Sur nos étagères
Paper Monsters

Paper Monsters

Dave Gahan

par La Pèdre le 5 juillet 2012

3,5

paru le 3 juin 2003 (Mute Records)

Diminuer la taille du texte Augmenter la taille du texte Imprimer l'article Envoyer l'article par mail

L’ami Dave est revenu de loin. Il n’était que la voix et l’avatar scénique de Depeche Mode, en ce sens il s’est fait le bouc émissaire. C’est le martyr synthétique qui, porté par un désir d’autoflagellation sensualiste, a souffert pour tous ses fans et surtout pour Martin Gore, chantant ses textes si intimes et universels - Dieu, les tourments de la chair et ceux de l’âme - qu’ils semblaient avoir été écrits pour lui. Alors faisant corps avec ces chansons qu’il n’écrit pas et ce public qui l’érige en idole, il finit par perdre pied : les années 90 seront du funambulisme pour tout Depeche Mode et lui.

En effet, le succès arrive croissant jusqu’en 1987 ; Music for the Masses et Violator font de Depeche Mode un phénomène mondiale à l’existentialisme noir et érotique, puis Songs of Faith and Devotion propulse Dave Gahan en véritable rockstar christique, qui en adopte volontiers les tropes - barbes et cheveux longs - en exhortant la parole des souffrances humaines dans des concerts mégalomaniaques qui rassemblent les milliers de fidèles : c’est la tournée Devotional. Faisant qu’un avec l’imago que ce délire populaire a fabriqué de lui, Gahan dans une ivresse pleine de confiance - il suffit de regarder le Rockumentary de MTV pour se rendre compte que l’homme avait perdu pied, modestie et sobriété - pousse la mise en scène du processus de culpabilisation jusqu’à saluer la mort par deux fois. Toujours tenté par le fantasme d’un masochisme expiatoire, il met le rasoir sur le poignet en 1995, puis s’injecte du speedball l’année suivante pour une mort clinique de 2 minutes.

Revenant à la vie, ce n’est qu’une évidente perpétuation du mythe : il a ressuscité. Dave Gahan n’est plus rien d’autre qu’une rockstar. Quittant alors l’apparat d’idole américain, il revient au look de Johnny Cash new wave qu’on lui connait, naturellement plus modien. S’en suivent deux albums d’une introspection salvatrice, le douloureux Ultra, qui fait la belle part aux ballades amères (Barrel of a Gun n’excuse personne, avec ce texte écrit sur mesure pour Gahan, refoulant le simulacre : « Is there something you need from me ? / Are you having your fun ? / I never agreed to be / Your Holy One ») puis le modestement aphrodisiaque Exciter qui se présente comme le printemps du groupe.
Peu à peu, dans la convalescence de son égo, Gahan sent le besoin de toucher à la création, fatigué d’un statut qu’il vit comme celui d’un imposteur. Les textes écrits et les musiques composées par Gore, il n’avait jusque là plus qu’à venir poser sa voix pour que tout le monde lui dise combien c’est formidable (le voir jouer au ping pong et désirer rentrer chez lui dans les reportages studio lors de l’enregistrement de Music for the Masses illustre à merveille l’embarras du chanteur). Le performer blessé, il veut faire naitre en lui l’artiste. Mais la chose n’est pas facile car Gore lui refuse l’accès aux commandes, déclinant ses compositions : Depeche Mode était et restera sa chose. C’est comme ça que Paper Monsters commence à s’écrire, timidement et par défaut, Dave se résolvant à faire l’aventure en solitaire.

La pochette d’ailleurs (toujours Anton Corbijn) ne dit rien d’autre que ça : seul face à nous, Dave s’offre à notre regard bienveillant. De nuit dans une rue, lumière sépia, l’image respire d’une quiétude fragile. Surtout pour un groupe qui ne s’affiche jamais sur leurs albums, c’est remarquable, on n’avait jamais vu ce mec comme ça, on ne lui connaissait pas ces traits inquiets. Débarrassé de ses apparats de star, Dave ressemble alors à un vieux copain que l’on croiserait au détour d’une ballade nocturne. L’épigone de DM jubile.
Épaulé dans la composition des morceaux par son ami Knox Chandler, musicien qui a roulé sa bosse en long et en large dans le rock alternatif, les deux bonshommes cosignent tous les titres. Le virage musicale pris est celui d’un semi-rock fuyant, léger aux confins du downtempo et de l’ambient qui ne renouvelle pas les souvenirs synthétiques du garçon de Basildon.

Bien que Dirty Sticky Floors soit, en qualité de single, la composition la moins audacieuse et de loin la plus convenue, semblant figurer sur l’album pour vainement rassurer les auditeurs de ses qualités d’entertainer, dès la deuxième piste Paper Monsters prend ce tournant plus intime et modeste, révélant des compositions pudiques et éthérées. Hold On déploie ses cordes sobres, ses arrangements lumineux, dans une sérénité qui font finalement sortir Gahan de l’existentialisme modien. Ce qui d’ailleurs se lit dans les textes, qui ne parle de rien sinon de l’anodin que tout un chacun partage (« We smoked our cigarettes / Exchanging our regrets »), la plume de Gahan se montrant plus prosaïque que celle de son comparse blond. A Little Piece, Stay, I Need You offrent ces mêmes atmosphères monastico-planantes, soutenues par une slide céleste ; Gahan s’explore autant qu’il essaye, tranchant avec l’esthétique érotico-dramatique de Depeche Mode.
En passant, dans une démarche hagiographique appuyée, on pourrait voir dans I Need You une crotte de nez lancée au père Gore (« I’ll ask you again but I don’t think you’ve changed / You never did nothing for me »), bien qu’il serait plus sage d’y entendre une ritournelle évidente sur les complications relationnelles.

Cela dit, si Paper Monsters fait la part belle à ces titres légers, il n’oublie pas de suggérer la précarité du contentement en offrant des compositions plus angoissées (Black and Blue Again, Hidden Houses, Goodbye). Surtout, on ne transige pas sur les velléités nick cavesque (jack whitienne sur le tard) du personnage, avec le blues-rock néo-modien Bottle Living, sa plus fière composition dira-t-il, la seule qui tranche ici, où le sir souffle dans l’harmonica et réveille sa voix de baryton.
Bien entendu, le disque ne constitue un réel intérêt que pour celui qui accepte de s’arrêter à l’autel Depeche Mode, car l’album, dans son intimité - parfois son inconsistance - s’inscrivant dans l’histoire personnelle du bonhomme, ne constitue nullement un tour de force, mais plutôt la lente marche vers la rédemption tranquille, la thérapie qui lui permet, selon l’expression usée, d’exorciser ses démons. Le titre de l’album évoque les monstres de papiers, autrement dit les peurs qui derrière leurs ombres inquiétantes ne sont que des jeux de l’esprit. Cela renvoie à la drogue et aux addictions qu’il combat, mais assurément à la peur du ridicule que l’exercice créatif suscite. C’est comme pour conjurer le sort que le nom de l’album indique la peur même qui a accompagné son écriture.
Paper Monsters marchera mieux que l’exercice solitaire de Martin Gore, Counterfeit. Parce qu’il doute, Dave est un grand monsieur.



Répondre à cet article

modération a priori

Attention, votre message n'apparaîtra qu'après avoir été relu et approuvé.

Qui êtes-vous ?
Ajoutez votre commentaire ici
  • Ce formulaire accepte les raccourcis SPIP [->url] {{gras}} {italique} <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Suivre les commentaires : RSS 2.0 | Atom



Tracklisting :

1. Dirty Sticky Floors (3’34")
2. Hold On (4’17")
3. A Little Piece (5’11")
4. Bottle Living (3’33")
5. Black and Blue Again (5’43")
6. Stay (4’19")
7. I Need You (4’45")
8. Bitter Apple (6’00")
9. Hidden Houses (5’02")
10. Goodbye (5’54")

Durée totale : 47’44’’