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mercredi 15 avril 2015
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par Sylvain Golvet le 22 janvier 2008
Paru le 28 octobre 2002 (Fat Cat Records/PIAS)
La fin des années 90 a été le cadre de l’essor de l’indie-rock. Que cette indépendance soit réelle ou non (la plupart des labels lanceront ou achèteront leur marque indé), le public réceptif à une musique de plus en plus exigeante, en tout cas moins évidente et immédiatement efficace, s’agrandit. Avant même le revival rock, des groupes comme Slint, Mogwai ou Godspeed You ! Black Emperor ont entraîné une population d’initiés grandissante sur leur chemin. Puis le mot est lâché, ce sera le post-rock, mot passe-partout, aux contours indéfinissables, et censé correspondre à la musique de Sigur Rós.
Björk, dès les Sugarcubes, avait déjà dirigé les regards vers l’Islande, ce bout du monde, sorte de Grande-Bretagne en extrême, question climat et culture. Malgré tout, avec son groupe ou en solo, la petite lorgnait quand même pas mal vers Londres et son imbattable pop. Avec Von en 1997 et Ágætis Byrjun en 1999, Sigur Rós replace l’île sur la carte mondiale. Leur démarche consiste à garder cette culture locale et à en faire une identité, les groupes islandais se bousculant de toute façon assez peu sur la scène internationale. Le quartet ne cède donc pas aux sirènes de l’anglophonie et tout en chantant en islandais, ils choisissent d’enregistrer chez eux ou de laisser leur chance à des réalisateurs locaux pour réaliser leurs clips. Malgré ces "tares", Ágætis Byrjun sera un succès critique, confirmé par l’adoubement de Thom Yorke qui leur propose d’assurer la première partie de leur tournée Kid A et par l’utilisation de certains morceaux dans de nombreuses BO de films. Sauf qu’au lieu de profiter du succès et de flamber à Londres en buvant des palettes de bouteilles de champagne, le groupe reste en Islande, garde le même label et s’achète une piscine désaffectée datant années 30 pour en faire leur studio et se produire eux-mêmes. Un changement de batteur et le recrutement d’un quatuor à cordes entièrement féminin plus tard, les quatre musiciens peuvent commencer à enregistrer la pièce la plus ambitieuse et radicale de leur répertoire.
Les 71 minutes de ( ) tiennent entre deux déclics, un son discret qui annonce son caractère intérieur et cyclique. À l’image de ces parenthèses, soit des facettes jumelles mais opposées, le disque est fondé sur deux parties distinctes et complémentaires de quatre morceaux chacune et exactement 36 secondes de vide sonore entre les deux. Le disque suit une progression qui part du jour vers la nuit, une sorte de montée-descente, avec quatre titres lumineux et chaleureux, puis quatre autres nocturnes et inquiétants. Mais c’est aussi un cycle, puisqu’en refermant une parenthèse on forme un cercle, et tout comme le jour succède à toute nuit, on peut très bien le commencer au milieu pour revenir ensuite au début et ainsi de suite.
Le tout est entièrement chanté en "Vonlenska" ou "Hopelandic" ou "Espoirlandais" dans une mauvaise traduction francophone, Von signifiant espoir en Islandais. Ce langage inventé, sorte de yaourt local, a d’ailleurs été pour la première fois utilisé par Jón Þór Birgisson sur le morceau Von du premier album éponyme. L’idée d’une telle particularité est simple : « Je pense que personne ne peut comprendre sauf moi. Ou, tout au moins, les gens comprennent par eux-mêmes, de leur propre manière. Tout le monde entend une signification différente » Cette volonté de brouiller toute piste se retrouve dans l’abstraction totale du disque, dans son fond comme dans sa forme. Pas de nom de morceau, aucune note de pochette, un titre-symbole. À peine reconnaît-on des branches d’arbres ou de buisson dans le livret translucide. Détail amusant : sur le petit sticker contractuel (hé oui, il faut bien placer le code-barre), il est même noté "Please remove this sticker after the purchase". Effaçons les traces, ne laissons pas d’indices, laissons parler la musique.
Et donc musique il y a. Mais en accord avec la démarche, c’est une musique éthérée, distante, douce, même parfois dissonante mais jamais agressive. Rien n’accroche l’oreille et tous les instruments se confondent dans une sorte de son blanc. La voix aérienne de Jón y est toujours aussi intrigante, mais qui peut dire où est le clavier, quel son vient de la basse ? Même la guitare ne semble plus comporter de cordes, la plupart du temps jouée à l’archet, annihilant toute notion rythmique liée à l’instrument. Au final, les notes et les accords s’enchaînent et se fondent, nous faisant perdre pied, nous laissant subir la mélodie, ce qui paradoxalement la rend plus immersive. Sans compter cette énorme reverb’ qui achève d’agrandir l’espace sonore. Quant aux mélodies, à force d’être délayées, étirées, elles en viennent presque à s’annuler. En poussant le ralentissement encore plus loin, cette musique pourrait devenir une sonorité distante, un bruit sourd que l’on perçoit plus qu’on l’entend. Une pulsation naturelle.
Le premier morceau, Untitled 1, (pour plus de commodités, le groupe donnera ensuite des noms aux morceaux) a valeur de mise en bouche, d’introduction acoustique, c’est un morceau doux destiné à accompagner l’auditeur au réveil. Untitled 2 reste cependant dans cette ambiance brumeuse et éthérée. Avec ses caresses de cordes et sa frêle mélodie, la musique du groupe n’a jamais été aussi proche des artistes de musique dite contemporaine que sont Arvo Pärt ou Gavin Bryars. Et plus encore sur la troisième piste, cette petite pièce instrumentale, au piano juste relevé par quelques cuivres lointains. Morceau le plus pop de l’album, Untitled 4 peut faire croire à un retour à l’esprit de leur opus précédent. Un point de vue assez trompeur au vu de la suite.
Deuxième partie, deuxième face, début de la descente au plus profond de la terre (ou de soi-même). Untitled 5 tente de battre le record du monde de la chanson la plus lente et y parvient sans peine. Son rythme en 4/4 est tellement étiré qu’on peine à s’y accrocher. La seule solution est de se laisser aller, Sigur Rós n’étant absolument pas un groupe dansant, et la meilleure posture pour appréhender le morceau reste le recueillement ou même le sommeil. À mesure qu’on s’y enfonce, on commence alors à ressentir les profondeurs de la terre, sans vraiment s’en rendre compte d’ailleurs. Le sixième morceau commence à faire entendre des pulsations via les sons sourds des toms de la batterie. Quelques montées d’adrénaline commencent à perturber le parcours, mais cela reste encore plutôt paisible. Les claviers et le xylophone adoucissent les cymbales qui s’entrechoquent. La notion cathartique est évidente sur Untitled 7, où Jón répète jusqu’à plus soif les syllabes récurrentes du disque (un mot ? plusieurs ? un ancien dialecte ?), tel un shaman répétant une formule magique qui calmerait les ardeurs des démons intérieurs qui l’habitent et ce pendant 13 minutes d’accalmies et de montées. Morceau de bravoure sur scène, Untitled 8 permet alors de tout lâcher. Commençant comme une accalmie, il bascule rapidement dans une montée apocalyptique qui trouvera sa résolution dans un déluge de cymbales et de chant possédé, dans un combat final exutoire. La conclusion logique de ce voyage en somme.
Bizarrement, je pense qu’on peut passer totalement à côté de l’aspect "Au Cœur des Ténèbres" du disque. Pour peu qu’on ne l’écoute pas dans les bonnes conditions ou en fond sonore. D’autant qu’avec l’absence de toute information factuelle, il ne prend pas l’auditeur par la main et c’est à lui-même de l’habiller de ses propres obsessions. Les reproches sont alors assez facilement trouvés : "néo-prog paresseux", "groupe qui n’a rien à dire", "clichés bobos-écolos", etc. En fait son propos reste discret et de l’ordre de l’intime. Étant des musiciens modestes comme rarement, Sigur Rós n’a eu semble-t-il aucune volonté de révolutionner la musique par ce disque, mais plutôt celle de toucher individuellement qui veut. Et comme toute introspection, les huit pistes demandent une démarche volontaire. Tel un cinéaste qui aurait compris qu’une image forte peut faire passer beaucoup plus de chose qu’un long monologue, Sigur Rós, avec cette parenthèse qui est paradoxalement leur climax qualitatif, a décidé de faire parler la musique, le son lui-même, cet élément primitif, plus universel que n’importe quelle rhétorique pour parler au plus profond de chacun.
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