énergique de Stephen Perkins et la basse primitive de Eric Avery (influencé par Joy Division et la darkwave britannique) tissent une rythmique noire sur laquelle vient se frotter lascivement les licks glam-metal épilés et transpirants de la guitare navarienne. Sur quoi la voix fluette de Perry se rend musculeuse, ahane, râle, semble user des gimmicks pédérastes à la Mickael Jackson, fait penser à ce qu’aurait pu faire Axl Rose si ce dernier avait été plus attentif à ses références, pour donner vie à des textes complaisamment obscènes semblant avoir pour trait, osons-le, les injonctions surmoïques (appréciez la fin lyrique de Pigs in Zen : « Talkin ’bout the pig / The pig / The pig / The pig / The pig / The pig / Goddamned pig / The pig-hu ! / Pa-pa-pa-pa-pig ! »). C’est comme un concert privé de Prince à Saint-Anne. On monte comme ça de Trip Away à 1% dans une cavalcade cérébrale lancée par le sentiment de toute-puissance d’une drogue.
Puis vient la deuxième phase, moins nerveuse, qui évoque avec sa séduisante guitare acoustique la déplétion post-coïtale. La voix du lémurien se fait plus trainante, on l’imagine abattu par un flash orgasmique avec I Would for You, ballade éthérée emmenée par une basse fatiguée qui masque dans le fond un clavier (ça c’est Navarro qui se sent toujours obligé de tripoter quelque chose). Elle nous rappelle surtout que Farrell, dans l’attitude proche d’un Lou Reed grunge, aime distiller son romantisme intestinal. D’ailleurs la première ébauche de Jane Says qui suit renvoie à la fois à une mythologie du binaire et au rock velouté du New York warholien. Parce que Jane est avant tout un prénom rock que l’on ne l’use pas par hasard et parce que la chanson en question, chronique urbaine d’une fille débauchée, calibrée pour devenir un hymne de fin de concert, fait confusément penser au Velvet Underground [4]. Farrell rapporte la réalité décolorée de ses pairs sous fond de guitare ondoyante comme Reed le faisait deux décennies plus tôt ; on l’aura compris, Jane se ballade du côté sauvage de la vie. C’est d’ailleurs sans surprise que suit la reprise sincère de Rock & Roll qui s’étire lentement pour venir copuler avec celle de Sympathy for the Devil, laquelle passant à la moulinette esthétique farrellienne voit son titre raccourci au seul premier substantif. La bande à Farrell emprunte des hymnes de sédition vieux de 20 ans et les rajeunit en les baignant dans du liquide amniotique, démontrant ainsi qu’elle excède habilement l’héritage que l’exercice convoque pour engendrer sa propre identité.
Leur conférant alors un astucieux gout d’inceste, c’est une cure de jouvence pour des titres qui voyaient fuir leur portée subversive - le coup de l’éternel retour du rock, c’est par les canaux obturés qu’il revient. C’est ainsi que la reprise des Stones, sobre et chaude comme jouée un soir d’été, éblouit là où d’autres ont déçu (je vous donne un A, un X, un L). Notre maitre de cérémonie mercurien commence à chantonner comme un enfant qui, dans la voiture qui l’amène à l’école, chercherait distraitement la mélodie entendue à la radio pour s’égarer peu à peu tel un Axl Rose délirant qui comprendrait quelle merde il est (pendant que Navarro, barbe de bouc et sourcils circonflexes, paluche lubriquement de-ci de-là sa Les Paul noire pour éjaculer un solo richardsien à la dérive). Jusqu’à ce que tout vienne se perturber dans le tumulte mystique de Chip Away. Jane aime dire au revoir dans le vacarme, c’est une romantique.
[1] Le raffut de la foule est celui, enregistré, d’un concert des Lobos.
[2] A savoir que le live originel commençait inversement par le set acoustique, puis était suivi par un set électrique beaucoup plus long où le groupe joua 15 morceaux, dont beaucoup issu du futur répertoire Nothing’s Shocking.
[3] Florilège de poésie farrellienne qui ne se limite pas seulement au monde des idées lorsque sa colombe le rejoint sur scène.
[4] Ayez l’esprit Cheminade : Sweet Jane + Stephanie Says = Jane Says
Répondre à cet article
Suivre les commentaires : |